Poésie

L’instabilité de toute chose – à propos de Christophe Manon

Critique

D’abord porté par l’ampleur universelle d’une écriture au plus près de la nature, Pâture de vent, le nouveau volume de Christophe Manon, bascule ensuite dans un réalisme prosaïque qui éclaire la nature de sa rage poétique, à l’origine de son entreprise littéraire : une rébellion intense qui est une forme de révolte sociale, qui prend racine dans son enfance et son expérience familiale.

« Des formes étincelantes flottaient dans l’atmosphère puis disparaissaient puis réapparaissaient, mais ce n’était pas des spectres ni des souvenirs et nul ne s’en souciait. L’air était rare, la lumière crue, les ombres s’étiraient. La vie s’épanouissait imperceptiblement, et le temps s’était résigné à s’écouler comme il se doit, selon les lois du temps, sans toutefois prendre garde au sens de son écoulement. Les plantes indolentes proliféraient et croissaient en soupirant dans leur feuillage docile. » Pâture de vent commence par une Genèse, la Genèse du désir, celle d’un adolescent qui découvre la jouissance. On entre dans ce livre par des pages magnifiques dans la chaleur d’un été à la campagne, qui semble être le début d’un monde.

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Il y a un garçon et une fille qui observent des fourmis. « Alors la fille se redressa et elle adressa au garçon un sourire qui jaillit d’entre ses cuisses, serpenta en sifflant et vint le saisir aux chevilles. » Ce sont les vertiges universels qui se jouent dans l’émoi inédit du très jeune homme et Christophe Manon sait les figurer dans l’ampleur magnifique de ses phrases. Il s’empare de l’élan poétique des tournures de l’Ancien Testament pour en faire un usage très païen : et si chacun d’entre nous recréait l’univers entier, finalement, lorsqu’il aime pour la première fois ? Dans ce livre, d’emblée, la vie capturée à l’état brut semble palpiter.

La prose somptueuse de Christophe Manon est hantée par la figure paradoxale du petit frère mort-né : habité par un sentiment de tendresse envers celui qui n’a pas même pu vivre, le poète donne par les mots à ce petit être esquissé une forme littéraire de vie, en l’inscrivant dans la tradition du tombeau. Ses pages disent le deuil impossible d’une vie qui n’a pas pu vraiment advenir. Ce petit frère-étincelle est une sorte de fantôme fragile que le livre permet de rendre enfin perceptible, puisqu’il avait été effacé de l’existence en même temps qu’il y faisait son apparition. Le poète rend à celui qui ne fut presque rien plus qu’un hommage : il lui prête sa propre vie.

« Repose-toi à présent, sois doux dans le repos ; c’est par mes yeux que tu connaîtras la gloire éclatante du jour, par mes mains que tu découvriras la tendresse et les épiphanies des peaux frémissant sous les caresses, par mes lèvres que tu goûteras la saveur des baisers et la chair juteuse et croquante des fruits (…) »

Ce livre est habité par le souffle primitif d’un sous-texte biblique, débarrassé de la religion, mais conservant sa dimension universelle.

Il est question de mort dans Pâture de vent, autant qu’il est question de vie, et l’on y croise aussi la tradition de la danse macabre. Certains passages peuvent se lire isolés du reste comme des poèmes à part entière. Ce livre est habité par le souffle primitif d’un sous-texte biblique, débarrassé de la religion, mais conservant sa dimension universelle : Christophe Manon est un poète qui sait s’emparer des traditions poétiques pour en faire quelque chose de complètement neuf, comme il l’a prouvé par exemple dans sa réécriture du Testament de Villon.

Le titre du livre, Pâture de vent, évoque l’Ecclésiaste : plusieurs parties du texte en semblent une sorte d’écho : « Salut à toi, poussière issue de la poussière, enfant mort en venant au monde, frêle fagot de chair et d’os qui ne fut pas et ne sut jamais comment respirer ».

Assez court, le volume est composé de deux parties, la deuxième faisant surgir tout à coup la première personne et la violence, qui succède au deuil. Ses visions hallucinées font penser alors à une sorte d’Apocalypse moderne, stroboscopique. Les accumulations créent une sorte de gigantesque tableau animé : une forme de Jérôme Bosch punk, la description cauchemardesque des enfers d’aujourd’hui.  Ce sont alors des fantômes beaucoup plus effrayants qui viennent l’habiter : « Je vois leurs faces décrépites et revêches, je sens leur souffle ondoyer sur ma colonne vertébrale et leur tumulte assourdissant bat dans mes tempes et m’ensorcelle ».

À plusieurs reprises, dans ce livre, intervient également la figure d’une sorcière sortie tout droit d’un conte de fées, et qui semble être là pour empêcher les désirs. Les cauchemars d’enfant paraissent être une cascade de visions en constantes métamorphoses : des terreurs nocturnes liées à la mort (celle d’une aïeule, semble-t-il) génèrent une forme de délire poétique oppressant. Puis on quitte ce registre : l’aspect autobiographique du livre s’accentue au fil de la lecture. Un inventaire des tromperies, des faux-semblants institués par les adultes lorsque le poète était enfant donne lieu à des raisonnements sur le peu de fiabilité de leurs propos, et cela rejoint finalement le thème principal du titre : l’instabilité de toute chose. « J’affirme aujourd’hui que c’est un sentiment particulièrement pénible de vivre de cette façon dans l’impermanence, livré à tous les vents d’un savoir incertain, totalement privé de faits indubitables. »

Alors que la forme initiale du livre semblait vouloir épouser une sorte d’ampleur universelle, la fin se resserre sur le poète : c’est une bascule vers l’intime.

Le poète continue en se décrivant directement dans un autoportrait sans concession, incluant une adresse à sa mère avec laquelle il a entretenu des relations houleuses. Le réalisme prosaïque final de Pâture de vent contraste avec le reste du livre : le poète y éclaire la nature de sa rage poétique, à l’origine de son entreprise littéraire, une rébellion intense qui est une forme de révolte sociale, qui prend racine dans son enfance et son expérience familiale. Alors que la forme initiale du livre semblait vouloir épouser une sorte d’ampleur universelle, la fin se resserre sur le poète, au plus près de ses difficultés, de ses faiblesses personnelles. « Lorsque j’étais pris en flagrant délit et que je ne pouvais plus cacher mes turpitudes, je me drapais dans une dignité grandiloquente de cabaret, je prenais des airs farouches d’édile accusé de corruption et je niais avec d’autant plus d’aplomb ce que je ne pouvais nier. » Christophe Manon se livre, avec une forme d’honnêteté brute, qui n’est pas de la provocation ni de l’impudeur, même s’il peut aborder certains sujets tabous : c’est une bascule vers l’intime.

Pâture de vent fait suite à Extrêmes et lumineux, qui était aussi paru aux éditions Verdier il y a quelques années, dont la lecture a représenté pour moi une vraie déflagration l’été où je l’ai lu. Ce livre magistral avait reçu le prix de la Société des gens de lettres.  Je ne m’attendais pas à ce choc – celui de la poésie intense alors qu’alors je croyais que j’allais lire un roman. Il y a quelque-chose de paroxystique dans l’écriture de Christophe Manon. Le récit de Pâture de vent plus fluide suit un personnage principal alors qu’Extrêmes et lumineux croisait les trames narratives, mais l’on se trouve d’une manière assez comparable emporté dans un flux de phrases amples : il faut accepter de s’y perdre parfois, de lâcher prise pour se laisser chavirer par les émotions.

Dans Extrêmes et lumineux, il y avait un enchevêtrement de récits télescopés, et l’on cherchait à établir des ponts entre les scènes, imprégnées d’une sorte de nostalgie : de nombreux fils reliaient tous les épisodes éclatés. La cohérence de Pâture de vent est plus évidente, puisqu’on suit un personnage proche du poète, mais on éprouve aussi dans cette expérience de lecture une forme de glissement imperceptible d’un état à l’autre, comme si l’on s’enfonçait dans un univers profond, qui nous échappe toujours un peu. On apprend à la fin du livre que des extraits du livre ont été publiés dans différentes revues, ce qui confirme notre impression de pouvoir lire à certains moments des textes qui ont leur unité propre, par exemple ceux qui sont en italiques dans la première partie.

Il faut oser lire Christophe Manon, car son écriture ne ressemble à aucune autre, il nous emporte dans son univers nourri de références mais surtout habité par des émotions intenses, existentielles, intemporelles, qui emportent tout sur leur passage. Je le lis comme si je voulais nager dans un torrent. La sensibilité à fleur de peau de son écriture nous fait vivre des sensations plus acérées, passionnées, authentiques, qu’on a un peu de mal à trouver par ailleurs aujourd’hui. Et puis, aidons un peu cette époque à sortir de son indifférence injuste à l’égard des poètes très contemporains. Quelle place est faite dans nos librairies, dans nos universités, dans nos médias, dans l’enseignement des lettres aujourd’hui, dans nos lycées, à nos poètes vivants ? Il faut lire Christophe Manon.

Christophe Manon, Pâture de vent, édition Verdier, collection jaune, janvier 2019, 112 pages.

Françoise Cahen

Critique, Professeure de lettres en lycée, Chercheuse en littérature