Penser, écrire, agir dans un monde abimé – à propos d’un numéro de Critique
Intitulé « Vivre dans un monde abîmé », le numéro 860-861 de janvier-février de la revue Critique (Éditions de Minuit) offre un extraordinaire ensemble de propositions et de réflexions, parmi les plus riches qui se puissent lire en ce moment sur les enjeux essentiels de ce temps.
Ce monde abimé est bien évidemment notre monde, victime de saccages « écologiques, économiques, relationnels et politiques » comme le rappelle l’avant-propos. Les contributions ici réunies témoignent du moins de combien ces conditions exigent de réinvention de la pensée et de rapport au monde, et comment nombreux sont ceux qui, par leur action intellectuelle et concrète, répondent à cette exigence.
Sans aucune possibilité d’exhaustivité, évidemment, ce numéro de Critique offre néanmoins un édifiant, et finalement réjouissant panorama des éléments de réponses aux réalités contemporaines.
Bien que Bruno Latour n’ait pas lui-même contribué à ce numéro coordonné par Marielle Macé, sa pensée l’irrigue entièrement, et il n’est pratiquement aucun des quatorze articles composant cette livraison qui n’y fassent référence. Parmi eux, un texte d’Emanuele Coccia consacrés aux deux derniers livres parus de Latour, Face à Gaïa et Où atterrir ? (tous deux aux éditions La Découverte), en explicite la cohérence et la richesse féconde avec un sens de la synthèse remarquable.
Il y a toujours quelque chose d’émouvant à lire un penseur majeur comme Coccia, désormais bien repéré grâce à l’importance de son La Vie des plantes, se consacrer entièrement à l’éclairage de la pensée d’un autre. Son texte, « Gaïa ou l’anti-Leviathan », accompagne les cheminements qui ont permis à Latour de relier la critique des modernes, la compréhension des processus scientifiques et l’interrogation des modèles de sciences politiques pour élaborer une stratégie théorique reconfigurant l’ensemble des relations entre les êtres, en-deçà des distinctions entre humains et non-humains, individu et société.
Il se trouve que la conjoncture est en train de donner à la réflexion et aux travaux de Latour une cohérence concrète d’une ampleur inédite, dont le texte de Coccia éclaire les fondements théoriques autour de la figure conceptuelle de Gaïa, quand les exigences de démocratie directe, la référence aux cahiers de doléance autant que les derniers soubresauts de la (non-)politique environnementale inscrivent les travaux de Latour dans l’actualité quotidienne la plus vive.
« Vivre dans un monde abimé » se compose de quatorze textes, dont deux entretiens. Il entretisse des propositions dont on peut dire, en assumant le côté schématique d’une telle division, qu’elles sont pour certaines principalement centrées sur des pratiques, et les autres principalement centrées sur une approche théorique.
Parmi les premières, appuyées sur des expériences concrètes du « monde abîmé » dont la catastrophe environnementale planétaire est à la fois l’horizon et dans une certaine mesure le masque, ou du moins la simplification paralysante, figurent exemplairement les réflexions inspirées à la sociologue Sophie Oudard par ses enquêtes de terrain à Fukushima. Elle les inscrit ici dans une histoire plus longue du traitement des catastrophes nucléaires, dans leurs gigantesques différences, depuis Hiroshima et avec Tchernobyl en position pivot – figure limite, mais aussi prototypique, du monde abimé.
Très différent et pourtant en totale congruence apparaît la description par Enno Devillers-Peña de l’admirable travail développé par l’association DingDongDong. Cet « Institut de coproduction de savoir » sur la maladie de Huntington, constitué à l’initiative d’Émilie Hermant et de Valérie Pihet, développe à partir de la singularité de cette pathologie et en y associant toutes les personnes qui, à des titres divers, y ont affaire, des stratégies et des pratiques qui s’avèrent exemplaires pour penser aussi les multiples problématiques suscitées par ce «monde abîmé», et appelé à l’être de plus en plus, qui est le nôtre.
Ainsi, également, de la conversation avec le jardinier Gilles Clément et le politologue Sébastien Thiery. Ils déploient la multiplicité des gestes, mais d’abord des manières d’aborder les situations qui caractérisent le travail de l’auteur du Jardin planétraire et celui du fondateur et animateur de l’association PEROU qui travaille avec les migrants et les laissés pour compte à l’invention de nouveaux rapports aux représentations, et en particuliers à l’espace.
Ainsi de la juriste et philosophe politique Isabelle Delpla, spécialiste des situations de post-conflit et de post-génocide. À partir notamment de ce qui s’est passé (continue de se passer) en Bosnie, « monde abimé » ô combien, elle développe le concept de « pays vide ». Formulation discutable – à bien des égards la réflexion actuelle tend au contraire à peupler davantage, et autrement, les territoires du monde abimé – mais proposition très suggestive de penser à partir de la « vulnérabilité des formes politiques qui semblaient jusqu’alors les plus établies », à commencer par les états-nations.
Et bien entendu l’article de Nathalia Kloos « Lutter dans un monde abimé », qui présente deux ouvrages dédiés à des actions reconfigurant l’action politique et citoyenne, notamment avec les ressources de l’écoféminisme, Reclaim d’Émilie Hache et Lutter ensemble de Juliette Rousseau (tous deux dans la collection « Sorcières », Cambourakis éditions).
C’est largement en s’appuyant sur Latour et Haraway qu’est présenté tout un ensemble de travaux discutant la relation à la catastrophe qui vient.
Un second fil directeur au sein de ce numéro de Critique met en valeur la réflexion de plusieurs grandes figures repères de cette pensée de l’action aux temps de l’anthropocène.
Outre Bruno Latour, la plus repérable, et à bien des égards la plus importante, est la philosophe féministe Donna Haraway, dont Thierry Hoquet présente la pensée transgressive, stimulante et sans cesse en mouvement à partir de son ouvrage Staying with the Trouble : Making Kin in the Chthulucene (pas encore traduit en français), et qui déploie et actualise la pensée de l’auteure du Manifeste Cyborg.
C’est largement en s’appuyant sur Latour et Haraway (et aussi Philippe Descola, Isabelle Stengers et Vinciane Despret, autres références décisives) qu’est présenté tout un ensemble de travaux discutant la relation à la catastrophe qui vient, telle que divers néologismes entendent la qualifier à l’enseigne de la collapsologie et des Extinction Studies. Le philosophe et psychanalyste Pierre-Henri Castel, annonciateur des « temps de la fin », et Cyprien Tasset à propos de deux ouvrages (Learning to Die in the Athropocene et We’re Dommed. Now What ?) en déploient les formulations, avec ce qu’elles comportent aussi de propositions de pensée et d’action.
Et Romain Noël mobilise les ressources de l’affect, en particulier de la mélancolie, comme forces de recomposition du rapport au monde, « critique, révolté, exposé au non-humain ». Il plaide en particulier pour une nouvelle alliance entre science, philosophie et formes artistiques (dont une modalité est représentée par l’évocation d’une œuvre de Pierre Huygue, After Life Ahead, analysée par Flora Katz) et en particulier les formes littéraires.
Les formes littéraires constituent plus particulièrement le terrain des deux textes majeurs qui ouvrent ce numéro de Critique, « Récits de la terre » de Frédérique Aït-Touati et « Comment les Oiseaux se sont tus » de Marielle Macé. L’un et l’autre sont consacrés aux puissances de l’écriture pour prendre en compte les nouvelles manières d’éprouver, de dire et de penser ce monde abimé qui est le nôtre.
Ce sont deux textes asymétriques dans la mesure où le premier est tout entier construit en relation avec un livre unique, alors que le second arpente un vaste domaine d’expression écrite. Mais ils collaborent de manière très stimulante à la construction d’un ensemble de propositions.
Frédérique Aït-Touati s’appuie en effet sur le seul ouvrage d’Anna Tsing, Le Champignon de la fin du monde, pour en expliciter les propositions extraordinairement novatrices dans la manière de prendre en charge, par l’invention d’un régime d’écriture, le rapport au monde susceptible de répondre à ce qui est, et à ce qui vient.
Elle montre comment la composition à la fois si rigoureuse et si libre de l’ouvrage développé à partir de la manière dont des champignons prisés des gourmets japonais deviennent à la fois des acteurs et des narrateurs d’un ensemble de récits scientifiques, politiques, poétiques, historiques et économiques, convoque d’innombrables partenaires de diverses espèces humaines, animales, végétales et minérales. L’ouvrage de l’anthropologue américaine est bien cette invention d’une possibilité de dire le monde en le considérant (pour reprendre le si beau mot de Marielle Macé). Cette « narrativité élargie (…) engageant une politique du récit », comme l’explicite Frédérique Aït-Touati, construit la possibilité de ce qui est ici adéquatement décrit comme « une nouvelle condition terrestre – précaire, vulnérable, entrelacée, libre dans une dépendance étroite aux autres êtres. »
Marielle Macé énonce quelle poésie appelle ce rapport au monde : « une poésie où le réel vient en phrases et pas en substantifs »
Marielle Macé, de son côté, convie une multiplicité de textes pour rendre sensible combien, autour de la figure de l’oiseau, les formes de la poésie ont construit une foule d’interactions qui prennent en compte, comme le fait Anna Tsing dans son maître-ouvrage, à la fois l’enchevêtrement des connections, et l’infinie mobilité des « positions » occupées, réellement et imaginairement, par des êtres humains, vivants non-humains, non-vivants.
Ces formes deviennent dès lors capables d’approcher une sensation du monde libérée de la grande séparation moderne et de ses calamiteuses dichotomies autour du binôme nature-culture, et mieux en phase avec le monde tel qu’il est, et ce vers quoi il va. L’attention à, le staying with (Haraway), la considération se portent ici sur les oiseaux, sur le chant et le silence des oiseaux, sur leur mort en masse tels que les poètes les perçoivent et les mettent en mots. « Placer les oiseaux en sujets possibles de nos phrases (…) ce n’est pas rien, s’il est vrai qu’il nous faut avant tout reconstruire l’écoute des choses de la nature dans ce monde abimé. »
Marielle Macé en déploie certaines occurrences, y compris à l’occasion dans ce qui n’est pas perçu de prime abord comme des poèmes, par exemple les textes si nécessaires de Jean-Christophe Bailly. Dans cet article[1], l’auteure de Styles. Critique de nos formes de vie ne manque pas d’énoncer aussi quelle poésie appelle ce rapport au monde : « une poésie de la syntaxe et non de la présence ; une poésie où le réel vient en phrases et pas en substantifs », programme là aussi très politique, et auquel il est possible de trouver des résonnances dans une actualité envahie de postures et d’incantations.
On peut à l’occasion relever une absence nichée au cœur de ce double éclairage portant l’un sur un texte « scientifique » (Anna Tsing), l’autre sur la poésie. Cette absence est celle du récit romanesque. Le Champignon de la fin du monde est un des textes littéraires les plus importants de ce temps, il relève d’une réinvention de l’écriture savante. Et la poésie est assurément une ressource majeure.
Il n’est dit nulle part que ce qui reste socialement au moins la principale forme littéraire, le roman, n’a pas aussi son mot à dire dans l’affaire, à condition de se réinventer. Dans son article, Romain Noël convoque à juste titre la référence à Ursula Le Guin. Mais, aussi passionnante et à bien des égards visionnaire qu’ait été son œuvre, il s’agit pour l’essentiel et très naturellement d’une œuvre du XXe siècle, même si l’auteure du Cycle de Terremer a continué de publier (des poèmes, des nouvelles et des récits pour enfants) jusqu’en 2014.
L’actualité a pourtant apporté une proposition romanesque exactement en phase avec ce que tend à appeler de ses vœux l’ensemble des textes réunis ici, et en particulier ceux qui se soucient le plus directement de formes d’énonciation. Il s’agit de L’Arbre-monde de Richard Powers (Le Cherche Midi éditeur) qui n’est pas, ou pas seulement un vaste récit écologiste mais la recherche d’une écriture « pluribiotique », d’une forme romanesque définie aussi par les formes de vie non humaines, et en particulier végétales.
À la fin du numéro de Critique figure un texte particulièrement stimulant malgré son titre aux sombres accents, « Ce mal du pays sans exil. Les affects du mauvais temps qui vient ». Signé du philosophe et pisteur Baptiste Morizot, il développe deux ressources à la fois lucides et réjouissantes, autour des notions de « solastalgie », définie comme le sentiment de la perte du chez soi sans l’avoir quitté, traduction socio-affective des propositions de Latour dans Où atterrir ? et surtout de « l’inexploré ».
Morizot montre combien la situation actuelle, aussi sombre soit-elle, a du moins reconfiguré la relation entre connu et inconnu, réouvrant une infinité de dimensions du monde à explorer, en actes, en mots, en pensées, en déplacements dans l’espace et dans le temps, selon une autre représentation globale du réel que celui qui aura dominé l’ère de modernes, jusqu’à épuisement, et mise en place des catastrophes en cours et à venir.
Nourri d’un « émerveillement » sans naïveté ni œillères, il pourrait être la chance pour les êtres humains et non-humains d’ « entrer en politique sous une forme neuve », en s’appuyant sur « la dimension politique de toute exploration des relations entre les vivants. »
C’est en quelque sorte un voyage dans cet inexploré que propose le numéro entier de la revue.
Critique 860-861 : « Vivre dans un monde abîmé », Éditions de Minuit, 2019