Documentaire, petit état des lieux d’un genre en pleine vigueur
Le 15 mars débute la 41e édition du Cinéma du Réel, au Centre Pompidou et dans les autres lieux partenaires. Au sein d’un programme comme toujours très riche figure une série en 18 épisodes de 30 minutes chacun intitulée Le Village, signée de la cinéaste Claire Simon.
Imagine-t-on le Festival de Cannes consacrer une place de choix à 9 heures dédiées au Festival de Berlin ? Mais le monde du documentaire, qui est un peu moins bête que celui du cinéma de fiction, ne s’étonnera pas qu’un des trois plus grands festivals du genre en France permette la découverte de cette odyssée qu’est l’existence d’un autre, celui de Lussas en Ardèche, qui a lieu au mois d’août chaque année – le troisième, tout aussi important, étant le FID Marseille, qui se tient lui début juillet.
Outre ces trois manifestations majeures et qui attirent des publics très vastes, le documentaire bénéficie en France de nombreux autres festivals de plus petite taille, souvent consacrés à une thématique précise, d’une cinémathèque dédiée qui organise toute l’année des séances, d’un mois du documentaire très suivi grâce à l’activisme des bibliothèques et médiathèques qui l’organisent en novembre sur tout le territoire, et même d’une admirable plateforme VOD, Tënk.
Dans le pays de Jean Rouch, de Marcel Ophuls et de Claude Lanzmann, mais aussi Carole Roussopoulos, Raymond Depardon, Nicolas Philibert, Claire Simon, Arnaud Des Pallières, Henri-François Imbert, Pierre Creton, Julien Faraut, Emmanuel Gras, Marie Voigner, Jean-Gabriel Periot (désolé pour tant d’autres…), pays devenu la deuxième patrie de Fred Wiseman et de Nurith Aviv, il faut aussi mentionner des lieux de formation spécifiques, au premier rang desquels Ardèche Images et les Ateliers Varan, et une excellente revue spécialisée, Images documentaires.
Et encore des sociétés de production, dont certaines au palmarès et à la longévité impressionantes, comme Les Films d’Ici, qui viennent de célébrer leurs 40 ans, Iskra fondé par Chris Marker, ou Les Films du Grain de sable de Jean-Michel Carré. Autant d’aventures remarquables et, pour beaucoup d’entre elles, inscrites dans la longue durée malgré des conditions matérielles toujours fragiles.
De plus, ce pays accueille dans ses salles de cinéma un nombre considérable de documentaires, nombre en augmentation constante, et qui a atteint 120 titres en 2017, ce qui n’est d’ailleurs pas forcément une bonne nouvelle. Puisque, faut-il le rappeler, on parle ici de cinéma. Le documentaire c’est du cinéma … mais pas toutes les productions qui s’en réclament, loin s’en faut – il en va d’ailleurs de même pour la fiction, nombre des réalisations qui encombrent les grands écrans étant en fait des téléfilms où le langage cinématographique n’a aucune part.
Le Centre National du cinéma retient la formule « documentaire de création » (les seuls qui relèvent du cinéma, donc les seuls dont on parlera ici), et on se prend à rêver que soit également établie une distinction singularisant la « fiction de création », où ne se qualifierait pas une grosse moitié de la production française, pour ne parler que d’elle.
Toujours est-il que cette pléthore de documentaires en salle, phénomène sans précédent, traduit d’abord l’incurie des chaines de télévision, qui seraient leur lieu naturel de diffusion. Il reflète aussi une tendance elle aussi en augmentation, qui est de faire de certaines salles des lieux de débat autour de thème, le documentaire servant de prétexte et d’illustration – y compris sur des sujets aussi importants et légitimes que l’environnement, la situation des migrants, les inégalités entre les sexes, les atteintes aux droits de l’homme, des conflits sociaux en cours – mais sans aucun enjeu lié aux ressources propres du cinéma, ressources qui pourtant peuvent aussi puissamment contribuer à la réflexion sur lesdites thématiques.
Aujourd’hui se multiplient les hybridations entre œuvre de cinéma et œuvre visuelle, entre documentaire et film d’essai, ou comme méthode de recherche scientifique.
Et si on a commencé en partant de la situation en France, à bien des égards en effet remarquable, l’importance du phénomène documentaire contemporain ne s’y limite évidemment pas.
Le hasard a voulu que fin 2018, j’ai été successivement juré de trois festivals documentaires (en Corée, en Chine et dans le cadre de la plus grande manifestation mondiale du genre, IDFA, à Amsterdam). Occasion exceptionnelle d’avoir accès à un gigantesque travail d’observation et de compréhension des grands enjeux contemporains, aux premiers rangs desquels la crise environnementale, les guerres en cours, et ce que nous hésitons encore (pour combien de temps ?) à appeler la montée du fascisme.
Un seul exemple, impressionnant : Reason (2018), admirable travail du grand cinéaste indien Anand Patwardhan sur les ravages de l’obscurantisme politique et religieux alimenté par le parti au pouvoir dans la supposée plus grande démocratie du monde.
André Bazin disait que le cinéma est impur, le documentaire l’est tout particulièrement. Impur au sens où il ne sera jamais possible d’en établir une définition, ni des limites fermes. Cela a toujours été vrai – on sait depuis belle lurette que tout documentaire est aussi une fiction (une mise en scène), de même que tout film de fiction a une dimension documentaire.
Mais c’est encore davantage le cas aujourd’hui, où se multiplient les hybridations entre œuvre de cinéma et œuvre visuelle pour les galeries d’art, entre documentaire et film essai, ou méthode de recherche scientifique. La notion de film essai a été créée par le même Bazin à propos de Chris Marker, grand explorateur de formes composites, où il aura aussi bien associé film et édition de livre (Coréennes), film et photo (La Jetée), film et informatique (l’essentiel de la dernière partie de son œuvre, à partir de Sans soleil et d’Immemory).
Mais il y a d’innombrables autres exemples, très différents entre eux, Godard bien sûr, et Varda évidemment, mais aussi Jonas Mekas, Haroun Farocki, Ross McElwee, Yervant Gianikian et Angela Ricci Lucchi… Pas question donc ici d’avoir l’air de découvrir le fil à couper le leurre du réel, mais simplement de pointer de nouvelles pistes, fécondes et prometteuses.
Beaucoup de ces explorations sont liées au possibilités, techniques et matérielles, c’est à dire aussi financières, du numérique, en particulier du numérique léger. Le « filmeur » Alain Cavalier a exploré les ressources de tournages en solitaire, où la légèreté du dispositif ouvre davantage d’espace à ce qui est filmé, avec une fusion inédite de la présence de celui qui tourne, par la sensation très précise de la présence de sa main, qui tient la caméra, et de son œil qui la dirige, et plus encore de sa voix, qui l’accompagne en direct, le cas échéant de son souffle – La Rencontre, René, Le Filmeur, Irène, Le Paradis, Le Caravage scandent ce cheminement qui n’a rien de répétitif, et où Pater avait offert une variation fictionnelle très cohérente.
Une des possibilités les plus évidentes non pas créées par le numérique (cela existait avant) mais infiniment facilitée par lui, est la durée : durée des plans, durée des tournages.
L’événement peut-être le plus marquant dans le monde documentaire à l’orée du 21e siècle a été la découverte de A l’Ouest des rails de Wang Bing en 2003. Ou comment un jeune Chinois (et sa compagne d’alors, disparue depuis sans laisser de trace après avoir fait le son de cet interminable tournage) aura passé plus d’un an dans une gigantesque zone industrielle en déshérence, sans ressource ni soutien, pour en tirer cet splendeur hallucinée et terrible de 9 heures.
À la durée du tournage répond celle des plans eux-mêmes, capables d’accompagner sans cligner de l’œil, sans le battement de cœur du montage, qui est aussi souvent reprise de son souffle, ou pas de côté. Depuis Wang Bing a déployé de manière exemplaire les ressources et les puissances de sa manière de filmer, avec notamment Fengming chronique d’une femme chinoise (2007), L’Argent du charbon (2008) ou Les Trois Sœurs du Yunnan (2012).
De manière très personnelle, Wang Bing s’inscrivait dans le sillage du plus grand cinéaste chinois de sa génération, Jia Zhangke, qui avait lui aussi commencé d’explorer les ressources du numérique avec un documentaire novateur, In Public (2001) qui est en partie la source de son grand film récemment sorti, Les Éternels.
Héritiers d’une déjà riche tradition, les jeunes documentaristes chinois utilisent les possibilités des moyens légers du numérique pour des filmages au très long cours, qui accompagnent volontiers des protagonistes ou une situation sur plusieurs années (par exemple les récents et très remarquables Behemoth de Zhao Liang, A Young Patriot de Du Haibin, 24th Street de Pan Zhiqi ou les sept films tournés par Zi Hua-xiang dans son village natal. Le documentaire avait auparavant su observer les effets du passage du temps en procédant à des « coupes » successives (exemplairement les trilogies d’Amos Gitai House-Une maison à Jerusalem- News from Home en 1980, 1998 et 2005 et les trois Wadi en 81, 91 et 2001), il sait maintenant accompagner les évolutions dans la continuité.
Les Chinois n’ont évidemment pas le monopole du filmage au long cours. On peut ainsi voir en ce moment dans quelques salles françaises le remarquable Amal de Mohamed Siam, qui a du même élan suivi six ans durant l’évolution d’une adolescente et celle d’un pays, l’Égypte, d’une révolution à une dictature militaire. Le même jour qu’Amal sortait sur les écrans français un autre documentaire exploitant d’autres ressources des nouveaux outils, Rencontrer mon père d’Alassane Diago, tourné au Sénégal et au Gabon. Le caractère intime de l’appareil de prise de vue permet une plongée dans une histoire de famille qui, par la qualité même du regard posé, devient aussi évocation des effets du plus important phénomène migratoire contemporain, celui qui se produit entre pays d’Afrique.
A l’ère des fake news, le rôle du documentaire comme espace d’interrogation sur les manières de montrer la réalité est un impératif politique.
Les images numériques ont également permis une ubiquité des points de vue, alimentant les peurs – loin d’être injustifiées – d’un panoptique orwellien.
L’artiste chinois Xu Bing en a fait une fiction, Dragonfly Eyes (2017), mais composée uniquement à partir d’images recueillies par des caméras de surveillance et accessibles sur Internet. À ce jour, l’utilisation la plus importante et la plus convaincante de ces possibilités de diffraction des points de vue demeure Leviathan (2012) des cinéastes et anthropologues Lucien Castaing Taylor et Verena Paravel, peut-être la proposition sensorielle et stratégique la plus marquante de l’histoire du cinéma au XXIe siècle.
La dispersion et la mobilité permises par les petites caméras Go-pro engendrent la remise en question du regard anthropocentré, ouvrent des hypothèses décisives en termes de recomposition des représentations du monde, en phase avec tout un courant de pensée essentiel de l’écologie politique contemporaine.
Si la catastrophe climatique est bien l’horizon politique de notre temps, horizon que les nouvelles ressources documentaires contribuent à aborder, les capacités ouvertes par les nouveaux outils concernent également d’autres crises actuelles. On l’a vu en particulier avec le soulèvement populaire et la guerre en Syrie, qui ont donné lieu à une gigantesque production d’images, parmi lesquels un travail documentaire singulier, associant point de vue d’un cinéaste et utilisation des images circulant sur les réseaux sociaux, Eau argentée d’Oussama Mohammad et Wiam Simav Bedirxan (2014).
En Syrie ont été tournés de nombreux films qui témoignent de l’immersion des réalisateurs au cœur des groupes combattants, de manière plus impliquée que jamais, surtout sur des durées importantes – Still Recording de Saaed Al Batal et Ghiath Ayoub (2018), Aleppo’s Fall de Nizam Najar (2018), Of Fathers and Sons de Talal Derki (2017) en ont donné de récents témoignages impressionnants, tandis que The Taste of Cement de Ziad Kalthoum (2017) en proposait une vision décalée, réfléchie au prisme de l’exil.
Ces films témoignent aussi à nouveaux frais de l’importance du positionnement – politique, esthétique, physique – de celui qui filme, question dont font bon marché beaucoup de réalisateurs se contentant de la stratégie dite « de la mouche sur le mur », qui donne accès comme par enchantement à des situations qui ont forcément nécessitée artifices et préparations.
On a ainsi vu récompenser des films complètements trafiqués, souvent tournés par des Américains ou des Européens sur des théâtres d’opération « exotiques », l’exemple le plus évidents étant le multiprimé Armadillo de Janus Metz (2010). A l’ère des fake news, le rôle du documentaire comme espace privilégié d’interrogation sur les manières de montrer la réalité, et d’abord au sein même du dispositif de chaque film, n’est plus seulement l’enjeu éthique qu’il a toujours été : c’est un impératif politique de première importance.
Exemplaire est à cet égard aussi le travail d’un reporter de guerre devenu cinéaste à part entière, Florent Marcie, qui de l’Afghanistan (Saïa, 2000, Commandant Kawani, 2014) à la Tchétchénie (Itchkeri Kenti, 2006) et à la Lybie (Tomorrow Tripoli, 2015) associe prise de risques extrêmes sur le terrain, rigoureuse éthique du filmage et très long travail de montage.
Un autre exemple majeur en serait l’œuvre documentaire de Sergei Loznitsa, qu’il ait travaillé à partir d’images préexistantes (autre champ considérable en plein développement, celui dit du found footage) ou en filmant lui-même, exemplairement ce sommet de l’interrogation sensible sur notre rapport contemporain, quotidien, à la Shoah qu’est Austerlitz (2016). Très différemment, cette singularité du point de vue est aussi ce qui fait la valeur des contribution de Sylvain George, en particulier à propos de la situation dans la Jungle de Calais (Qu’ils reposent en révolte, 2010) ou lors du mouvement des Indignés en Espagne (Vers Madrid, 2012).
Mais les outils légers peuvent aussi permettre des déplacements du regard très riches, comme lorsque les réalisateurs allemands Moritz Siebert et Estephan Wagner confient leur caméra à un des candidats africains au passage de la Méditerranée, Abou Bakar Sidibé, qui filme « de l’intérieur » l’existence de ces Sauteurs (2016) qui campent sur la côté marocaine en essayant de s’infiltrer à Melilla.
Une des innovations les plus marquantes dans le domaine du documentaire a sûrement été le recours à l’animation. Inaugurée de manière très remarquée, même si fort discutable, avec Valse avec Bashir d’Ari Folman (2008), le procédé vient de connaître deux mises en œuvre particulièrement convaincantes.
Le Procès contre Mandela et les autres de Nicolas Champeau et Gilles Porte (2018) et La Route des Samouni de Stefano Savona (2018) partent tous les deux d’un manque, d’une tâche aveugle. Dans le cas du premier, les réalisateurs ont disposé des enregistrements sonores du procès contre les dirigeants de l’ANC envoyés en prison par le régime d’Apartheid en 1964, procès qui n’a pas été filmé. À ces voix d’alors répondent à la fois des images d’aujourd’hui, où figurent les survivants, et les dessins animés qui reproduisent, de manière volontairement stylisée, ne jouant pas le réalisme, les événements alors évoqués.
C’est en assumant sa facticité que l’animation trouve sa justesse, et contribue à la compréhension d’événements, tout en suscitant une forte et légitime émotion. Le dispositif est comparable, avec peut-être encore plus de puissance, dans le film de Savona, d’ores et déjà devenu une figure majeure du documentaire contemporain, notamment grâce à Tahrir place de la révolution (2011) et Palazzo delle aquile (idem).
Revenant sur l’existence de cette famille martyre de Gaza, dont 29 membres ont été assassinés le même jour par l’armée israélienne, il fait dialoguer le présent enregistré en vidéo de cette collectivité qui se réinvente, et l’évocation minutieuse de son passé, par définition jamais filmé puisqu’alors il ne leur était rien arrivé, grâce aux admirables dessin de Simone Massi.
La double circulation, entre passé et présent et entre images réalistes et graphisme à la fois précis et onirique offre au travail documentaire des ressources inédites de prise en charge de la réalité, y compris dans ses dimensions temporelles, et mémorielles.