Littérature

Souviens-toi des monstres, un livre monde pour rendre hommage à une Méditerranée mythique

Journaliste

Résonnant d’échos venus de Tolkien, Garcia Marquez, Homère ou Fellini, le premier roman très singulier de Jean-Luc A. D’Asciano prend la forme d’une épopée de deux frères siamois dans une Italie fantasmagorique. Truffé d’inventions littéraires, Souviens-toi des monstres se lit aussi comme un texte politique marqué par l’époque.

Publié aux Forges de Vulcain, Souviens-toi des monstres se donne comme un projet littéraire surprenant, tant par sa taille – plus de cinq cents pages très denses – que par son contenu, à la fois récit initiatique, conte fantastique, fable politique et fresque familiale.

C’est le premier roman signé de Jean-Luc André D’Asciano, qui n’est pas un inconnu dans le monde des lettres. Auteur d’une thèse de doctorat sur Jean Genet, il a fondé voilà vingt ans les éditions de L’œil d’or, qu’il dirige toujours. Il a depuis écrit divers textes théoriques et critiques et, en 2015, publié de la fiction, un recueil de nouvelles, Cigogne, aux éditions Serge Safran – la première nouvelle du recueil apparaissant comme une ébauche du roman publié aujourd’hui.

Aucun intérêt de résumer Souviens-toi des monstres, sans doute suffit-il de préciser qu’il s’agit de l’histoire de deux frères siamois, Gabriel et Raphaël, qui naissent de père inconnu dans une Italie de légende. Dès le départ, leur naissance et leur condition de frères siamois les plonge dans un monde à part, chargé de menaces : « Les jumeaux du Diable. Une abomination. Un danger pour les récoltes ». Mais ils sont dotés d’un don particulier qu’il vaut mieux, ici, ne pas dévoiler. Du petit village des origines jusqu’à une cité fortifiée que des anarchistes tentent d’administrer, il sera question de centaures et de sirènes, de pêches miraculeuses, d’un cirque, de femmes sorcières et d’hommes aux pouvoir mystérieux, de départs et d’arrivées. On est chez Tolkien ou Garcia Marquez, Homère ou Fellini.

Plusieurs voix se succèdent au fil des pages. Durant une première partie, « Je suis Gabriel », c’est de l’enfance des jumeaux dont il s’agit, que Gabriel raconte à la première personne. Puis dans une deuxième partie, « Je suis Raphaël », son frère se souvient de leur passage à l’âge adulte. Enfin, une dernière partie rassemble les voix des protagonistes principaux, sorte de chœur antique qui va narrer à son tour l’épopée des jumeaux. Une chose surprend dans cette Italie mythologique que l’auteur met en scène à travers les aventures épiques de ses différents narrateurs, c’est la violence brute de ce qu’il décrit.

Cet ancrage dans une réalité concrète, qui n’est pas sans rappeler les comédies italiennes d’après-guerre.

La grande réussite de D’Asciano est d’avoir su créer un monde fantastique très personnel, assez éloigné des modèles anglo-saxons de la littérature de genre, un monde imaginaire pourtant basé sur des descriptions extrêmement concrètes, voire néo-réalistes. Nous sommes dans une Italie imaginaire, où des monstres peuvent surgir à chaque page, où les deux jumeaux doivent affronter des obstacles dignes de la littérature médiévale. Pourtant nous sommes aussi dans un petit village plus vrai que nature, avec ses habitants bonhommes, taiseux ou fantasques, ses familles tentaculaires. « Que le village était calme, avec ses places aux oliviers centenaires, ses pavés disjoints et ses ombres fraîches ». Au cours de leur périple les jumeaux vont croiser des pêcheurs ou des artisans, tous préoccupés de leur survie quotidienne et pris dans des contradictions très humaines.

Cet ancrage dans une réalité concrète, qui n’est pas sans rappeler les comédies italiennes d’après-guerre, permet à l’auteur d’incarner son texte, d’instaurer une atmosphère, dans laquelle il peut ensuite déployer son imaginaire galopant. En cela, le texte de D’Asciano pourrait relever du réalisme magique de Garcia Marquez, mais par sa façon de tirer le récit vers des mondes toujours plus fantasmagoriques et par les jeux littéraires qu’il pratique, pastiches ou multiplication de références cryptées, il s’en éloigne.

D’Asciano n’a pas choisi l’Italie par hasard. C’est son pays d’origine, celui où sa mère a grandi. Lors d’une rencontre à la Maison de la poésie le mois dernier, il s’est expliqué sur sa relation à l’Italie : « Ce sont d’abord les souvenirs de ma mère que j’ai pu entendre quand j’étais enfant. Elle passait son temps à chanter du Verdi mais je ne savais pas que c’était du Verdi. J’avais dans mon vocabulaire de gamin des mots que je croyais français mais qui étaient italiens. On me racontait toutes sortes de choses sur une Italie où je ne suis allé qu’à dix ou douze ans. De ce fait-là, j’avais dans ma psyché tout un imaginaire, un paysage, d’une Italie rêvée sur laquelle s’est rajoutée celle de la littérature et du cinéma ».

C’est ce qui donne à Souviens-toi des monstres une place particulière à l’intérieur de la production éditoriale du moment. On pourrait saluer ce roman comme un bel exemple de l’émergence d’une littérature d’immigration, qui a tant de mal à voir le jour au sein du paysage littéraire français. Loin d’être un genre défini formellement, cette littérature écrite par des auteurs français issus de l’immigration peut être multiforme, tantôt description sociologique ou historique des conditions d’arrivée et de vie, tantôt exploration intime des douleurs transmises entre générations, mais aussi imaginaire flamboyant construit autour d’un pays plus fantasmé que connu. Quelques auteurs et autrices travaillent sur ce matériau riche, et on peut citer dans le désordre et de façon non exhaustive les noms de Faïza Guène, Grâce Ly, Dalie Farah ou Sébastien Berlendis, et la diversité de leurs travaux montre de fait la richesse de cette littérature.

La Mare nostrum suppose que la Méditerranée soit vue comme un continent et non comme une frontière.

A l’Italie des origines, D’Asciano superpose une Italie d’avant l’Italie, la Péninsule peuplée de cités-Etats indépendantes et toujours plus ou moins en conflit, mais surtout il intègre dans l’univers dans lequel évoluent les jumeaux toutes sortes de références à l’Antiquité, l’époque romaine et la Mare nostrum. Non seulement parce que cela ouvre ses pages à toute une mythologie, celle d’un empire gigantesque peuplé de toutes sortes de dieux plus incroyables les uns que les autres. Mais aussi, et on voit poindre ici une prise de position plus politique, parce que la Mare nostrum suppose que la Méditerranée soit vue comme un continent et non comme une frontière. D’Asciano en fait un territoire, espace de rencontre traversé en tous sens depuis la nuit des temps. Dans mille détails, il rappelle la proximité des populations méditerranéennes, le brassage des religions et des langues.

La politique se retrouve à un autre niveau dans son texte. Si la première partie du livre sur l’enfance est mythologique, la seconde partie décrit l’âge adulte des deux frères et de ce fait là baigne dans une tonalité légèrement différente. Les deux frères ont quitté leur village et construisent une vie d’adulte, d’amant et de père. Il s’agit là d’une histoire plus collective, où les deux jumeaux vont s’organiser avec d’autres protagonistes pour combattre un pouvoir dictatorial, ils doivent aussi composer avec la famille qu’ils se créent au cours de leur périple et établir une façon de vivre en communauté. Des allusions au théories anarchistes, à la fois celles des années 20 en Italie et celles des zadistes d’aujourd’hui, sont présentes tout au long du livre. D’Asciano pourtant se défend d’être un auteur politique, et il est vrai qu’il n’y a aucun didactisme dans son texte. Juste quelques paraboles sur le pouvoir et l’organisation humaine en général, et quelques phrases proférées par les personnages sur « le capitalisme anthropophage dévorant ses propres enfants ».

Toutes les péripéties que traversent les deux jumeaux, depuis le berceau jusqu’à la fin du livre, ne vont pas sans violence. Elle est au cœur du livre et elle est avant tout familiale. La famille est un lieu d’enfermement et d’affrontement, surtout pour les filles qui doivent faire face à la brutalité des hommes. D’Asciano nous parle d’une violence ancestrale, celle du modèle patriarcal, qu’il dénonce. Il construit au passage quelques beaux personnages de femmes, telle Sofia, la sœur aînée de jumeaux. L’auteur construit une histoire familiale digne des grands récits bibliques, où des frères sont capables de s’entretuer. Et la thématique de la famille est présente d’une autre manière tout au long du texte, car il est toujours et avant tout de paternité, d’héritage, de transmission. Les jumeaux sont de père inconnu. Ils vont vouloir être père à leur tour. Ces questionnements sont en fait au cœur du travail de D’Asciano, comme si ce livre monstre avait été construit autour de quelques problématiques existentielles primordiales.

Mais ce contenu foisonnant et l’imagination fertile de l’auteur ne doit pas masquer l’inventivité formelle de ce texte, tour à tour émouvant et très drôle. On est frappé par la poésie de certaines images : « Aux entrailles de la terre où s’agitent les désespérés correspondent des enfers singuliers à même la surface du monde ». On s’amuse des mots inventés ou même des langues crées de toutes pièces : « Angmiaq imnaigalunga numiut suinnangit nangmakutin nagligilaktigut ! C’est une fille, sans conteste, asserte le diable ». En outre, D’Asciano multiplie les références littéraires et cinématographiques, les clins d’œil, les allusions plus ou moins cachées à des œuvres qui l’ont marqué. Il avoue également avoir dissimulé dans son texte tous les titres des livres qu’il a publiés dans sa maison d’édition. D’Asciano travaille aussi sur la langue elle-même, truffant son texte de pastiches, latin de cuisine, italien fantaisiste et de savoureux faux grimoires médiévaux : « Tentatyve de prolétarya révolutyonnayre, ou de l’impossybylyté de fayre des Golems de combats ». Objet littéraire hors-norme, Souviens-toi des monstres se livre et se lit comme le roman le plus singulier du moment.

Jean-Luc A. D’Asciano, Souviens-toi des monstres, Aux forges de Vulcain, 520 pages.

 


Sylvie Tanette

Journaliste, Critique littéraire

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