Littérature

De la prolifération du texte – sur Dans la bibliothèque de la vie de Donatien Grau

Critique et écrivain

De Platon à Joe Dassin, en passant par Guyotat ou Agamben, Donatien Grau lit beaucoup – et tout. Il écrit aussi et refuse pour la littérature contemporaine le repli sur d’anciennes stratégies obsolètes de production et de diffusion, s’attachant plutôt aux mille et un supports qui requièrent dorénavant notre attention au quotidien.

Lire le livre d’un ami ne se fait jamais sans un mélange d’appréhension. Se pourrait-il que les mots imprimés perdent l’éclat et la vigueur de ceux prononcés lors de conversations enflammées à Paris ou à Bruxelles, attablé autour des bancs d’un école d’art bruxelloise ou dans vieux café des passages benjamin de Paris ? Garderont-ils la saveur de la douce exaltation des appels téléphoniques, parfois plusieurs par jours et des quatre coins du monde, dont j’ai toujours considéré qu’ils faisaient parties intégrante de l’art d’écrire de l’auteur de Dans la bibliothèque de la vie paru récemment aux éditions Grasset ?

Le charme d’une personne, c’est son grain de folie, disait quelque part Gilles Deleuze. La folie Donatien Grau, c’est de croire que le monde ne manquera pas de se défaire si une conversation s’interrompt avec tel artiste, si cette exposition n’a pas été vue par untel et qu’il manque à celle que lui même vient de monter à Orsay ou, à l’époque, à la galerie d’Azzedine Alaïa le texte de cet écrivain pour l’accompagner. Sa forme d’élégance : écrire une énième thèse, celle-ci portant sur la numismatique romaine, d’une même fidèle passion qui le pousserait par exemple à sauver Paul McCarthy ou Pierre Guyotat d’un mauvais rendez-vous.

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La fidélité aux textes et aux amis est indissociable dans une époque où la politique des êtres et des choses est soumises aux sombres lois stratégiques des égos et de la vente. Combien ne se sont pas perdus d’accompagner le flux incessant d’images et de choses pensant ne pas se compromettre tandis que d’autres, pour s’essayer à l’interrompre, ont habillé leur marginalisation de l’orgueil de la radicalisation. Alternative ruineuse pour l’auteur d’un Age des créateurs qui pense un certain agencement de mots et de gestes comme condition de l’efficacité de la pensée dont rien ne laisse penser qu’elle avait plus de droits hier qu’aujourd’hui pour modeler le réel.

Il rappelle la complexité des imbrications entre le texte et l’idée, la revendication, même, d’un tissage beaucoup plus fin, d’une imbrication beaucoup plus étroite entre les activités de lire, de contempler et celle d’écrire.

C’est qu’on ne cassera plus le monde en deux, pense-t-il, en argumentant à partir d’une lecture efficace de Platon où il revivifie l’apparition d’une première tension entre deux formes d’amour : celui de la sagesse, celui des discours. Le premier, sous le nom de philosophie, aurait donné au cours de l’histoire ce lieu de la pensée de l’idée, des conceptions du monde et de la vie, le second, sous le nom de philologie, ce serait de plus en plus renfermé au fil des temps sur les canons d’un discipline historique revendiquant les généalogies fines et la patience du détail. Aux uns les grands élans de la raison dans l’histoire et de l’intellection du réel, de la dénonciation des arrières-mondes jusqu’à l’indignation de la pensée critique pour rejoindre la vie vraiment vécue, aux autres le retrait en chambre et en chaire, loin des agitations, des épreuves du temps présent.

Une fois encore, choix délétère sous la plume de l’agrégé de lettres classiques qui se refuse aux termes de la séparation et se désole d’une répartition des rôles à travers les âges ayant figé les aveuglements, omissions et compromissions mutuelles. Contrecarrant les lectures trop rapides de Platon qui voient en son œuvre le début d’une dévalorisation du texte et de l’écriture, reléguée au rang de simple trace de l’activité de l’âme, il rappelle, à travers les occurrences du terme philologie dans l’œuvre du maître, la complexité des imbrications entre le texte et l’idée, la revendication, même, d’un tissage beaucoup plus fin, d’une imbrication beaucoup plus étroite entre les activités de lire, de contempler et celle d’écrire.

L’exercice serait vain, s’il n’y avait derrière la convocation rapide et fine d’une multitude d’occurrences et de références qui maille l’ouvrage, une gourmandise à l’œuvre, une inquiétude aussi, pour ne pas se faire le relais d’une traduction contemporaine de cette pâle opposition qui verrait s’affronter dans une forme d’alliance objective démoniaque les tenants mélancoliques de la fin de la littérature (plus de lecteurs, de mémoire, etc.) et les déçus du grand texte de l’histoire qui à force de bégaiements se donne de plus en plus difficilement à lire. C’est que l’un comme l’autre, stériles, bloquent une véritable potentialité d’écriture que notre époque recèle, un véritable possibilité de ne plus être tiraillé entre la position de spectateur du savant lecteur et l’engagement fébrile du créateur de formes de textes qui traversent de nos jours un si grand nombre de pratiques artistiques. Plus encore, c’est à une intoxication de l’une par l’autre, et vice-versa, que de belles pages portant sur l’exercice de l’écriture et de la lecture en notre âge hyperconnecté en appellent.

En prenant acte de la nécessité d’étendre l’idée de texte à un ensemble de configurations disparates, ce grand défenseur de l’art contemporain vise avant tout à proposer une adéquate redistribution des mots et des images.

On n’a jamais autant lu, jamais autant écrit, et la littérature ne se tiendra debout qu’à refuser son repli sur d’anciennes stratégies obsolètes de production et de diffusion tout autant qu’à s’instruire d’un travail du texte à l’œuvre par chacun et pour chacun à travers les mille et un supports qui requièrent dorénavant notre attention au quotidien. L’appel à une reformulation de la philologie pour un âge nouveau où l’on ne devient le lecteur du monde et de soi qu’à savoir s’écrire en ayant conscience de l’épaisseur des temps qui nous constitue vibre dans ces passages où Donatien Grau convoque à l’appui de ses thèses ses alliés et amis que sont entre autres Tristan Garcia, Emanuele Coccia ou encore Maël Renouard. Là où il lit chez d’illustres prédécesseurs (Foucault, Nancy, Derrida) une sorte de déni de l’engagement philologique au profit de ses différentes formes de voilement sous les nouvelles balises de l’archéologie, de la généalogie ou de la grammatologie, il salue en Agamben la grande ambition de renouer avec le scrupule morphologique des lettres et des langues.

En prenant acte de la nécessité d’étendre l’idée de texte à un ensemble de configurations disparates, ce grand défenseur de l’art contemporain et des nouvelles pratiques d’expositions (dont il fait par exemple d’Hans Ulrich Obrist une sorte d’épigone) vise avant tout à proposer une adéquate redistribution des mots et des images, des écritures et des lectures de soi et du monde. Frôlant par moment un usage quasi métaphorique de l’idée de texte, la grande vibration des œuvres dans le monde devient sous sa plume le plissement fanfaron des pages d’une bibliothèque qui s’écrit et se lit dans un mouvement dont rien ne dit a priori le terme. Il est à craindre que d’aucuns verront une trop grande naïveté dans cette fête de l’horizontalité, alors que d’autres y liront trop de bénédiction et d’attachement à un temps présent dont les ombres et les désastres disparaîtraient sous une forme de célébration du foisonnement et du tissage permanent.

Mais c’est ici que pointe les linéaments d’une éthique, dans ces dernières pages qui célèbrent les écritures du corps à travers les vêtements, le touché, la démarche. Donatien Grau n’aime pas les figures du renoncement. Son émouvant portrait de Joe Dassin en écrivain sans œuvre  en témoigne. Il n’y aucune gloire à laisser filer le monde sans avoir essayé de le reformuler, ne fût-ce que pour soi, à l’écart de la rancœur et du ressentiment. Par les textes, trop de choses nous lient, nous obligent, nous rendent responsable. Vouloir fissurer le monde, c’est dans son esprit une faute, comme d’effilocher un tissu maintes fois réparé et recousu. Sutures et surpiqûres, rapiècements en sont la plus grande valeur. En prendre soin c’est être à l’image d’une humanité en chemin qui évite de se défaire.

Je ne résisterai pas, pour conclure, à regretter dans cette traversée deux absents, dont il aurait pu faire des aimants aux charges opposées. Ce livre n’aurait-il pu s’inscrire sous la fameuse injonction de Guy Debord : « Pour savoir écrire il faut avoir lu, et pour savoir lire il faut savoir vivre ? » N’aurait-il pu se placer dans la lignée de Carlo Michelstaedter, ce jeune homme tourmenté, si fin de siècle, qui, retournant lui aussi à Platon, traquait avec une insistance fiévreuse la prétention du langage philosophique à sceller l’idée, la vérité dans la glaise du discours ? Sans doute ces absences ne sont-elles pas un hasard. L’ambition de Donatien Grau se plaçant ouvertement à rebours de celle des grands cramés de la mystique du verbe et du dégoût du spectacle du monde, qui auront préféré mettre fin à leurs jours que de reconnaître l’équilibre à jamais précaire des mises en forme de nos vies par les mots et les gestes qui les tissent.

 Donatien Grau, Dans la bibliothèque de la vie, Grasset, 304 pages.

 


Gilles Collard

Critique et écrivain, professeur de philosophie à l’Ecole Nationale Supérieure des Arts Visuels - La Cambre

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