Théâtre

Exposer la pensée – à propos de Que viennent les barbares de Myriam Marzouki

Journaliste

Avec Que viennent les barbares, la metteuse en scène et autrice Myriam Marzouki invente un spectacle balançant entre didactisme et poésie. Elle porte une pièce au propos intelligent et fouillé, riche quant à son évocation de la multiplicité des visions entourant les concepts et théories liées à l’identité, l’émancipation, la nationalité, le républicanisme ou encore l’intégration. Un travail à l’interprétation rondement menée, où tout peut basculer.

Avant d’entrer dans le vif du spectacle, quelques mots sur sa conceptrice, Myriam Marzouki. Autrice et metteuse en scène, cette dernière a une double formation, philosophique et théâtrale. Ancienne élève de l’École normale supérieure, agrégée de philosophie, elle découvre la scène par le théâtre universitaire et intègre ensuite l’École du Théâtre national de Chaillot. Au sein de sa compagnie, créée en 2004, la Compagnie du dernier soir, Myriam Marzouki s’intéresse aux écritures contemporaines, non dramatiques, et la metteuse en scène a monté des écrits de Nathalie Quintane, Jean-Charles Massera, Emmanuelle Pireyre ou encore Hugues Jallon.

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Des œuvres qui retiennent bien souvent l’attention par leur intitulé : qu’il s’agisse, à titre d’exemple, de Laissez-nous juste le temps de vous détruire, commande à l’autrice Emmanuelle Pireyre, de Le début de quelque chose, adaptation d’un texte d’Hugues Jallon, de Ce qui nous regarde d’après les écrits de Virginie Despentes, Pier Paolo Pasolini, Alain Badiou, Patrick Boucheron et Mathieu Riboulet, ou de sa toute nouvelle création, Que viennent les barbares, chacun de ces titres saisit par sa puissance d’interpellation et sa manière de susciter des images.

Tiens, d’ailleurs, c’est quoi, le « vif d’un spectacle » ? chez Myriam Marzouki, on émettra l’hypothèse selon laquelle le « vif » se situe au croisement de la pensée et de l’image, de la théorie et de l’esthétique, tentant à la manière de l’équilibriste de relier ces deux axes. Dans Que viennent les barbares – intitulé renvoyant à un poème du poète grec d’Alexandrie Cavafis –, le « vif » s’attache à mêler discours, dialogues et théâtre de situations autour de la question de l’identité et de la nationalité. Avec Sébastien Lepotvin (avec qui elle signe l’écriture et la dramaturgie), Myriam Marzouki s’intéresse à ce qui fonde une nationalité, ainsi qu’aux divers débats entourant la question de l’identité et des luttes des minorités discriminées. Comme la metteuse en scène l’explique, ils ont, avec Sébastien Lepotvin, débuté par des « recherches documentaires en identifiant des thèmes et des problèmes dont nous avions envie de parler, parmi lesquels la façon dont sont considérés les citoyens français noirs dans le récit national français, l’antisémitisme, la mémoire toujours blessée de la guerre d’Algérie. » À partir de ces enjeux, le duo a tricoté du récit en convoquant notamment des personnages historiques, américains dans un premier temps, puis français.

Assumant la part de fiction et d’imaginaire, Que viennent les barbares réunit en les faisant dialoguer des figures emblématiques de la lutte pour les droits des Noirs-américains (l’auteur James Baldwin, l’autrice, critique et enseignante Toni Morrisson, le boxeur Mohamed Ali), puis des figures françaises (le poète Jean Sénac ayant lutté pour l’indépendance de l’Algérie, l’anthropologue et ethnologue Claude Levi-Strauss, le révolutionnaire et député Jean-Baptiste Belley). Ces derniers croisent un personnage métaphorique, Marianne, et quelques anonymes : un barman, un vigile et une cheffe de service d’une administration qui quoique fictive n’est pas si éloignée que cela de la réalité. Dans une succession de saynètes, en duo, trio, ou encore quintet, ces personnages exposent leurs positions. Il y a, entre autres, la bataille menée par Claude Lévi-Strauss pour modifier son nom de famille : né Gustave Claude Lévi, l’anthropologue et ethnologue dut attendre 1961 l’officialisation par le Conseil d’État de son nom d’usage hérité de son père, Lévi-Strauss.

Au gré du spectacle les différents points de vue incarnés par les personnages fictifs comme historiques se succèdent, s’affrontent.

Il y a, aussi, l’évocation de désaccords théoriques entre Toni Morrison et James Baldwin. Le deuxième a constitué un modèle pour la première – Toni Morrison est, par ailleurs, la seule femme afro-américaine à avoir remporté le prix Nobel de littérature, en 1993 –, et la première a dirigé la publication des œuvres du deuxième par la Library of America. Leurs écrits à tous deux étant essentiels dans les luttes pour l’émancipation des Noirs-américains, le spectacle s’amuse à mettre en dialogue certains de leurs désaccords de vues. Pour Toni Morrison, « Le Blanc n’existe pas, pas plus que le Nègre », là où chez James Baldwin, cela équivaut à nier les discriminations : « Quand on refuse d’admettre que les discriminations structurent cette société, il suffit de nier que les couleurs existent ». Et puis il y a, encore, les revendications de Jean-Baptiste Belley. Ancien esclave de la colonie française de Saint-Domingue, affranchi suite à son service dans l’armée lors de la guerre d’indépendance américaine, Belley fut le premier député français noir (dès 1793, à la Convention puis au Conseil des Cinq cents) et n’eût de cesse de revendiquer une égalité de droits indépendamment de la couleur de la peau.

Si les positions défendues par tous ces personnages historiques sont fondées, les situations travaillent avec la fiction. Ainsi, les démarches entreprises par Lévi-Strauss se déroulent dans un Office National Français et Universel de l’Intégration Totale. Administration imaginaire, cet espace reproduit les signes et les clichés de la bureaucratie : couloirs aux couleurs désuètes, vigile en proie au désarroi, personnel surchargé de travail et exigeant de son interlocuteur qu’il se soumette à des procédures complexes. Le trait est volontairement forcé et la mise en scène comme le jeu font ici le choix de la caricature. De prime abord ubuesques, les difficultés de Lévi-Strauss à faire valoir sa requête dépassent rapidement la satire. Lorsque la fonctionnaire oppose à la demande de l’anthropologue la frilosité du Conseil d’État envers des patronymes à « consonance étrangère », rien n’est plus vrai et cet argument renvoie à une réalité historique.

Après la Seconde guerre mondiale, de nombreux Juifs ont francisé leur nom, ou en ont choisi un autre. Lorsque durant les décennies suivantes certains descendants ont souhaité un retour au patronyme d’origine, le Conseil d’État s’y est opposé, se fondant sur les motifs de l’immutabilité du nom et de l’absence de légitimité à reprendre un nom à « consonance étrangère ». Ce n’est que depuis le début des années 2010 que ces demandes aboutissent favorablement. Une politique qui interroge sur ses soubassements idéologiques et ses impensés racistes : qu’est-ce qu’un nom à consonance étrangère et, de là, à consonance française ? En quoi porter un nom « étranger » peut-il être préjudiciable ? Autant de questions encore en vigueur et dont l’administration française elle-même ne semble guère à même de se saisir, lorsqu’on constate que son site officiel affirme toujours, en 2019 : « Afin de faciliter votre intégration, vous pouvez demander la francisation de votre nom de famille et/ou de votre/vos prénom(s) lorsque vous sollicitez l’acquisition de la nationalité française. »

Au gré du spectacle les différents points de vue incarnés par les personnages fictifs comme historiques se succèdent, s’affrontent. Les fictifs viennent souvent interpeller, remettre en question des théories, des zones d’ombre (sur le sexisme, l’islamophobie, l’antisémitisme), tandis que les historiques transmettent leurs théories. Pour porter ce théâtre de la pensée, la mise en scène opte pour une scénographie modulable, les quelques éléments de décor aux couleurs automnales (panneaux mobiles constituant des murs, meuble de bar, fauteuils, chaises ou tables) étant déplacés, retirés, réagencés pour chaque séquence. Sans repères temporels trop affirmés – les couleurs des décors évoquant vaguement les seventies – cet espace de représentation illustre des lieux : salon, bar, ring, service administratif.

Après une troisième partie réunissant les personnages français, soit Belley, Levi-Strauss, Sénac, la fonctionnaire de l’ONFUIT et Marianne, l’ensemble bascule.

Avec son propos fouillé et didactique, son interprétation rondement menée par les comédiens, son enchaînement de séquences aux diverses facettes, Que viennent les barbares aurait pu s’en tenir là. Soit un spectacle au propos intelligent, fouillé – et riche quant à son évocation de la multiplicité des visions entourant les concepts et théories liées à l’identité, l’émancipation, la nationalité, le républicanisme, l’intégration, etc. –, mais à l’ambition éducative par trop limpide, et à la mise en scène ultra-classique. Sauf qu’après une troisième partie réunissant les personnages français, soit Belley, Levi-Strauss, Sénac, la fonctionnaire de l’ONFUIT et Marianne, l’ensemble bascule. À la fin de cette séquence où s’énoncent les différences de position de chacun, ces figures sont rattrapées par le réel, le nôtre aujourd’hui : l’évocation de la dénonciation de jeunes enfants Roms se rendant à l’école sans tickets par un chauffeur de bus. Après une interrogation de Marianne, « Que s’est-il donc passé, comment ton peuple, France, ton peuple de bon cœur et de bon sens, a-t-il pu en venir à cette férocité ? », Claude Levi-Strauss déclare, tandis que tous les personnages commencent à danser et que la musique devient de plus en plus assourdissante : « Nous n’habitons plus la même planète que celle où je suis né. Ce qui me reste à vivre je ne veux le gaspiller ni pour débattre, ni pour vous convaincre. On pourrait changer de trajectoire, revoir nos cartes, redessiner nos plans. On peut aussi préférer que l’orchestre joue plus fort et continuer à danser. »

Ils vont, danser, donc, avant l’ultime scène, et pas sur n’importe quoi : le morceau choisi est Territory, du groupe d’électro français The Blaze. Sorti en 2017, le morceau s’est très vite fait connaître grâce à son clip produit par Iconoclast, l’une des plus importantes boîtes de production de clips au monde. Après un succès immédiat, le clip a suscité quelques critiques. Mettant en scène un jeune homme revenant dans sa famille en Algérie, en exploitant les clichés sur l’Algérie, cette vidéo est critiquée car relevant de l’appropriation culturelle. Un problème soulevé notamment par le photographe marocain Ilyes Griyeb, pour qui depuis plusieurs années les industries culturelles (mode, cinéma, musique, etc.) se saisissent de motifs liés à la culture arabe. Outre que cette esthétisation équivaut majoritairement à une dépolitisation, l’appropriation culturelle relève de la perpétuation d’un état de domination : il s’agit bien toujours de la captation par un groupe dominant d’idées, de cultures, de pratiques, d’éléments de folklores et de patrimoine, de rituels d’un groupe dominé. Territory de The Blaze pille des images, des symboles, recycle des clichés (importance de la famille, valorisation de la virilité, traditions orientales, douceur de vivre, etc.) et les utilise dans une esthétisation exotisante selon des mécanismes néo-coloniaux.

« Continuer à danser », c’est, ici, refuser de remettre en question ces mécanismes qui pré-valent dans la société française. Une séquence ambiguë, qui cède ensuite la place à une ultime scène. Dans celle-ci, saisissante par sa beauté et sa poésie concentrée, tous les personnages ont intégré un diorama, soit le dispositif d’exposition utilisé dans les musées d’histoire naturelle pour présenter les animaux empaillés. Ou, à la période coloniale, pour présenter les « barbares » … Couleurs pastel, lumières tamisées, chacun devient un spécimen de son époque, de sa pensée – figure suscitant l’incompréhension, entre attirance et répulsion, chez qui le regarde. Dans un échange ultime, poème traversé d’inquiétude, tous – les uns à côté des autres et en même temps isolés – s’interrogent une dernière fois, face à nous, sur leur destinée, leur futur, le sens de leurs luttes. Des nôtres, aussi …

Que viennent les barbares, Mise en scène Myriam Marzouki, texte et dramaturgie Sébastien Lepotvin et Myriam Marzouki. À la MC93, à Bobigny, jusqu’au 23 mars.

Tournée 2019 Du 26 au 29 mars – La Comédie de Reims — Centre dramatique national ; Le 4 avril – La Passerelle — Scène nationale de Saint-Brieuc ; Du 9 au 11 avril – MC2: Grenoble ; Du 23 au 26 avril – La Comédie de Béthune — CDN Hauts-deFrance ; Du 27 au 29 mai – Théâtre Dijon-Bourgogne, CDN, dans le cadre du festival Théâtre en mai.


Caroline Châtelet

Journaliste, critique