Essai

Maniglier et la pensée dans la vie – sur La philosophie qui se fait

Journaliste

Au fil d’une riche et longue conversation, menée par le journaliste Philippe Petit, le philosophe Patrice Maniglier dresse un état des lieux de la pensée contemporaine en France. Dans La philosophie qui se fait, il revisite l’histoire de sa discipline, cartographie ses mouvements actuels et milite pour une relance du projet structuraliste. Attentif à l’actualité des luttes sociales, il ouvre surtout des pistes de réflexion politique stimulantes pour la gauche en ces temps confus, en défendant un relativisme actif et un cosmopolitisme réenchanté.

Observant, passivement ou même activement, la vie intellectuelle en France, qui parvient à se repérer dans ses méandres ? Qui pense quoi ? Avec qui, contre qui ? Se positionnant où ? Avec quels outils ? Selon quelles méthodes ou quels concepts ?

À ces questions simples, voire simplistes, les réponses butent souvent sur l’opacité des circuits du monde de la pensée, en dehors même des affrontements idéologiques sommaires, toujours tenaces, voire réactivés par la montée des idées réactionnaires depuis plus de vingt ans.

Par ses effets de fragmentation, liés à la dissémination du champ intellectuel, par ses logiques de resserrement sur des territoires exigus et fermés aux non spécialistes, par la difficulté des instances de médiation à restituer rigoureusement les travaux universitaires, les débats théoriques peinent encore à trouver des traductions précises et largement partagées, en dehors des rares espaces médiatiques dédiés.

Il est d’ailleurs frappant de mesurer combien ce qu’on appelle souvent le « débat d’idées » dans les médias de masse ne coïncide pas toujours, loin de là, avec les débats qui agitent les milieux de la pensée. Comme s’il manquait parfois une courroie de transmission solide entre des espaces autonomes dont les relations oscillent entre attraction et répulsion.

Si la faute en revient autant aux uns – certains médias, bas du front – qu’aux autres – certains penseurs, braqués contre la nécessité de clarifier leurs positions –, on peut faire crédit à quelques-uns de jouer le jeu de l’éclaircissement, convaincus du fait que la pensée, même la plus exigeante, a tout à gagner à se faire comprendre du plus grand nombre.

Dans un livre d’entretiens extrêmement vifs avec Philippe Petit – une conversation qui dura deux ans –, le philosophe Patrice Maniglier, né en 1973, se livre de la meilleure des manières à cet exercice de dévoilement dont on se sent trop souvent dépourvu.

Un dévoilement qui tient autant à la volonté de cartographier un certain état présent de la théorie philosophique en France qu’à celle d’y définir sa propre place : celle d’une des figures les plus créatives de la génération montante des philosophes contemporains, très actif dans le champ universitaire (articles, séminaires, conférences, direction de collections, membre de la revue Les temps modernes…) et militant (Nuit debout…), auteur de livres exigeants (La vie énigmatique des signes, Saussure et la naissance du structuralisme, 2006, La Perspective du Diable. Figurations de l’espace et philosophie de la Renaissance à Rosemary’s Baby, 2010…) et surtout d’ouvrages collectifs, comme le signe de son attachement aux travaux partagés (Antimanuel d’éducation sexuelle, avec Marcela Iacub, 2005 ; Le Moment Philosophique des années 60 en France, 2011 ; Matrix, machine philosophique, 2003, avec A. Badiou, T. Bénatouïl, E. During, D. Rabouin, J.-P. Zarader ; Foucault va au cinéma, avec Dork Zabunyan, 2011…)

Conscient de l’enjeu potentiellement filandreux que convoquait ce dispositif d’une conversation au long cours, Philippe Petit n’a pas interrogé Patrice Maniglier par hasard, mesurant d’emblée qu’avec lui, quelque chose de l’actualité de la philosophie pourrait s’énoncer clairement, mais aussi qu’en lui, quelque chose d’un renouveau de la pensée pourrait affleurer. Son intuition fut bonne sur les deux tableaux, tant la conversation, riche et animée, ouvre des horizons de pensée, éclaire des zones d’ombre et offre des pistes d’action politiques adaptées à la période confuse que nous traversons.

La défense du geste philosophique

Épais (530 pages) et dense, La philosophie qui se fait s’ajuste constamment à cette tension entre d’un côté une analyse lucide, documentée et clairvoyante sur l’état passé et présent de la philosophie en France, et de l’autre côté, un élan personnel visant au fond à la bousculer pour en faire un foyer de réflexion politique stimulant à l’heure d’un désarroi généralisé. Le grand intérêt de l’approche philosophique ici défendue tient à ce qu’elle procède en partie d’un rapprochement avec les sciences sociales, avec lesquelles l’auteur entretient un dialogue permanent, indexé à une attention sincère à ses travaux, notamment ceux issus de l’anthropologie, qui depuis les écrits de Claude Lévi-Strauss dans les années soixante jusqu’à ceux actuels Eduardo Viveiros de Castro, hantent sa propre réflexion.

L’un des motifs les plus éloquents du livre se joue d’ailleurs dans l’exercice d’admiration auquel se livre l’auteur lorsqu’il évoque les figures successives de la pensée contemporaine dans lesquelles il puise des outils intellectuels précieux. Gilles Deleuze fut ainsi pour sa génération ce que Hegel a été pour le XIXe siècle : « celui qui nous a toujours déjà situés à l’intérieur de lui-même, celui dont on se rend compte que, quoi qu’on pense, il l’a toujours déjà articulé avec une précision et une sophistication si supérieures qu’on semble condamné à le commenter ». On retient aussi le bel hommage rendu à Etienne Balibar, son ancien directeur de thèse, « le plus grand dialecticien vivant ». « Avec Balibar, tout devient plus compliqué : il complique l’universel, la subjectivité, la politique, la philosophie ; cette complication a un nom ; ça s’appelle la dialectique, l’art de redéfinir les choses comme indices du mouvement d’une contradiction ». Ce que Maniglier retient notamment de Balibar, c’est que si la pensée compte, la politique compte autant, et d’ailleurs pour la même raison : « la politique, c’est la pensée dans la vie ».

Cet art de relier entre elles la philosophie, les sciences sociales et la politique traverse le livre de bout en bout. À la différence de certains philosophes actuels, l’auteur ne cherche pas à détacher le savoir spéculatif des autres savoirs, même s’il défend l’idée que « la philosophie est une part irréductible de toute activité intellectuelle, c’est à dire au fond de toute activité humaine, car les humains pensent, quoiqu’ils fassent ». Il précise : « c’est toujours en philosophe que j’aborde les différents terrains dans lesquels je me suis investi, qu’il s’agisse des sciences sociales, de l’art ou de la politique ».

Tout au long de la conversation, se dégage une magistrale défense du geste philosophique, défini de manière à la fois très simple et très ambitieuse. La philosophie, « c’est l’art de critiquer les problèmes, de ne pas se les laisser imposer ». Au fond, la philosophie ne nous aide pas à être plus rationnel, plus argumenté ou plus inventif, « mais juste plus précis ». Elle permet de « nous rapprocher de nous-mêmes », d’être « plus fidèle à ce qui nous arrive » alors même que nous vivons tous dans le vague, sans repères assurés. « Je crois, comme Bachelard, que la tâche de la philosophie est de nous permettre de réviser les idées que nous avons spontanément sur ce que nous croyons rationnel ou irrationnel, raisonnable ou déraisonnable, au regard de ce que les sciences inventent ou de ce que les êtres humains créent collectivement dans les domaines politique ou artistique », estime Patrice Maniglier.

Aujourd’hui maître de conférences à l’université Paris-Nanterre, après avoir enseigné dans des écoles d’art, à Montpellier et à Nice, à l’université Lille-III ou celle d’Essex en Angleterre, Patrice Maniglier est venu à la philosophie à la fois de manière classique, empruntant les voies consacrées (Normale Sup, agrégation) et de manière aventureuse. Car rien, de par ses origines familiales (un milieu « sur-provincial »), ne le prédestinait à explorer ce chemin de la philosophie, s’il n’avait, par lui-même dès l’âge de 15 ans, en trainant à la bibliothèque municipale de Nice, découvert des textes marquants, tels La République. « J’ai dit à ma mère : “ tu sais la République de Platon c’est tout l’inverse de notre République ” », se rappelle-t-il, amusé, comme pour signaler que les idées l’ont toujours intéressé, y compris et surtout les plus spéculatives.

Ce tropisme spéculatif, né à l’âge où l’on pense en général à autre chose, l’a probablement conduit à fuir Sciences Po où il était entré après le Bac. « Le mot d’ordre était alors rétablissement : rétablir les valeurs et l’autorité contre mai 68, rétablir l’histoire événementielle contre l’histoire sociale et anthropologique, rétablir le sujet contre la structure, rétablir le bon sens », se souvient-il. À Normale Sup, où il entre trois ans plus tard, il trouve la voie de son salut, se lie d’amitié avec Elie During et David Rabouin, devenus philosophes eux aussi.

L’attachement au projet structuraliste

À l’image de ses affections constituées, Maniglier s’inscrit dans un effet de génération, tout en s’en distinguant sensiblement. De deux manières au moins : en notant d’abord que le terme génération reste ambigu et que selon lui, « si génération il y a aujourd’hui, elle tient peut-être à l’alliance qui se fait entre des auteurs comme Alain Badiou, fringant octogénaire, et des gens qui ont un demi-siècle de moins que lui » ; en observant ensuite qu’il s’est senti en décalage avec beaucoup de ses collègues, notamment parce qu’il s’intéressait surtout à la culture intellectuelle des années soixante, notamment à la psychanalyse, alors jetée aux oubliettes.

La philosophie des années soixante : c’est cette aventure qui mobilise Patrice Maniglier, au point qu’il en est devenu en France l’un des meilleurs spécialistes, comme l’illustre le livre qu’il a dirigé en 2011, Le moment philosophique des années soixante en France (Puf). Au point surtout qu’il tient à poursuivre son épopée, en se voulant le plus fidèle possible à son héritage : le structuralisme. Un projet « réactivable » selon lui.

Lecteur attentif de tous les penseurs de ces années-là – Lévi-Strauss, Saussure sur lequel il fait sa thèse, Foucault, Deleuze, Lyotard… – et à ce moment défini par Foucault comme celui de « l’insurrection des savoirs », Maniglier trouve dans cette tradition le feu qu’il voudrait rallumer aujourd’hui : une redéfinition de l’acte même de penser.

Convaincu que « le siècle de la philosophie française du XXe siècle » n’est rien d’autre que le structuralisme, Maniglier observe que « le structuralisme est ce qui nous permet de sortir vraiment du platonisme ». Pensée du changement, de l’événement et de la variation, le structuralisme pose comme principe l’absence d’opposition entre l’être et le devenir, le système et la variation, l’idéalité et le changement. Se servant des sociétés exotiques (Claude Lévi-Strauss) ou du passé (Michel Foucault), les structuralistes cherchaient à nous « défamiliariser » d’avec nos propres évidences, et « les redéfinir comme des variantes de ce qui nous semblait lointain, et par différences, donc au sein d’une structure finalement ».

« Grâce au structuralisme, je crois qu’on peut comprendre que les changements les plus profonds sont ceux qui viennent précisément quand on croit continuer à faire la même chose. Les normes culturelles ne nous enferment pas ; elles ouvrent des points de nouveauté souvent inconscients sans même qu’on ait besoin de contester l’existant », précise-t-il. Il n’y a pas d’un côté le monde, et de l’autre des manières de le représenter. Le vrai problème pour un philosophe est moins de trouver un sens à la vie que de « savoir quels sont les signes qui nous portent ». Et le philosophe de suggérer : « La véritable injonction n’est pas “ trouve le sens ! ”, mais “ trouve tes signes ! ” ». Sur ce point, les sciences humaines viennent à la rescousse de la philosophie « parce qu’elles peuvent nous aider à saisir, à sentir, ce qui effectivement fait signe pour nous ».

Une place à part dans la galaxie philosophique

Dans cette volonté de relancer le projet structuraliste, on perçoit que la démarche théorique de Patrice Maniglier se distingue, au cœur de sa propre génération, d’une partie dominante de la philosophie contemporaine, et tout d’abord de la philosophie analytique, avec laquelle il ne sent guère d’affinités. Ce courant dominant dans les pays anglo-saxons est caractérisé par une vague profession de foi rationaliste, par la conviction que la philosophie est échange d’arguments, et par la mise en scène d’une certaine distance avec l’histoire de la philosophie.

Très critique contre cette prétention à incarner la rationalité universelle, Maniglier ne peut s’empêcher de sentir dans cette attitude « un grand mépris et un grand aveuglement à l’égard des formes de rationalité différentes ». Pour lui, « le triomphe de la philosophie analytique dans le contexte français des années 1990 a participé à sa manière à ce que j’appelle l’ambiance réactionnaire de cette époque, un repli sur des conceptions agressives des frontières disciplinaires et du sens de ce que veut dire penser ».

Pour sa part, c’est en se tournant du côté des sciences humaines, en s’intéressant « à la part d’objectivité logée précisément dans ce réduit qu’on suppose soustrait aux sciences positives et réservé à la philosophie, autrement dit nous-mêmes – la conscience, le sujet, l’esprit » qu’il a creusé sa voie.

Mais, par-delà la philosophie analytique, il assume d’autres types d’écart avec ses contemporains métaphysiciens, tout en cherchant à saisir les ressources possibles au sein de chaque partie d’une division historique du champ de la philosophie française. Tandis que Foucault parlait des philosophies de la conscience (Sartre) et des philosophies du savoir (le structuralisme), tandis que Badiou parle des philosophies du concept et des philosophies de la vie (Bergson, Deleuze), Maniglier préfère qualifier cette oscillation continue de la philosophie bipolaire comme étant « celle du pôle anthropologique et du pôle ontologique ».

La philosophie est-elle pensée de l’Être ou pensée de ce qui permet qu’il y ait une pensée ? Que doit-on mettre d’abord : l’éclaircissement de l’instance à partir de laquelle la question de ce qui existe peut se poser (l’Humain) ou l’éclaircissement de ce qui existe lui-même (l’Être) ? Voilà des questions qui opposent aujourd’hui encore les philosophes entre eux. Pour sa part, sa conviction est que « l’être fonctionne d’une manière qui rend possible l’apparition de la pensée et que celle-ci n’est pas un miroir des choses, mais une extension, un mode de déploiement de l’être ».

Penser à l’âge de la postcritique

Notant au passage que la métaphysique, représentée par des auteurs comme Quentin Meillassoux, Tristan Garcia, Elie During, Frédéric Nef…, est devenue la discipline la plus branchée qui soit « rien de plus cool de nos jours qu’un métaphysicien ; l’éternité est à la mode » –, Patrice Maniglier insiste surtout sur ce qui rassemble nombre de philosophes aujourd’hui, par-delà des positions variées : l’épuisement de la critique, qui fonda toute la tradition moderne. Penser, depuis le XVIIIe siècle, cela aura été critiquer la superstition, les préjugés, les pouvoirs, l’expérience ordinaire. Critiquer, c’était remettre en cause, demander des justifications, ne pas tenir pour acquis. « L’ennemi était la certitude, la confiance aveugle, celle qui fait qu’on s’incline devant les despotes, qu’on s’agenouille devant les dieux », rappelle Maniglier, « mais aussi qu’on prend sa culture comme l’unique forme de vie digne pour les êtres humains, qu’on attribue à l’Homme une universalité trop précipitée qui fait violence à des particularités négligées ». La figure générale qu’il fallait combattre était donc l’abus ; on attribue à quelque chose (l’Homme, le Roi, la Raison) plus qu’il ne lui revient. « L’excès, le trop-perçu entre ce qui est avancé et ce qui peut être étayé définit l’exact terrain de jeu de la pensée comme critique. Exposer le défaut, telle devrait être l’opération caractéristique de toute pensée ».

Or, l’idée d’en finir avec la critique est dans l’air du temps depuis des années, comme en témoignera en avril prochain un ouvrage coordonné par Laurent de Sutter, Postcritique (PUF). L’œuvre d’Alain Badiou forme un bon indicateur de cet épuisement de la critique, remplacée par une tradition dogmatique, mais elle n’est pas la seule. Même en sociologie, on est passé d’une sociologie critique, dont Bourdieu était le symbole, à une sociologie de la critique, avec Luc Boltanski. Les deleuziens, parmi lesquels Maniglier se reconnait, s’inscrivent aussi dans ce mouvement.

L’abandon du geste critique qui avait caractérisé la pensée des années soixante et soixante-dix, et la pensée moderne en général, constitue ainsi un trait d’époque pour une grande partie des penseurs actuels, même si Patrice Maniglier passe sous silence d’autres mouvements vivants de la pensée contemporaine, soucieux de poursuivre, en la réinventant, cette tradition malgré tout encore féconde. Ce qui affleure aujourd’hui tient plus de la volonté de rétablir une sorte de confiance. « Que le rôle des intellectuels soit, non pas d’être vigilants, armés, scrutateurs, mais au contraire de recréer une confiance en soi et dans les choses, voilà qui est une idée profondément nouvelle pour nous », souligne Maniglier, lucide ici sur un effet de génération qui le rattrape.

Déjà, Gilles Deleuze soutenait dans son livre sur le cinéma que le but du cinéma était de reconstruire une confiance dans le monde perdue avec la modernité. Pour sa part, Maniglier confesse qu’il a pris conscience de cette nouveauté postcritique après la lecture d’un article de Bruno Latour en 2004 « Why critique has run out of steam ? » –, consignant cette idée que le scepticisme est aujourd’hui mis au service d’une opération intellectuelle vicieuse, à savoir le fait d’instiller le doute sur la réalité du réchauffement climatique. Or, insiste l’auteur, la question du réchauffement climatique est « la question architectonique de la politique du XXIe siècle, celle à partir de laquelle on ré-entre dans la politique et qui organise toutes les autres ; comme la question ouvrière l’a été pour le XIXe et la question coloniale pour le XXe ». Le slogan des militants écologistes, « there is no planet B » forme même selon lui l’un des mots d’ordre les plus importants de l’histoire.

Comment être de gauche aujourd’hui

Repenser la politique : c’est une autre ligne forte qui traverse la conversation avec Philippe Petit, et lui confère une énergie contagieuse. Au moment présent marqué par la montée de « l’illibéralisme » (notion qu’il trouve plus précise que populisme), le philosophe oppose « un cosmopolitisme réenchanté, un relativisme déterminé et actif, un pluralisme sévère et intransigeant ». Une forme de trilogie subversive qui vise moins à faire croire en l’avènement de l’insurrection finale qu’à essayer de reconstruire les conditions d’un nouvel universalisme, en crise depuis que son rôle dans différentes formes de violence a été mis à nu (violence masculine, violence de classe, violence de genre, violence coloniale, toutes partie liée avec ce thème universaliste).

Posée par lui, la question cosmopolitique devient, par contraste avec ce climat mortifère, «celle de savoir comment faire vivre ensemble des êtres différents sans abolir leurs différences ». Son cosmopolitisme cherche non pas l’universalité des règles mais la coexistence des différences. « Réenchanter le cosmopolitisme, c’est comprendre que nous avons mieux à faire avec nos différences que de chercher à les dépasser pour atteindre une identité universelle ou à les neutraliser au registre de la tolérance ». Et Maniglier de préciser : « Devenir un autre parmi les autres, comme disait Lévi-Strauss, ce n’est pas renoncer à soi : c’est au contraire mieux sentir sa propre singularité, lui donner un tranchant plus vif ».

Proche de Bruno Latour sur cette question, Maniglier aime parler d’une « cosmotique », plutôt que d’une cosmopolitique, « pour effacer précisément la différence entre cosmos et politique, et faire entendre, par le spectre du mot “ cosmétique ”, l’idée qu’on ne peut pas différencier ici ce qui est nature de ce qui est artifice, puisqu’on a renoncé à présupposer ce partage ».

Le clivage structurant de nos sociétés contemporaines se définit ici comme une lutte entre d’un côté des forces politiques qui veulent plus de libertés publiques, plus de justice sociale, plus d’audace écologique, plus d’inclusivité démocratique, et de l’autre des forces qui combinent à des degrés divers laisser-faire économique et autoritarisme politique, sécuritaire, militaire, nationaliste, voire moral ou religieux. Se revendiquant ainsi de la tradition libérale au sens politique du terme, soucieux de l’État de droit, autrement dit de tout l’ensemble des mécanismes qui permettent de limiter les risques d’arbitraire dans l’exercice du pouvoir d’État, Patrice Maniglier s’écarte d’une partie de l’extrême-gauche. Pour lui, « être de gauche n’est rien d’autre qu’espérer malgré tout qu’il sera possible d’éviter la catastrophe. C’est pourquoi quand j’entends Badiou ou le Comité Invisible ridiculiser l’homme de gauche, je suis mal à l’aise ; je comprends que ceux qui ont voté pour la gauche la larme à l’œil ont été des ânes ; mais je ne peux totalement adhérer à ce discours car il pose que rien ne sera possible sans la catastrophe, et que c’est du point de vue de la catastrophe qu’on pourra reconstruire quelque chose ». Or, être de gauche pour Maniglier, « c’est essayer de se mettre entre le présent et la catastrophe ».

C’est pourquoi la grande question du temps présent reste bien de créer des solidarités transnationales, à travers un combat, autant philosophique que politique, pour un vrai « relativisme », définie par lui comme « une pensée métaphysique, politique et morale à la fois exigeante et créative ». « En philosophie, le relativisme n’est pas une doctrine passive prônant qu’il n’y a lieu de discuter de rien parce que chacun a sa vérité, mais bien une procédure active permettant de découvrir de nouvelles vérités, plus fortes, sur le modèle du comparatisme en anthropologie ; de la même manière, le relativisme politique est une vraie morale politique, très exigeante, susceptible de nous faire découvrir de nouvelles normes ».

Résister au dogmatisme dominant

On devine bien que l’invitation au relativisme, associé au cosmopolitisme, vaut comme un programme politique actif. Relativiser ne signifie pas restreindre la validité d’une proposition, mais simplement la redéfinir par rapport aux autres possibilités concurrentes, aux autres variantes.

L’auteur mesure bien que son projet n’a pas trop le vent en poupe, et qu’aujourd’hui, le thème de l’absolu écrase celui du relatif, comme l’identité domine la différence. « Nous vivons dans un monde ensauvagé par un dogmatisme enflammé », regrette le philosophe. « Il n’est pas surprenant que le dogmatisme soit l’idéologie de la classe dominante, parce qu’il est l’idéologie de la domination même. Le jour où le relativisme sera réellement une doctrine idéologiquement dominante n’est pas venu ».

Pour autant, à la mesure de l’énergie de sa pensée combattive autant que spéculative, quelque chose se passe en ce moment dans le champ intellectuel qui peut laisser espérer. Ne serait-ce dans le champ des luttes concrètes, à l’image du mouvement « Nuit debout », pour lequel il se mobilisa intensément, ou des « gilets jaunes », dont il signale en conclusion qu’il est « le plus authentique mouvement politique que nous ayons connu depuis très longtemps ».

Contre l’idée d’une grande fatigue généralisée, luttant pour la reconstruction d’un rapport de forces plus équilibré entre le capitalisme oligarchique et les tentatives de réorientation écologique et égalitaire de nos modes d’existence, Patrice Maniglier observe que «nous sommes de nouveau dans un moment de circulation des idées et de travail intellectuel au sens fort », comme si quelque chose était « en train de se réinventer ».

Entre pensée et action, entre présent et catastrophe, le philosophe bricole ce que Marielle Macé appelle une « cabane » : la sienne, accueillante, abrite la mémoire des luttes sociales et l’histoire des systèmes théoriques. Solide, généreuse et pluraliste, elle n’aspire à rien d’autre que recréer les conditions d’une perception élargie, d’imaginer des nouvelles façons de vivre dans un monde abîmé, à défaut d’un monde haletant. La philosophie qui se fait, en résonance avec ce qui agite les savoirs et les luttes, n’est rien de moins que l’esquisse de ce possible chemin.

 

Patrice Maniglier, La philosophie qui se fait, conversation avec Philippe Petit, Les Éditions du Cerf, mars 2019, 544 pages.

 


Jean-Marie Durand

Journaliste, Éditeur associé à AOC