Musique

Le divin génie de Scott Walker (1943-2019)

Journaliste

De David Bowie à Radiohead, l’influence du chanteur Scott Walker saute les genres et les générations depuis les années 60. Majeur et discret, ce californien exilé à Londres a su réserver à sa seule musique la démesure, l’excentricité et la permissivité que l’on attend généralement d’une pop-star. Il est décédé cette semaine à 76 ans.

Dans le remarquable documentaire 30 Century Man (2006) de Stephen Kijak consacré à Scott Walker, décédé cette semaine, on découvre une scène proprement sidérante. Le chanteur et compositeur américain y précise à un ingénieur du son, même pas étonné, comment placer les micros pour la prochaine prise. Dans un énorme quartier de viande.

L’homme qui explique comment frapper la chair morte pour obtenir le son mat dont il a besoin pour un titre de son prochain album, The Drift, le fait sans forfanterie, sans esbroufe. Ce n’est pas un caprice de diva : c’est un besoin de musicien, d’esthète. La viande est juste pour lui un outil, un accessoire de studio, comme l’est le gigantesque sarcophage de bois qu’il a fait bâtir pour enregistrer une prise de batterie. Le geste est fou, l’idée est affolante. Mais Scott Walker, qui se tient à côté du bœuf mort comme s’il s’agissait d’une simple chambre d’écho, est parfaitement normal, logique, effacé.

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C’est ce qui sidérait quand on rencontrait le Californien, émigré à Londres pour éviter le Vietnam : sa normalité, sa transparence presque. Comme s’il avait, à l’inverse des codes trop souvent établis du rock et de la pop, appliqué à sa seule musique toute la démesure, l’excentricité et la permissivité que l’on attend généralement d’une pop-star.

Là où tant de sulfureux étalons du genre conservent pour leur seul personnage public ce catalogue d’excès, d’audace et de risques, offrant une musique finalement prévisible et banale, Scott Walker jouait précisément la partition inverse. Toute sa folie était réservée à ses seuls enregistrements, lui-même s’éloignant au fil des albums de toute idée de représentation, s’effaçant devant l’ampleur et la complexité de son œuvre.

Pourtant, Scott Walker avait été une pop-star, l’une des plus célèbres et adulées du premier tsunami pop-music des sixties. Avec son groupe The Walker Brothers et une enfilade insolente de tubes – Make It Easy On Yourself, The Sun Ain’t Gonna Shine… –, ils furent pendant quelques années les seuls rivaux crédibles des Beatles aux Etats-Unis, les seuls à leur ravir régulièrement la première place des charts. Groupies, tournées, glamour, gloire… Le rêve de tout adolescent suburbain d’alors vire pourtant vite au cauchemar pour leur chanteur Scott Walker, né Scott Engel, pas du tout frère des deux autres musiciens, John Walker et Gary Walker – eux-mêmes nés Gary Leeds et John Maus.

En 1967, après quatre années intenses de jeux de rôles pas souvent drôles, il quitte le groupe, gadget manipulé par l’industrie et prototype des boy-bands à venir. The Walker Brothers se séparent (avant de se reformer brièvement en 1976). De cette période de tourbillon, le Californien dira :
“Je me suis bien amusé pendant six mois mais après, le succès est devenu un boulet… Nous étions exploités jusqu’à l’épuisement total. J’étais malade en permanence, je détestais mon rôle de pop-star, être trimbalé d’un endroit à l’autre… On me donnait de l’argent pour enregistrer des disques médiocres, j’ai commencé à me conduire comme une putain. Je savais que je sacrifiais totalement mon “art”, que j’étais en train de tout gâcher.”

« Je voyais le déclin des ventes alors qu’en même temps, je savais que ma musique devenait toujours meilleure. »

Entre temps, Scott Walker a découvert Jacques Brel, Ingmar Bergman, Wolfgang Rihm, Jean-Luc Godard, Albert Camus. Il déteste les léthargies hippies de son époque et rêve dans sa tête d’une outre-pop, loin des hystéries hormonales et des naïvetés adolescentes. Il n’a pas 24 ans mais déjà l’appétit et les ambitions d’un démiurge quand il se lance dans une série de quatre album prodigieux, tous intitulés Scott et simplement numérotés de 1 à 4.

Entre 1967 et 1969, sur ces quatre albums dont on sonde encore les abysses et trous noirs, Scott Walker pose les bases d’une des plus grandes évasions des carcans pop, qui avaient pourtant fait sa gloire, sinon sa fortune. L’interprète se mue en auteur, en compositeur, en architecte de ses propres cathédrales, de ses petites symphonies déréglées.

Peu de musiciens ont osé telle fugue au nom sacré de leur art : décédé récemment lui aussi, Mark Hollis de Talk Talk fût également un musicien en quête d’absolu, de liberté. On sait ce que ces affranchis paient pour leurs fugues : catalogués artistes difficiles, accusés de cracher dans la soupe, voire d’opter pour le suicide commercial, ils deviennent vite pestiférés dans une industrie qui se méfie des authentiques têtes brûlées, à la recherche d’une musicalité déchaînée.
“J’ai essayé de tuer Scott Walker et beaucoup de gens n’ont pas compris, déclarait-il en 1994. Plus je m’enfonçais dans la série des albums solos – Scott 1, Scott 2, Scott 3… –, plus j’avais l’impression de m’éloigner de l’image des Walker Brothers. Et Scott 4 était en quelque sorte l’aboutissement de cette fuite. Le manque de succès en était le prix à payer : chaque album se vendait moins que le précédent. Je voyais le déclin des ventes alors qu’en même temps, je savais que ma musique devenait toujours meilleure.”

Ces albums inventant une musique folle, aux cordes en rafales et au lyrisme en montagnes russes n’affoleront pas les charts. Mais leur impact sera fatal sur plusieurs générations de fans de musique qui, incapables de garder pour eux seuls le poids d’un tel secret, s’en feront les passeurs. Pendant des années, à une époque où cette série maudite d’albums fondamentaux n’était même plus pressée et disponible, on ne connaissait de Scott 3 ou Scott 4 que les récits hagards de ceux qui étaient revenus de ces tempêtes, de ces tornades.

Les journalistes musicaux en parlaient ainsi avec fascination et dévotion, n’utilisant ce nom sanctifié qu’avec parcimonie, comme si cette musique de la grandeur ne tolérait pas d’être comparée au tout venant, au banal vaguement enrubanné de cordes.

Car beaucoup d’artistes, depuis cinquante ans maintenant, tentent d’apprivoiser la furie symphonique de ces albums de Scott Walker, la plupart du temps avec plus de vanité que de bonheur. La profonde et intense musicalité de cette œuvre ne relève pas du hasard, de la seule inspiration, aussi fulgurante soit-elle souvent.

Scott Walker a toujours été, depuis les Walker Brothers, un musicien obsédé du détail, un arrangeur difficile à suivre parfois et un créateur de son maniaque. Un travailleur, en bleu de chauffe. On ne s’étonnera pas, devant tel niveau d’exigence et de perfectionnisme, que sa discographie ait été aussi rare et spartiate depuis les années 80 : seulement quatre albums en trente ans. Climate of Hunter en 1983, Tilt en 1995, The Drift en 2006, Bish Bosch en 2012… De tels albums dictent leur calendrier, eux qui ignorent tout de l’urgence, de la raison, des convenances.

Voici un rythme qui contraste nettement avec la frénésie des années 70 ou, contraint financièrement après l’échec de la série des Scott et sous l’emprise de la bouteille, le Californien enregistra parfois en toute désinvolture des albums de country, de reprises de génériques de films ou de feuilletons. “Je laissais les autres choisir pour moi, dira-t-il plus tard. J’avais abandonné toute volonté d’affirmer mes idées, j’ai fait des disques atroces.”

Sur ces disques “atroces” domine pourtant encore et toujours une voix maîtresse, qui invoque le tonnerre et le murmure langoureux dans la même strophe. Une voix de stentor d’une autre époque, divine. Son fan Leonard Cohen, que Scott Walker n’a bizarrement jamais repris, lui qui offrit des versions si personnelles de chansons de Tim Hardin ou Tom Rush, chantait : “Je suis né avec le don d’une voix en or”. À cette distribution de naissance, Scott Walker n’était pas à plaindre non plus.

On évoquait plus haut la dévotion de beaucoup de journalistes musicaux pour la musique de Scott Walker : comme si leur long et sinueux parcours avait été une quête, un voyage qui avait trouvé une destination, un but dans les chansons du Californien. Mais ses plus virulents ambassadeurs, à cette époque où les albums de Scott Walker n’étaient plus disponibles que dans les vide-greniers et pas encore dans les bacs des boutiques de collectionneurs, furent les musiciens eux-mêmes. Scott Walker fut ainsi un phare, un modèle pour plusieurs générations de musiciens cherchant une issue de secours à toute idée de routine pop.

« Je sais que je resterai un artiste marginal, alors influencer les jeunes est une compensation. »

En pleine explosion post-punk, quand il était de bon ton de faire table rase du passé, le chanteur Julian Cope, leader du groupe de Liverpool Teardrop Explodes publia la première compilation digne de Scott Walker, sous titrée “Le génie divin de Scott Walker”. Rien que ça. Mais la musique de Scott Walker rend militant : il suffit de lire ce qu’il reste aujourd’hui de la presse musicale pour se rendre compte du nombre de fois où le nom du Californien est cité en référence par ses pairs et héritiers, aujourd’hui encore. De David Bowie, fan éternel, à Divine Comedy, de Radiohead à Brian Eno, des Last Shadow Puppets à Marc Almond, de Blur à Jay Jay Johanson, de Goldfrapp à Panda Bear, la liste est illimitée.

Mais peu d’entre eux semblent aussi intimes de cette œuvre que Jarvis Cocker, qui a donné en 2017 un concert entièrement consacré à des reprises de Scott Walker, quelques années après avoir confié la production de l’album de Pulp We Love Life (2001) au Californien. Le mélange entre “le poétique et le banal” aurait scellé cette passion, évangélique, de Jarvis Cocker. Fier autant qu’amusé par cette vénération tardive, Scott Walker disait : “Ça ne me dérange pas que l’on ne me découvre que maintenant… Que les gens prennent leur temps ! Je savais que mes albums n’étaient pas destinés à une consommation de masse. Je sais que je resterai un artiste marginal, alors influencer les jeunes est une compensation.”

On ne sait pas combien de temps il faudra avant que ses plus récents albums, comme le sombre The Drift ou l’orgiaque Bish Bosch, deviennent à leur tour des références. Aux limites de l’abstraction, de la disparition, des musiques industrielles, ces albums graves, concassés et intenses ne seront sans doute jamais suivis à la lettre, comme l’ont été les albums de la série Scott, plus malléables. C’est plutôt l’esprit qui sera suivi, adopté, digéré : ces albums forment un merveilleux manuel d’émancipation, de déconstruction radicale de la pop. Ça peut aider, si on s’y sent à l’étroit.

En 1994, on demandait à Scott Walker ce qu’il avait fait depuis son dernier album en date, Climate Of Hunter en 1983. Car à l’époque, avant internet, les seuls échos de Scott Walker venaient de rumeurs, comme celles racontant qu’il était devenu chauffeur de taxi ou électricien. Sa réponse fût aussi brève que vertigineuse : “J’ai existé, c’est tout.” Scott Walker n’était sans doute pas un bon vivant. Mais il restera comme un grand vivant.


JD Beauvallet

Journaliste, Critique

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