Littérature

« La main à plume et la main à touche » – sur l’autopianographie de Jean-Pierre Martin

Critique littéraire

C’est dans une « autopianographie » que Jean-Pierre Martin retrace sa vie, comme une ligne mélodique aux tonalités multiples, de la gauche prolétarienne à sa carrière universitaire, de l’usine à la littérature, mais gardant toujours comme fil conducteur le piano. Car, la matière même de ce livre est le portrait d’un « laborieux du jazz », qui s’est laissé posséder par lui et a fini par l’ériger en religion.

Il est rare de tomber sur un livre dont on voudrait souligner (et donc citer) presque toutes les phrases. C’est un signe qui ne trompe pas. Il porte moins sur la valeur absolue (comment la calculer ?) de l’ouvrage en question que sur l’effet direct et immédiat, disons même jubilatoire, qu’il produit.

Crayon à la main, ou derrière l’oreille, le lecteur tourne donc les pages avec une conviction et une satisfaction qui se renforcent sans cesse, jusqu’à la dernière. Généralement, une fois le livre refermé, on apprécie, on évalue un ensemble, une totalité, avec un début, un milieu et une fin. Là, c’est l’effet analytique plus que synthétique qui joue : pas besoin d’une synthèse en somme, qui irait contre l’esprit de l’auteur.

Principe de base : ce n’est pas forcément l’harmonie qui fait loi ou vérité. Une prise de conscience en consonance directe avec le projet et le sujet de ce Real Book, composé (improvisé plus exactement) et interprété par Jean-Pierre Martin. On voudrait dire « de main de maître », mais cela trahirait le projet en question, le ferait même s’effondrer !

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Jean-Pierre Martin, on le connaît comme universitaire, romancier, essayiste, pour ses travaux sur Henri Michaux (plusieurs essais, notamment une biographie, chez Gallimard, en 2003) ou quand il affirme haut et fort, contre les esthètes, les thuriféraires du style balayant les idées, l’ignominie antisémite de Céline (Contre Céline, José Corti 1997 et 2013).

Si l’on cédait à la facilité, on dirait qu’il a eu plusieurs vies, évoquées, survolées plutôt, dans ce livre, et dans quelques autres qui l’ont précédé. Mais, ici, justement, c’est différent. C’est moins une période, ou une chronologie qui sont l’appui du propos, qu’une ligne, mélodique donc, qui court de son enfance à aujourd’hui.

Né en 1948, il a donc vingt ans en 1968. Cela marque un homme. Et de fait, il en fut marqué. Il y revient, il en parle, parce qu’il faut bien poser des bases, mettre à jour des racines, certes un peu vieillies, ne pas perdre le fil d’une vie. Mais les phrases qui traitent de ces périodes n’appellent pas le commentaire. Elles sont écrites dans la hâte de passer à autre chose…

Alors, je vais vite, moi aussi. Il y eut la Gauche prolétarienne, les « établis » (voir à ce sujet le numéro des Temps modernes, juillet-octobre 2015, qu’il dirigea avec Juliette Simon) … « L’usine était devenue notre obsession », se rappelle-t-il. On s’appliquait à « l’exercice de la sainteté au service du Peuple ». Ce n’est pas l’ironiste qui parle ici, mais l’homme à la mémoire qui se désencombre.

Il y eut aussi, après l’usine, l’artisanat, la fabrication de « sabots suédois » (titre de son roman, Fayard, 2004). Il y eut la province, la campagne, l’Ardèche, contre les villes. « On ne dira jamais assez le rôle des circonstances… »

Et puis, juste après le passé, il y a le présent, et le futur aussi, avec des enfants qui le portent, auquel ils sourient, Samuel, Raphaël, Bérénice, la dédicataire du livre. Ils sont là aussi, dans ces pages, afin qu’il ne manque pas une note sur la partition. Comme on dit, la vie continue, le temps passe, le passé aussi.

Du « la mineur de ce temps-là. », de ces « années de gesticulation et d’absence de soi », un jour, il faut bien sortir, prendre des résolutions : « Après les années noires, après le cycle ouvrier et militant, respirer, se réinventer, faire baisser la fièvre, déjouer le social, recoller les morceaux, ralentir le temps, se refaire une santé. »

Une sorte de meuble était là, dès l’enfance, objet incongru qui jure un peu, dans une famille plutôt modeste : le piano, « l’objet fétiche du Bourgeois ! Le symbole exécrable de la domination des nantis ! Tout juste si à l’époque héroïque il n’était pas considéré tacitement comme un responsable majeur des différences de classe. » À cette époque, « tous les pianos du monde nous étaient tacitement interdits par notre religion. » « Se lier aux masses sans se faire repérer, tel était notre mot d’ordre. »

En résumé, « La Cause du piano et la Cause du Peuple sont deux religions radicalement antinomiques. Ces deux apostolats s’excluent l’un de l’autre. »

Ce n’est cependant pas la présence insidieuse, pervertissante, de la Bourgoisie au sein du Peuple que décrit Jean-Pierre Martin, à travers l’instrument de ce qui va devenir sa musique. Il prend simplement conscience, d’abord confusément, puis avec conviction, que « les lettres et les sons chassent les mauvaises pensées, ventilent la mélancolie ».

Cela mérite donc que l’on s’y arrête. On peut d’ailleurs tous faire cette expérience. Mais il faut des médiateurs, ou des médiatrices. Martin rend hommage à la sienne, qui lui enseigna les rudiments du clavier… « Mademoiselle Breteau se prit vite d’affection pour moi : j’étais un peu son fils harmonique, son continuateur en sérénade. » Il décrit ainsi sa disponibilité : « En ce temps-là, j’étais rayonnant, gentil, poli, attentionné, doux, docile, aimant, souriant, prévenant. Et terriblement timide. »

Oui « le pianisme » est bien sa nouvelle religion et le jazz son humaine figure. Pas la seule… Sinon, ce livre n’existerait pas.

Les années de l’enfance, au cours desquelles le piano fit son apparition, laisseront des souvenirs, qui ne s’effaceront pas. « Cette autobiographie d’un pianoteur commence véritablement au moment où je me décide non pas à revenir au piano de mon enfance, mais à repartir de lui d’une autre façon. » Voilà, précisément exposé, la matière même du livre, « cette autobiographie d’un laborieux du jazz… »

À partir d’un certain moment, qu’il n’est nul besoin de dater ou de fixer, « le jazz prenait possession de [sa] vie ». Dès lors, il peut se qualifier, en toute rigueur, de « nouveau converti, zélateur d’une nouvelle religion » … La pianiste Mary Lou Williams, n’affirmait-elle pas « prier avec ses doigts » ? On peut même y aller carrément : « je vois dans le Dieu Jazz une manière de vivre. » Oui, « le pianisme » est bien sa nouvelle religion et le jazz son humaine figure. Pas la seule… Sinon, ce livre n’existerait pas.
« Tiraillé entre le jazz et la littérature, bousculé par la vie matérielle et l’artisanat, mon emploi du temps ne prenait pas une direction précise. J’approchais la quarantaine. J’avais sérieusement envie de recoller les morceaux, mais je ne savais pas comment m’y prendre. »

Dans le Real Book de Martin, « livre idéal, somme de titres et de notes » (comme il disait déjà dans un livre plus ancien de l’auteur, Le piano d’Épictète, Corti, 1995), des partitions informelles sont rangées, des standards. Livre comme saint où l’on puise la force de vivre et d’aimer. «

Le jazz est une recherche éperdue de l’autre par l’entremise de cordes sympathiques et de percussions philanthropes, le jazz est demande d’amitié. » Et le jazz lui-même contient de nombreux airs, des déclinaisons infinies. Par exemple, pour parler du « tango impur » qui « se rebelle contre le normatif et le codé qui corsète le corps », Martin cite Borges parlant d’une « idée qui se danse ».

Et puis, dans toute la gamme des possibles, ceux de la musique, du corps qui bouge, de l’existence finalement, il y a la salsa. « Le ragtime s’accordait au temps déchiré qui était le mien… » Mais je suis moi-même trop incompétent pour détailler toute cette gamme des possibles…

Même s’ils parlent, écrivent peu – ils ont un autre mode d’expression – les grands jazzmen ont pu aussi dire des choses décisives, et Martin n’est pas sourd… Archie Shepp : « Le jazz est sans racines. » Dizzy Gillespie : « Le jazz c’est ce qui fait que ce siècle ne sonne pas comme les autres. »

Il est donc parfaitement légitime, comme le fait l’auteur, de qualifier son livre de « pacte pianographique ». Cela vaut mieux, je crois, que certains « pactes autobiographiques » … Quant à son signe astrologique, c’est simple, il est « Piano ascendant Piano ».

Encore quelques citations pour tenter de mieux dire ce qu’est ce Real Book par lequel un homme parle de musique et interprète, joue les mots, la parole : « Ce livre me réconcilie. J’écris, je joue, c’est tout comme. » Et aussi : « Le fil mélodique de ma vie (…) c’est un blues grinçant et râpeux… » Et encore : « Le piano n’est pas fait pour moi, il me dépasse et me dévore, mais je suis fait pour lui. » On ne saurait mieux dire ! Allez aux chapitres magnifiques sur “mes” contrebassistes et sur la “Métaphysique du piano”, et vous comprendrez mieux le motif de cette “dévoration”.

Bon, concluons l’impossible compte-rendu de cette « méditation pianotante » … « Pianoteur velléitaire », comme il se qualifie, patient de la « thérapie par les doigts », Jean-Pierre Martin ne récuse ou ne dénie pas la mélancolie qui oppresse la poitrine de celui qui tente, avec de pauvres mots, de dresser un bilan, forcément provisoire de sa vie.

Ce « geste subversif à l’égard de soi-même comme à l’égard d’un passé définitivement désaccordé », il le fait sien, se l’approprie. Et cela : « Ma vie s’est fourvoyée. Elle manque de sens, de son, de mode, de tonalité dominante. La musique lui en trouve. » Rendons-lui en grâce.

Jean-Pierre Martin, Real Book, autopianographie, Seuil, « Fiction & Cie », 236 pages.


Patrick Kéchichian

Critique littéraire, Écrivain

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