Cinéma

Poème pour une politique du langage : Le Livre d’image de Jean-Luc Godard

Journaliste

Le film de Jean-Luc Godard diffusé sur Arte à partir du 17 avril réinvente les ressources du montage pour offrir une méditation émouvante et pleine d’inattendus. Grand voyage dans les images, les sons et les événements, il construit une réflexion centrée sur l’histoire du Moyen-Orient pour reformuler les enjeux d’une aspiration révolutionnaire au futur.

On devrait mais on ne peut pas. On devrait regarder-écouter cela comme si n’existait pas cette jungle qui prospère depuis 60 ans autour du nom « Godard ». Il faudrait aller regarder sa télé, le 17 avril (ou les jours suivants en replay), et laisser venir.

Bien entendu l’auteur de ses lignes n’est pas plus qu’un autre dans cet état d’innocence impossible. Mais on peut y jouer — pas seulement pour le plaisir de jouer, qui est bien légitime, ni pour se défaire du fardeau culturel, médiatique et plein d’autres choses encore qui pèse, obscurcit, brouille et épuise, mais pour reconstruire la possibilité d’une rencontre. Que rencontrerait-on alors, sous l’intitulé Le Livre d’image ?

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Un film de cinéma, plutôt sérieux, et sérieusement construit — mais qui, comme tout objet ayant de près ou de loin à voir avec la poésie, se garde de complètement afficher son mode de construction. Un film en deux parties, organisé par une idée force. Ouverte et close par une image de Bécassine (« dont les maîtres du monde devraient se méfier parce qu’elle se tait ») la première partie est composée de cinq chapitres, annoncés en relation avec les cinq doigts, les cinq sens, les cinq parties du monde. Soit, au-delà du nouvel éloge de la main, une assez précise description des enjeux du film — faire, sentir, en relation avec la géopolitique.

Pour cette nouvelle réalisation, Godard mobilise de manière un peu différente les ressources qu’il a inventées depuis une trentaine d’années, ressources déjà déployées dans une quinzaine de titres parmi lesquels la référence majeure est l’ensemble Histoire(s) du cinéma. Il s’agit de tout un arsenal de modes de suggestions associant extraits de films, citations littéraires et musicales, tableaux et statues, photos de presse, documents officiels, sa propre voix et celle de nombreuses autres, qui, comme les images, parfois se chevauchent. Il s’agit cette fois d’approcher selon des angles différents (la vérité, la guerre, l’Histoire en mouvement, la mécanique, le droit, l’environnement) la même thématique, le triomphe répété ad nauseam du Mal. Certes Everybody knows the good guys lost, mais il ne suffit pas de le savoir, il s’agit d’en interroger les formes. L’art musical du montage où Godard excelle depuis Histoire(s) du cinéma et qu’il a déployé de multiples manières depuis trois décennies fait comme surgir sous le pas d’un promeneur solitaire au travers des siècles, des pensées et des œuvres, des bouquets changeants de couleurs et de sons, de souvenirs et d’hypothèses, de calembours lestés de sens et de théories ailées de grâce, de mélancolie et d’humour.

Le montage vise à faire surgir une troisième image du rapprochement de deux : Godard en offre ici un ensemble de manifestations fécondes.

Rien de cosmétique ni même véritablement de virtuose dans ce déploiement aux 24 vents des affects politiques, des terreurs et des émotions. Plus simplement, la mise en circulation de signes (en donnant au mot « signe » sa signification la plus ouverte) qui se stimulent les uns les autres, se surprennent, se déroutent, et ouvrent ainsi le nouveau chemin. Par exemple, dans le chapitre 3, « Ces fleurs entre les rails, dans le vent confus des voyages », la mobilisation inventive de plans de films montrant des trains compose peu à peu tout un ensemble de propositions invitant à s’interroger autour de motifs – Auschwitz, la mondialisation, la vitesse, l’exil, l’internationalisme (prolétarien ou pas), les machines, l’exotisme – dont ils ne s’agit nullement de les confondre ni même d’y chercher des liens de causalité, mais de se rendre sensible à ce qui y résonne sur des notes comparables.

On sait depuis longtemps, entre autres grâce à Jean-Luc Godard, que le montage, geste décisif du cinéma, vise à faire surgir une troisième image du rapprochement de deux images – ou aussi bien de deux sons, ou d’une image et d’un son. Depuis À bout de souffle et même avant, dans ses articles des Cahiers du cinéma, Godard n’a cessé de remettre sur le métier cette promesse, il en offre ici un ensemble de manifestations fécondes, dont certaines selon des approches inédites. Parmi d’autres, le procédé tout simple qui consiste grâce à un logiciel de montage banal à faire apparaître une nouvelle image depuis le centre de la précédente offre une assez heureuse métaphore de la façon dont le cinéaste « ensemence » les éléments visuels, verbaux et sonores pour y faire pousser d’autres images, d’autres idées, d’autres rêveries qui elles-mêmes se raccorderont (ou pas) à ce qui vient ensuite.

Puis, vers la cinquantième minute de ce film qui en compte une centaine, Le Livre d’image se recentre sur ce qu’on appellera faute de mieux son « sujet ». Celui-ci est introduit par deux cartons, qui empruntent comme souvent à deux titres de livre (Conrad et Dumas) : Sous les yeux de l’Occident, l’Arabie heureuse. La première partie aura servi en quelque sorte de socle, politique et moral, à la méditation de la deuxième. La pensée d’Edward Saïd sur l’orientalisme comme invention de l’Orient par l’Occident, et un petit conte de l’écrivain égyptien Albert Cossery, Une ambition dans le désert, où un Emir fabrique une fausse révolution pour mieux asseoir son pouvoir, servent de rampe de lancement à cette traversée d’un désert horriblement peuplés de défaites, de cadavres et d’illusions perdues. Si le Moyen-Orient – et pas l’Afrique par exemple – tient ce rôle, c’est qu’il est cette « région centrale » qui donnait son titre au chapitre 5, centrale pour avoir été le berceau des civilisations du livre : non seulement les trois grands monothéismes, mais toutes les manières de pensées occidentales, qui ont en grande partie contaminé, par la force, par le fric, par les arts, le reste du monde. Godard y adjoint d’ailleurs en sourdine, comme une note en bas de page, l’autre grande source du discours et des modes de pensée occidentaux, venue de la Grèce antique, avec la réutilisation de la bande son de la scène finale du Mépris, tournage de L’Odyssée.

L’idée force qui habite l’ensemble du film est la nouvelle formulation qu’il résume en opposant in fine explicitement langue et langage.

Oui il s’agit bien de rappeler les crimes sans nombre du colonialisme, notamment dans cette région du monde, et de pointer l’étendue du désastre politique qui solde les engagements y compris les plus généreux de générations et de générations de combattants de la liberté. Et, oui, il s’agira encore, in extremis, d’affirmer malgré tout combien il y eut là de noblesse, de justice et d’aspirations dignes de mémoire et d’admiration. Ce sera la formule, magnifique par son refus radical du cynisme, « Et même si rien ne devait être comme nous l’avions espéré, cela ne changerait rien à nos espérances. Elles resteraient une utopie nécessaire ».

Mais l’idée force qui habite l’ensemble du film est la nouvelle formulation, plus précise et plus claire dans ses implications politiques que lors de ses précédentes apparitions chez Godard, qu’il résume en opposant in fine explicitement langue et langage. L’hypothèse très radicale est ici que les civilisations du verbe (filles de la Bible et du Coran comme de Platon et d’Aristote, et jusqu’à Marx et Freud), civilisations qui désormais dominent l’ordre du monde, ont dans les limites de leurs multiples langues échoué à produire le langage capable de prendre en charge la complexité du monde, et ont pour cela engendré une suite sans fin de catastrophes. Le Livre d’image est un apologue dans l’ombre de la tour de Babel, où ce n’est pas seulement la séparation entre langues verbales qui est une malédiction, mais entre les dits moyens d’expression, énumérés au générique de fin : textes, films, tableaux, musique. Le titre du film le présente comme une tentative d’antidote à la domination absolue des livres du verbe, non pas que les mots en soient absents (ô non !) mais comme petite proposition d’un dépassement des biais mortifères qu’induisent toutes les « langues », verbales surtout mais aussi visuelles ou musicales.

Certes, un seul petit livre d’image de 93 minutes n’y suffira pas, mais il pointe du moins les abimes de la séparation entre ces diverses langues, et appelle à l’invention de ce qui permettrait de sentir-penser le réel au-delà de leurs limites. Une telle visée est si ample qu’on serait tenté de lui appliquer le titre de Cossery, une ambition dans le désert. Mais est-ce si sûr ?

C’est en tout cas bien ainsi que le vit Godard, et la profonde mélancolie (pas du tout la nostalgie !) qui accompagne sa réflexion est aussi l’énergie qui donne à ses réalisations leur extraordinaire puissance d’émotion, faisant circuler sans cesse ses spectateurs du sourire aux larmes qui pointent, de la surprise à l’interrogation la plus intimes comme la plus ouverte. Et sans doute lui-même n’ira guère plus loin. Mais à certains égards, ce qu’il imagine et espère a déjà un nom, à défaut d’avoir une réalité. Cela s’appellerait l’hypertexte.

Assurément les formes, techniques et procédures existantes de l’hypertexte sont assujettis aux pouvoirs économiques et industriels dominants, aux modèles formels dictés par les lois du profit et du spectacle. Est-on sûr qu’il n’en alla pas toujours ainsi ? N’est-ce pas depuis l’intérieur de ces contraintes, c’est à dire depuis l’intérieur du monde réel, qu’il y a néanmoins à inventer un possible dépassement de ces clivages destructeurs ? Le Livre d’image ne dit rien de tel, mais il en contient à tout le moins la question.

Une chose encore : le film ne sortira pas en salles mais passera à la télévision, sur Arte. D’abord il faut se réjouir que ce soit dans le cadre d’un des programmes les plus innovants et audacieux non seulement de la télévision française, ce qui ne serait hélas guère difficile, mais des télévisions du monde : La Lucarne. Case hebdomadaire en principe dédiée au documentaire, elle est en réalité un espace de liberté pour des formats très divers et inventifs, où le documentaire est certes bien représenté sans représenter une limite et encore moins un dogme. Mais tout de même, la télé !

Voilà longtemps que Godard cherche à remettre en question aussi le format classique de distribution des films, Le Livre d’image a été montré ou le sera dans des théâtres, des galeries, peut-être des cafés, pourquoi pas des hôpitaux ou des prisons. La télévision peut de ce point de vue être considérée seulement comme une hypothèse alternative parmi d’autres. Quant à la réduction (pas seulement spatiale, loin s’en faut) de cette grande œuvre de cinéma, comment se fait-il qu’elle souffre si peu d’être enfermée dans la boite télévisuelle ? À cela aussi Jean-Luc Godard a déjà en partie répondu. C’était dans le chapitre 3A d’Histoire(s) du cinéma, où il remarquait «  Mais il y a une chose étrange cependant. Comment le cinéma italien a-t-il pu devenir si grand puisque, tous, de Rosselini à Visconti, d’Antonioni à Fellini, n’enregistraient pas le son avec les images ?

Une seule réponse. La langue d’Ovide et de Virgile, de Dante et de Leopardi, était passée dans les images ». De même, avec Godard, la langue de Vertov et de Vigo, de Lang et de Pasolini, est passé dans… dans quoi ? Cela n’a pas de nom. Ou pas encore.


Jean-Michel Frodon

Journaliste, Critique de cinéma et professeur associé à Sciences Po

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