Littérature

Quelques gouttes avant évaporation – sur Quand le ciel se déchire de Thomas McGuane

Écrivain

Avec Quand le ciel se déchire, Thomas McGuane se fait le témoin et le chroniqueur des effondrements collectifs et individuels. À travers les quarante-cinq courtes fictions que composent ce volume, il présente une galerie de personnages, à la fêlure plus ou moins pudiquement enfouie, partageant leurs questionnements existentiels. Gardant une approche « comico-spleenétique », il déconcerte, mêle l’ironie au farfelu, voire au macabre. Une critique avec de vrais propos recueillis de l’auteur dedans.

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« Parfois, songea Dean, le silence a une pureté fabuleuse.
Le calme qui régnait dans le bureau rappelait le silence d’une maison en hiver,
lorsque la chaudière s’arrête. » (in Associés)

 

Sortez les chemises de bûcherons, dépliez les gaules, faites rugir le pick-up, contemplez le pays du grand ciel et les « hauts nuages blancs restés immobiles si longtemps qui commencent à traverser l’horizon, laissant derrière eux des traînées spectrales » (in Vieux amis), Thomas McGuane nous revient avec Quand le ciel se déchire : 45 fictions courtes, 667 pages généreuses. La totalité ou presque, semble-t-il, des nouvelles publiées par le résident de McLeod, Montana.

« Le soleil de la fin de journée qui émergeait de sous les nuages suggérait une soirée estivale normale. » (in Le Millionnaire). Comme dans les dérives solitaires chez James Crumley et les escapades farouches chez Jim Harrison, avec le romantisme sceptique d’un Richard Ford ou d’une Annie Dillard, Tom McGuane ne rechigne pas à se fendre de considérations météorologiques et/ou contemplatives.
« J’étais de surcroît distrait par la beauté de cette matinée qui m’apparaissait par-dessus l’évier. Une nuée de bouvreuils se pressait dans les lilas encadrant la baie vitrée de la cuisine, par laquelle entrait le parfum entêtant des épicéas qui ceinturaient le jardin. » (in Une énigme). Au fil de ces quarante-cinq histoires, les narrateurs de tous poils, pas nécessairement membres d’un quelconque club des outsiders virils, interrompent à peine le tapis roulant de leur quotidien pour nous faire part de leur sidération ou de leurs questionnements existentiels.

Ainsi, l’architecte de H Street (in Une énigme) confie : « Plus tard, détournant ces souvenirs pour faire impression sur je ne sais plus quelle fille, j’essaierais de vendre l’idée que l’abîme est quelque chose de bidonnant ». Le même personnage émet une hypothèse sur les processus de la mémoire et de l’oubli : « Je ne suis pas certain que tout cela rime à quelque chose. On ne se souvient pas de tout, mais je donnerais cher pour savoir qui gère ce qu’on oublie. S’il existe un système, il m’échappe. » (in Une énigme)

Sous ses airs délicatement rudes, McGuane répond depuis des décennies à la question de savoir comment faire lorsqu’après un début de carrière sur les chapeaux de roues, il a bien fallu arrêter l’alcool et la coke.

Autrement dit : écrire quoi quand on a soustrait au paysage les bars et les copains de biture ? Réponse : s’étonner de nos bizarretés, parler à ses voisins et aux inconnus, poursuivre comme on peut, admirer la Prairie, se laisser convoquer par ses propres souvenirs, en bricoler d’autres, s’asseoir à son bureau et tâcher de raconter avec la même précision que celle requise pour parfaire son lancer « roulé » à la pêche à la mouche.

Lorsque je lui demande en mars 2019 si Tchekhov demeure toujours pour lui une référence absolue, McGuane explique : « Tchekhov est pour moi peut-être moins une influence directe qu’un idéal auquel j’aspire – clarté, perception, compassion, humour, modestie – toutes les qualités que nous souhaitons avoir en tant qu’humains et qui sont suggérées dans ses œuvres. »

L’art de la composition ici repose en partie sur la mise en phrases et en scène de séquences de basse intensité où les choses et les gens hésitent entre se volatiliser et durer encore un peu : « La conversation s’est effilochée ; une voiture a démarré ; les objets les plus proches ont paru se fondre dans l’anonymat. » (in Le Millionnaire).

Ces scènes de flottement, de presque-immobilité, permettent le déploiement d’observations loufoques, au pointillisme déroutant, sur le temps qui fait rouiller les articulations et patine les glorieux souvenirs d’hier : « Il s’agissait de vieux trophées figurant des golfeurs miniatures d’un autre âge, dont le bronze s’écaillait. Un pied était trop incliné ; leur swing, encore inspiré du style britannique, n’évoquait pas cette liberté de mouvement que les fabricants de trophées américains ont plus tard appris à suggérer. » (in Le Millionnaire). « Jadis, tout ce qu’elle entendait semblait l’ébaudir ; cela faisait partie de son charme. Cette stupéfaction était aujourd’hui tellement nuancée qu’on se demandait maintenant si elle entendait quoi que ce fût. » (in Associés)

Thomas McGuane, donc, témoin et chroniqueur des effondrements collectifs et individuels : « C’était une vieille baraque au toit métallique, dotée d’une galerie couverte très étroite. À cause de son emplacement, Barry a eu une vague impression de bord de mer. Mais pour lui, elle évoquait surtout la pauvreté, un échec aussi radical que répugnant. »

Et puisqu’il est question de ruine, invité par l’auteur de ces lignes à se prononcer sur l’actuel président des États-Unis, McGuane répond sans détour : « Donald Trump me rend malade. Je regarde autour de moi et je vois un pays que je ne reconnais plus, j’essaye de comprendre les gens qui le soutiennent, mais cela est au-delà de mes forces. C’est l’aliénation ultime. »

La route chez McGuane esquisse le trajet qui mène à l’accomplissement d’une mission.

« J’avais un sentier secret parmi les sumacs, qui serpentaient à travers les basses terres jusqu’à un massif de fléoles où des grives tannées voletaient et chantaient. Les graines marron avaient un goût salé ; en manger malgré leur réputation d’aliment empoisonné faisait partie de l’héroïsme qu’on attachait à toute promenade dans les basses terres. » (in Une embuscade).

Au détour du chemin surgissent le farfelu et parfois le macabre : « Il avait laissé une vitesse, et quand il a touché les cosses de sa batterie, la voiture a bondi en avant et l’a empalé sur un compresseur en marche. Ce type s’est retrouvé gonflé à quatre fois sa taille normale, mais il était toujours vivant quand on l’a découvert. Dieu seul sait combien de temps après l’accident. Un bon samaritain a fait reculer la voiture et l’homme a littéralement explosé sur le sol du garage avant de mourir. » (in Comme une feuille). La route dans ces fictions succinctes de McGuane, qu’elle soit Interstate ou highway, n’est pas le chemin jalonné d’aventures débridées de Kerouac ni la tangente poétique de Ferlinghetti.

La route chez McGuane esquisse le trajet qui mène à l’accomplissement d’une mission. « Un jour, il s’était fâché avec l’une de ses amies préférées parce qu’il avait hurlé “ouah !” pendant qu’ils faisaient l’amour. Mais quand les moissonneuses fredonnent gaiement par un jour de décembre dans le Sud profond, il semble cruel et incongru de devoir convoyer un chien du Mississippi pour le livrer en Louisiane à un escroc qui vend des concessions pétrolières. » (in Un homme en Louisane)

Né en 1939, McGuane, étudie à Yale l’écriture théâtrale, avant de décrocher la prestigieuse bourse Wallace Stegner à l’université de Stanford, qui lui permet de publier son premier roman, Le Club de chasse, en 1968. Embuscade pour un piano sort 1971, (ces deux premiers romans seront traduits en français par Brice Matthieussent) et le New York Times parle d’un « talent d’un potentiel faulknérien ».

Saul Bellow, prix Nobel de littérature en 1976, le présente comme « une star de la langue. » 33° à l’ombre, sorti en 1973 (traduit en français par Claire Malroux) est nominé au National Book Award. McGuane a le vent en poupe, il écrit des scénarios : Rancho Deluxe (1975, film de Frank Perry), Missouri Breaks (1976, d’Arthur Penn avec Marlon Brando et Jack Nicholson), Tom Horn, le hors-la-loi, (de William Wiard avec Steve McQueen).

Tom McGuane doit sans doute à son ascendance irlandaise le plaisir goulu de raconter des histoires et à sa vie au fil de l’eau la patience amusée avec laquelle il nous présente ses galeries de personnages à la fêlure plus ou moins pudiquement enfouie. Est-ce l’Ouest mythique que ses héros poursuivent aux abords de la cité imaginaire de Deadrock (reflet inversé de la ville bien réelle de Livingston, Montana, ce que serait la commune disons de Rocmort à Pierrevive), le pendant chez McGuane du comté de Yoknapatawpha inventé par Faulkner ? 

Ses histoires évoquent ce qui aurait pu arriver si tout s’était bien passé, avec pour toile de fond une nature qui n’est plus toute puissante mais meurtrie, sur le point de se faire cabosser autant que les êtres humains à qui elle sert d’écrin.

Autant de perles incrustées dans ces tableaux vivants du Grand Ouest, qu’on lit le sourire aux lèvres, soupçonnant l’auteur de les avoir composés lui aussi le sourire aux lèvres.

« Repérant une femme brune et enceinte, âgée d’une trentaine d’années, Howie lui a dit : Je constate que vous avez baisé. » (in Chiens). L’appellation « comico-spleenétique », forgée par McGuane pour décrire le style de ses trois premiers romans, affleure toujours dans les nouvelles de Quand le ciel se déchire. « Bill aurait voulu qu’ils fassent l’amour après le déjeuner. Toute son énergie serait descendue dans ses nerfs abdominaux. Mais c’était exclu. Le volontarisme aurait saturé l’atmosphère. » (in L’Atlas routier)

Autant de perles incrustées dans ces tableaux vivants du Grand Ouest, qu’on lit le sourire aux lèvres, soupçonnant l’auteur de les avoir composés lui aussi le sourire aux lèvres, comme ici : « Senor Jack était un chien dépourvu de talent, de loyauté et d’affection, un chien qui, nous en étions alors certains, allait nous convertir aux sports de raquette. » (in Envol)… Ou là : « Une heure plus tard, ils quittaient une confortable position du missionnaire pour adopter celle du trépied qu’affectionnent les joueurs de football américain. » (in L’Atlas routier)

Cependant, on entend aussi souffler à travers la prose de McGuane, comme dans ses récits de pêche, un drôle de zeph, un chinook ou un diablo, charriant une aspiration à passer pour le gars rangé-des-bagnoles ; se profile alors un portrait de l’artiste en auditeur attentif, voire cow-boy apaisé.

Dans Le Millionnaire, (page 15) une jeune fille de quinze ans enceinte annonce à ses parents qui ne semblent pas l’entendre : « Je crois que je vais aller regarder le coucher de soleil sur la véranda. ». Dans Un homme en Louisiane, un inconnu à qui l’on vient acheter un chien pour le compte d’un patron pas commode annonce : « Je vais chercher le whisky. Ça détend. »

Interrogé par l’auteur de ces lignes en mars 2019 sur l’hypothétique porosité entre ses nouvelles et ses romans, McGuane explique : « Écrire pour moi commence toujours comme une improvisation. J’entrevois quelque chose qui me semble intéressant, quelque chose qui m’échappe, et je me lance. Toutes mes tentatives ne se sont pas couronnées de succès ; les faux pas et les fausses pistes disparaissent au moment des relectures. Aussi bien, le projet dans son ensemble peut s’effondrer. Je ne considère pas les nouvelles comme des œuvres préliminaires de romans. Ce sont pour moi deux formes très distinctes. »

Lorsqu’on lui demande des noms d’auteurs majeurs du XXe siècle à côté desquels nous aurions pu passer et dont il conseille la lecture, Tom cite Wright Morris, Gina Berriault et William Eastlake.

Les cinq livres qu’il a lus récemment et beaucoup aimés ? Homesick For Another World (Ottessa Moshfegh , 2017). Pack My Bag (Henry Green, 1940), D-Day Through German Eyes (Jonathan Trigg, 2019), The Soul of an Octopus (S. Montgomery, 2015), The Lost Children Archive (Valeria Luiselli, 2019), Behind the Beautiful Forevers (Katherine Boo, 2013).

Les choix lexicaux des traducteurs, parfois délicieusement vintage, restituent avec onctuosité ce ton tantôt ironique, tantôt déconcertant, toujours empreint de bonté on tombe ainsi sur des « j’y connais que couic », « v’là le schmilblick », « enquiquineur » et autres « la barbe ». Les traducteurs ? Pas moins de trois noms : Brice Matthieussent, Marc Amfreville et Eric Chédaille, mais nulle précision à mettre sous la dent du lecteur qui souhaiterait savoir quelle nouvelle a été traduite par qui ; nulle indication non plus sur la date de publication de telle ou telle histoire courte.

Interrogé sur sa présence au sein de ce triumvirat, Brice Matthieussent nous livre cette déconcertante réponse : « À moins qu’Alzeihmer me gagne, je ne me souviens pas d’avoir traduit une seule nouvelle de McGuane !!! Beaucoup de romans, ça oui, un essai sur les outdoor sports, Outsider, oui aussi, mais des nouvelles, que nenni. » Ah. Bon. Pour reprendre le titre de la dernière nouvelle du recueil : une énigme…

Louons maintenant les grands hommes qui possèdent cet art de décrire une vie en une phrase. « Elle ne portait aucune bague, aucun bijou, et de façon générale, était remarquablement peu apprêtée, même si un coup d’œil plus attentif révélait la présence possible d’un trait d’eyeliner et d’un soupçon de rouge à lèvres, dont l’absence aurait été non pas prétentieuse mais insolite. » (in Cercle vicieux)

Un père parle de sa fille à un inconnu ramenant la pauvre chez elle, ivre morte : « —Il faut surtout qu’Olivia comprenne. Je vais l’aider à trouver ses marques. À revoir de fond en comble son système de valeurs. Vous ne pouvez pas vous imaginer quels garçons elle a fréquentés. Je veux qu’elle apprenne à montrer du discernement et à éviter les grippe-sous. Je veux qu’elle arrive à s’exprimer avec confiance. Je veux qu’elle cesse de prendre la tangente. Je crois que si elle regardait ce qu’elle a à l’intérieur d’elle-même et qu’elle acquérait les techniques de prise de parole en public elle pourrait faire un tabac rien qu’en laissant parler ses tripes. —Je n’ai jamais rien entendu d’aussi dément. —Permettez-moi de prendre cela pour un compliment. Ça ne m’a jamais dérangé d’être en avance sur mon temps. » (in Cercle vicieux)

« Nous devons tous mourir un jour ou l’autre, me suis-je dit. C’est comme d’attendre la sonnerie d’un réveil quand il fait trop noir pour pouvoir lire l’heure sur le cadran. » (in Envol) Lorsqu’on lui demandait dernièrement de ses nouvelles, en vue de la rédaction de cet article, Thomas McGuane nous répondait : « Je continue de vivre comme avant, espérant bénéficier de quelques gouttes de plus avant de m’évaporer. »

C’est peut-être cela, et c’est déjà beaucoup, que nous apportent ces quarante-cinq fictions brèves : quelques gouttes avant évaporation.

 

Thomas McGuane, Quand le ciel se déchire, Éditions Christian Bourgois, 2019, 672 pages. 

 


Nicolas Richard

Écrivain, Traducteur

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