Quand Véronique Ovaldé sourit avec le genre polar
« Gloria était astucieuse et bagarreuse, elle n’avait pas peur de la solitude, elle la cultivait même avec un certain talent. Elle était du genre à dire tout haut, Beau travail, ma fille, quand elle rentrait du supermarché et passait un coup d’aspi. Elle ne s’était jamais plu à la fréquentation des autres, aussi bien lorsqu’elle était enfant qu’adolescente, les filles étaient des connasses sournoises et les garçons des bonobos lubriques, elle trouvait tout ce petit monde bruyant et ennuyeux ».
Ainsi sont les femmes chez Véronique Ovaldé. Obstinées et débrouillardes, elles apprennent à faire avec ce qui leur tombe dessus, accessoirement à sauver leur peau. Toujours, elles se révèlent bien plus étonnantes que ce dont elles ont l’air. Ainsi Gloria, « un physique de muse XIXème siècle du haut de la rue Lepic », qui déteste sa poitrine XXL. Gloria la brave fille, que les hommes pensaient devoir prendre sous leur protection, glisse au début du roman un Beretta dans son sac et s’en va.
Car Personne n’a peur des gens qui sourient est le roman d’une femme en cavale. Il débute dans un immeuble du petit port touristique de Vallenargues, sur la Côte d’Azur. Gloria fait ses valises, va chercher ses filles à l’école et les embarque pour des vacances anticipées et imprévues. Direction Kayserheim, en Alsace, où elles vont se réfugier dans la maison léguée par la grand-mère maternelle de Gloria. S’évertuant à ne laisser aucune trace derrière elle, la jeune femme tente d’échapper à un danger imminent, c’est certain, et elle cherche à protéger ses filles, mais on ne sait pas ce qu’elle fuit. Cette construction en forme d’énigme donne à ce roman une délicieuse ambiance de polar. Mais il est plus riche que cela.
Véronique Ovaldé dans son texte fait alterner deux époques. D’une part le moment présent où Gloria essaie tant bien que mal d’organiser sa vie quotidienne, seule avec ses deux filles dans une maison au milieu d’une grande forêt. D’autre part le passé de Gloria, qui a grandi entourée d’hommes car, lorsqu’elle était petite, sa mère s’est enfuie avec son dentiste. Dès lors, trois personnages ont veillé sur ses jours. Son père, inconsolable et décédé assez tôt, ainsi que ses deux vieux amis : Lucca Giovanangelli, Tonton Gio pour les intimes, et l’avocat Pietro Santini, qui a géré les affaires d’héritage de Gloria. Trois Corses liés par d’obscurs liens ancestraux. L’auteure s’amuse à jouer avec le genre du roman noir et nous embarque dans des histoires rocambolesques et les mystères sans nom qui entourent les activités de Santini ou Tonton Gio. Mais un jour, un autre homme surgit, le beau Samuel. Gloria tombe dans l’instant éperdument amoureuse de ce jeune homme inconnu qui un jour s’assoit dans le bar de Tonton Gio, et Samuel deviendra le père des filles de Gloria.
C’est parce qu’elles ne sont pas des femmes exceptionnelles que les personnages de Véronique Ovaldé nous touchent autant dans leur humanité fragile et obstinée.
Personne n’a peur des gens qui sourient est le dixième roman de Véronique Ovaldé, par ailleurs éditrice et autrice jeunesse. Depuis Le sommeil des poissons (Seuil, 2000) jusqu’à Soyez imprudents les enfants (Flammarion, 2016) en passant par le formidable Ce que je sais de Vera Candida (L’Olivier, 2009), Ovaldé n’a pas cessé de construire un univers romanesque peuplé d’héroïnes qui toutes sont cousines. Toutes, en tous cas, doivent se protéger de quelque chose. La romancière s’est expliquée en interview sur ce motif récurrent des femmes menacées : « Souvent je me dis qu’être une femme c’est être menacée. Quand on est une petite fille, on vous prévient toujours de la dangerosité du monde. Quand vous êtes un garçon aussi, sûrement, mais plus quand vous êtes une fille car on vous dit de faire attention aux garçons. C’est quelque chose qui m’intéresse beaucoup. La relation qu’on va entretenir avec le monde extérieur petite fille, jeune femme, femme, quand on a tellement tenté de vous convaincre qu’il fallait vraiment faire très attention. La menace existe, le monde dans lequel nous vivons n’est pas un champ de coquelicots. On est nombreuses à fignoler un abri anti-tempête pour soi et sa propre progéniture. Ce qui relie mes personnages féminins c’est que ce sont des femmes qui luttent. Ce ne sont pas toujours des guerrières, mais elles résistent ». C’est justement parce qu’elles ne sont pas des femmes exceptionnelles, mais juste des individus qui se débattent comme elles le peuvent, que les personnages de Véronique Ovaldé nous touchent autant, dans leur humanité fragile et obstinée.
Comme dans Ce que je sais de Vera Candida, ou dans Des vies d’oiseaux, on découvre ici une lignée de femmes, plus ou moins solidaires et sympathiques selon les générations. Si Gloria vit dans le souci constant de ses filles, les femmes qui l’ont précédée ont fait preuve de moins d’attention. Car les mères peuvent être défaillantes, femmes accablées plus que méchantes, et les filles doivent se débrouiller avec l’héritage qu’elles en reçoivent. À travers Gloria, Ovaldé décrit une jeune femme qui refuse la fatalité et choisit de rompre avec une logique familiale néfaste qui a engendré des relations mères-filles destructrices. Gloria décide de vivre différemment avec ses Stella et Loulou, et de construire quelque chose avec elles. Stella est ado, Loulou encore enfant, et la romancière décrit avec beaucoup d’empathie leurs deux âges différents, de l’enthousiasme joyeux de Loulou aux bouderies de Stella, mais montre aussi le lien très fort qui les unit.
Comme souvent, tous les personnages de ce roman sont ou ont été géographiquement déplacés, plus ou moins malgré eux. Un thème récurrent chez Ovaldé. Bien qu’elle ne le mette jamais au centre de son propos, il renforce l’impression d’inadaptation de chacun des individus dont elle fait le portrait. Chacun est contraint, homme ou femme, de se faire une place dans un lieu inconnu, parfois hostile. Ainsi toute la littérature de cette romancière peut, aussi, être lue comme une métaphore de l’exil et de l’immigration.
Ses livres sont une mise en fiction d’un discours plus général sur la place réservée aux femmes dans le monde et sur les stéréotypes qui s’accrochent à elles.
Gloria, qui toute sa vie a semblé inoffensive, va s’avérer plus complexe qu’elle n’y paraît. Pas seulement à cause du Beretta qu’elle embarque dans sa valise. On s’en souvient peut-être, Et mon cœur transparent (L’Olivier, 2008), porté à l’écran l’an dernier par Raphaël et David Vital-Durand, racontait l’histoire d’un veuf qui éberlué découvrait que son épouse adorée avait été, sans qu’il ne le soupçonne, activiste dans une organisation prônant la lutte armée. S’il est une constante chez Ovaldé, c’est d’instaurer une distorsion entre l’apparence de ses héroïnes, la façon dont les autres protagonistes les voient, et ce qu’elles sont en réalité. La romancière avoue être intéressée par les individus qui semblent vivre dans une certaine norme, des gens qu’on ne remarque à priori pas, alors qu’en réalité ce sont des marginaux. Mais, toujours, ses héroïnes mettent elles-mêmes du temps avant de se rendre compte de ce dont elles sont capables, et il leur faut encore plus de temps pour parvenir à se réaliser.
Les femmes qui peuplent les romans de Véronique Ovaldé doivent se convaincre qu’elles peuvent sortir de leur zone de confort. Ses livres sont ainsi une mise en fiction d’un discours plus général sur la place réservée aux femmes dans le monde, sur les stéréotypes qui s’accrochent à elles et sur les montagnes qu’elles doivent soulever pour avancer. Toujours, chez elle, des filles égarées, qui ont longtemps fait confiance aux hommes qui les entourent, finissent par prendre leur vie en mains. Il n’y a pourtant aucune opposition frontale entre personnages masculins et féminins. Les hommes bienveillants ne manquent pas dans son univers romanesque. Ici Tonton Gio, qui veille sur Gloria comme s’il s’agissait de sa propre fille, mais regrette de ne pouvoir tout décider pour elle. Des hommes qui voudraient sauver les femmes malgré elles, on en trouve dans tous les romans d’Ovaldé, des hommes candides, tendres et sentimentaux, comme le père de Gloria qui ne se remet pas du départ de sa femme.
Véronique Ovaldé creuse et retravaille inlassablement cette thématique, mais avec une étonnante fantaisie, car l’humour est une des caractéristiques de son écriture. Peut-être à l’image de ses héroïnes, ses textes en apparence drôles et légers s’avèrent souvent très émouvants, comme par surprise. Ovaldé nous décrit l’air de rien des personnages brisés, souvent encombrés de chagrins anciens, d’histoires familiales compliquées, qui manquent de rater leur vie et la recommencent comme ils peuvent.
Comme d’autres écrivain.e.s de fiction, Véronique Ovaldé est capable d’engendrer des mondes. Mais les lieux où elle choisit d’installer ses personnages sont toujours étonnants et méritent toute l’attention de ses lecteurs et lectrices. Les communes de Vallenargues ou Kayserheim balisent le roman et sont, comme toujours chez cette romancière, totalement fictives. Car Ovaldé est passée maîtresse dans l’art d’inventer des lieux crédibles qui n’existent nulle part. Livre après livre, elle se construit une mythologie personnelle, une géographie purement littéraire, entièrement fabriquée sur des sensations. On l’a vue créer de toutes pièces un faux pays d’Amérique latine, une ville dans le Grand nord canadien. Chaque fois, elle joue avec la consonance des noms, l’illusion parfaite d’une imagerie fantasmagorique, un exotisme revisité qu’elle met en scène.
On peut s’interroger sur ce besoin de créer des endroits qui n’existent pas, comme si la fiction ne pouvait s’encombrer d’une ville réelle, ou comme si seuls des lieux inconnus toujours surgissaient dans l’imagination de l’écrivaine. Et souvent dans ses romans, comme ici l’Alsace et la Côte d’Azur, deux lieux très différents sont opposés. Celui des origines, rugueux et obscur, qui surgit soudain dans celui du présent, plus ensoleillé et urbain. À l’image des personnages toujours surprenants qu’elle met en scène, les lieux chez Véronique Ovaldé sont probablement une façon de raconter autre chose, sensation intime ou angoisse profonde qui semble l’habiter, et resurgir livre après livre.
Véronique Ovaldé, Personne n’a peur des gens qui sourient, Flammarion, 6 février 2019, 270 pages.