Être l’autre en étant soi – sur Dans le faisceau des vivants de Valérie Zenatti
Valérie Zenatti n’a pas seulement été la « traductrice » d’Aharon Appelfeld : sa voix française, juste et fidèle, dans les rencontres publiques ou les débats littéraires, sa plume surtout, pour que des livres comme Floraison sauvage, Le garçon qui voulait dormir ou Des jours d’une stupéfiante clarté, par exemple, passent le pont des langues et nous soient accessibles.
Ou alors, si elle a été sa voix, c’est dans le partage du souffle, en son acception possiblement spirituelle : dans quelque chose qui relèverait presque de la communauté des âmes, l’intimité d’un échange que traverse la littérature en dépassant le seul travail des mots. Être l’autre en étant soi : c’est un peu cette expérience étrange et très belle qui est racontée dans Dans le faisceau des vivants, récit en deux parties d’un deuil, puisque Aharon Appelfeld est mort le 3 janvier 2018, à 85 ans.
Le livre s’ouvre ainsi aux premiers jours de l’année 2018, avec ses promesses habituelles de (re)commencement(s) : Valérie Zenatti tente de téléphoner de Paris à son ami israélien, on lui répond qu’il a été hospitalisé, qu’il serait incapable de lui parler… Elle décide alors de partir pour Tel Aviv, mais quand elle prend l’avion, elle sait déjà qu’il est mort.
Débute par là, très simplement, dans la brutalité ordinaire d’une nouvelle de cet ordre, indépassable, le récit d’un éclatement tel qu’il s’en produit toujours en de pareilles circonstances : le temps présent des obsèques est pris dans la multiplicité des souvenirs resurgis, la présence du mort revient vous visiter en rêve, et la mémoire presque kaléidoscopique des anciennes conversations se réanime avec lui, paroles et citations, pensées…
Ainsi se tresse et se tisse dans le texte ce que Paul Klee a pu appeler pour l’une de ses toiles un « tapis de mémoire » (le « Teppich der Erinnerung » de 1914), où les motifs font aussi miroir, pour que s’y retrouve la narratrice, non seulement traductrice, mais écrivaine elle-même.
Elle découvre sur internet des vidéos du temps de la jeunesse de son ami, se souvient de ses mots, bien sûr de ses livres, et réussirait sans doute, sans peser, à aiguillonner la curiosité d’un lecteur qui ne connaîtrait rien des romans « autobiographiques » d’Appelfeld, lui l’enfant de Czernowitz qui s’appelait « Erwin », élevé dans une famille bourgeoise, séparé de ses parents, évadé d’un camp, devenu un garçon de la forêt, un migrant de douze ans à demi sauvage traversant toute l’Europe vers l’Italie puis la Palestine…
Bien sûr, en les connaissant, on a aussi le désir alors de les relire, de retrouver le choc que fut Histoire d’une vie, par exemple, et cette manière absolument singulière de dire le juste tragique d’aventures extraordinaires. Ce qui fait l’Histoire à grande hache, dans la faille à jamais béante du vingtième siècle, et ce que dit de radicalement singulier une vie, dans l’individuation d’une prose sans apparentement ni pathos.
Toute cette partie ne pourrait cependant relever encore que de l’évocation, avec l’émotion particulière d’une voix qui fut proche, intime même, toute de confiance et de connivence.
L’émotion est bien présente, mais ce qui fait le prix du texte est plus subtil, également plus beau : avec une infinie précaution, dans l’épreuve encore vive de la perte, Valérie Zenatti se mesure à l’absent, y superpose avec délicatesse sa propre expérience d’enfant juive d’un autre temps (le fait, ainsi, pour l’un comme pour l’autre, que l’hébreu ne soit pas une langue « maternelle ») pour définir ce qui pourrait être un commun territoire. Un lieu vivant, au-delà de la séparation terrestre, d’une sorte de communauté d’entente et de sens ; quelque chose d’un peu mystérieux, qui a rapport à l’amitié, sans doute au partage de ce qu’on appellera trop vite la « culture juive », mais plus encore au pur noyau de vérité de la littérature.
C’est cela qui frappe, plus que tout, dans ce que nous rapporte Valérie Zenatti d’Aharon Appelfeld : l’absolue et obstinée rigueur de son exigence d’écriture, qui n’a pas à faire avec le simple témoignage ou la technique narrative, mais qui touche à la justesse – presque magique, pourtant très travaillée – de la fable, dans sa (fausse) simplicité quasi kafkaïenne. La fidélité à l’histoire – tragique – des siens exige d’abord d’être écrivain, un vrai écrivain, celui qui parlait par exemple ainsi de ses parents :
« Je me sens chez moi en Europe. Mes parents parlaient français et ils seraient malheureux aujourd’hui de voir que je ne le parle pas. C’étaient des gens laïcs, ils n’allaient jamais à la synagogue, mais le jour du Kippour ils fermaient les volets et lisaient À la recherche du temps perdu. »
Nous sommes à Czernowitz, avec elle, dans un moment d’absence qui est aussi le moment comme auroral de l’écriture.
Et c’est au regard de cette exigence qu’il faut lire la magnifique seconde partie du livre, ce diptyque ouvert sur la vie : c’est le récit d’un voyage à Czernowitz, le jour de l’anniversaire d’Aharon Appelfeld, un 16 février, dans cette ville qui fut celle aussi de Paul Celan et de Gregor von Rezzori, au temps d’une Bucovine disparue, aujourd’hui dans les rigueurs neigeuses de l’Ukraine…
Valérie Zenatti s’y rend en train, comme on va vérifier la vérité d’un livre, le rien et le tout mêlés d’une réalité que l’on connaît déjà, d’une certaine façon, dont on n’est pas très sûr pourtant qu’elle nous sera révélée vraiment. Rien ne s’y passe, tout arrive : la rencontre presque surnaturelle de quelques chiens d’abord menaçants, une marche vers le fleuve, du vin chaud, la dégustation d’un plat de banoush, un cimetière, le blanc léger de la neige… Nous y sommes, avec elle, dans un moment d’absence qui est aussi le moment comme auroral de l’écriture.
L’originalité, ici, c’est que cette révélation se fasse dans la rencontre de « l’autre », la voix qu’on a portée, travaillée, traduite, entendue, et dont le souffle vient d’un lieu presque abstrait ; lieu de naissance, dans la courbe exacte de la mort survenue, au bout d’une boucle qui ne ferme rien, puisque c’est l’ouvert qui s’offre dans l’expérience de cette ville, de ce nom : Czernowitz. Y être suffit, dans la disponibilité de l’écriture, ou du moment qui à peine la précède :
« J’ignore combien de temps je suis restée ainsi, combien de secondes ou de minutes, arrachée à toute mémoire, avec pour seule conscience celle d’être inconsciente et pourtant vivante, clouée sur une plage du temps, planant dans la pureté noire et opaque d’un instant qui n’était ni vie ni mort, jusqu’à ce qu’un mot troue la nuit, Ukraine, il brillait en grandes lettres jaunes et résonnait comme un murmure d’eau, Ukraine, je suis en Ukraine, à Czernowitz, je suis venue ici pour l’anniversaire d’Aharon, et je jurerais que cette absence à moi-même qui fut une présence absolue au monde coïncidait avec l’heure de sa naissance… »
L’expérience ici devient presque de filiation, alors, comme par une renaissance, ou en tout cas un relais idéal, où l’amitié autorise de poursuivre par ses propres forces ce qu’on a aimé de l’autre, sans rien lui prendre, en étant soi.
Quelque chose, dans Dans le faisceau des vivants, a la beauté du don, et du contre-don tout autant. Comme un idéal de l’échange, la fragile réussite, d’autant plus magnifique, de la reconnaissance. Cet art est difficile parce qu’il oblige à une fidélité aux morts qui ne soit pas un accaparement : rares sont les livres, en ce sens, aussi justes que celui de Valérie Zenatti.
Valérie Zenatti, Dans le faisceau des vivants, L’Olivier, 3 janvier 2019, 160 pages.