Littérature

La tragédie de la poutargue – à propos de Maritima de Sigolène Vinson

Critique

Le bassin de Fos est monde hybride : zone d’étangs, de mer, de sel et de mistral, mais zone surtout dévorée par l’industrie pétrochimique, la centrale thermique d’EDF, les sites gigantesques d’Arcelor Mittal ou de Total… Paysages stupéfiants, inhumains, pourvoyeurs de survie économique en même temps que porteurs de mort. Avec Maritima Sigolène Vinson livre un roman sur les monstres : ceux que l’homme fabrique, ceux qu’il nourrit en son sein, ceux qui viennent le surprendre en plein sommeil. Sur la beauté des monstres, aussi.

La mobilité, vertu cardinale du xxie siècle, est peut-être aujourd’hui l’un des signes les plus évidents de fracture sociale. Tandis que l’individu favorisé est censé se délocaliser sans effort pour mieux s’implanter plus loin, avant de bondir vers un nouvel ailleurs, celui issu d’un milieu moins aisé peinerait à s’éloigner de ses origines. Et d’ailleurs, pour quoi faire ? Les personnages de Maritima ont tranché, établis depuis des générations dans le bassin de Fos-sur-Mer entre ouverture sur la Méditerranée, tourisme de masse et zone Seveso. « Les pêcheurs se sentaient là comme chez eux, reproduisant les gestes de leurs aïeux qui jetaient leurs palangrottes directement de leurs fenêtres. Assise à l’arrêt de la navette maritime, devant un magasin Leader Price, Jessica les regardait d’un œil morne. Comme elle, ils n’avaient pas bougé de l’endroit où les générations successives les avaient posés, au bord de l’eau, un seau à leurs pieds, rempli de poissons pour la friture. »

publicité

Maritima installe ses personnages de pêcheurs, d’ouvriers, de chômeurs et de retraités dans l’étendue horizontale de Martigues, sur les bords du chenal de Caronte, entre l’étang de Berre et la raffinerie Total ; un univers assez peu poétique où l’on finit par s’attacher, contre toute attente et jusqu’à la passion, à ces créatures et à ce territoire déshérités. Il faut se laisser prendre par la chaleur collante de ce marais colonisé par l’industrie, transpirer avec Emile et Joseph qui pêchent les muges pour en tirer la poutargue, le « caviar de Martigues » ; guetter le passage des précieux poissons à travers les jumelles de Jessica ; goûter à l’eau fraîche avec Antoine et Dylan, les petits-fils orphelins d’Emile. S’ennuyer avec chacun, attendre le vent du soir, espérer que quelque chose s’ouvre ; laisser les mouches, vraies ou fausses, passer devant les yeux de Jessica – voir les Erinyes tourner jusqu’à l’ennui, jusqu’à la catastrophe.

De la reproduction

C’est une zone hybride qu’explore ici Sigolène Vinson : zone d’étangs, de mer, de sel et de mistral, mais zone surtout dévorée par l’industrie pétrochimique, le complexe de Lavéra, la centrale thermique d’EDF, les sites gigantesques d’Arcelor Mittal ou de Total… Paysages stupéfiants, inhumains, pourvoyeurs de survie économique en même temps que porteurs de mort : « L’activité pétrolière était sortie d’un cerveau humain pour être à ce point contraire à la nature, et elle avait besoin d’ouvriers pour tourner, pourtant il n’y avait pas âme qui vive. (…) L’homme ne survit pas en cet endroit, mais le travailleur si, à conditions de visites médicales régulières. »

« Maritima », c’est le nom de la radio locale, et aussi de l’un des ports de Martigues ; mais sa consonance presque valéryenne joue aussi avec les codes positifs associés à l’air marin – le grand large, la navigation aventureuse, l’aventure et le souffle lyrique. De lyrisme ici, point ; d’aventure, guère, ou alors celle qui nous attend au coin de la rue. C’est bien plutôt le paradis de la pétrochimie, la négation de toute nature vierge – mais ces « maritima » pourraient être, aussi bien, les membres de la peuplade locale, aux mœurs et aux habitudes caractéristiques.

Jessica ne se remet pas de la mort de Frankie, écrasé par une statue monumentale du musée Morales alors que, de nuit, il tentait de récupérer du métal pour le revendre. Sébastien, leur fils de 5 ans, décolle à peine les yeux de son portable, tandis que sa mère guette le passage des muges dans le canal. Le vieil Emile élève Antoine, douze ans, et son cadet Dylan, après la mort accidentelle de leurs parents. Jessica fait souvent garder son fils par son grand-père Joseph pour rejoindre Ahmed, seul de sa famille d’ouvriers à être devenu ingénieur. Il y a dans le récit du quotidien de ces personnages, toutes générations mêlées, quelque chose qui renoue avec le grand roman populaire à la Henri Calet ; une galerie de figures attachantes et drôles, un talent certain pour le dialogue, le portrait de petites gens et le témoignage d’un monde sur le point de disparaître : le travail artisanal de fabrication de la poutargue, les calens et les guetteurs de muges, le parler marseillais… Une sensibilité au vivant capable de réhabiliter le roman réaliste et de montrer que le contemporain mérite, lui aussi, de se laisser saisir ainsi.

Sur cette petite communauté plane l’ombre des Héritiers de Bourdieu, lecture de chevet d’Huguette, ancienne prof de maths au marxisme toujours ardent : « Le communisme et les mathématiques étaient deux caractéristiques de la cité depuis l’implantation des toutes premières industries au début du xxe siècle. Il avait fallu, pour faire tourner les usines, des ouvriers et des ingénieurs. Et par le communisme et les mathématiques mêlés, les fils d’ouvriers étaient devenus ingénieurs et, même si c’était plus rare, les fils d’ingénieurs, ouvriers. »

Cet univers est-il donc parfaitement régi par la reproduction sociale, et l’ascension n’est-elle que l’exception qui confirme l’implacable règle ? Aux yeux de Jessica, pas d’issue possible : les tentatives de sa propre mère d’échapper à « l’espèce des gens de mer » sont pathétiques et vaines. L’unique moyen de couper court à la prédestination est de rompre la chaîne des générations, à l’image d’Antoine et Dylan : « Expulsés d’un fouillis autre qu’un ventre, nés d’une sortie de route, désincarcérés d’une voiture en feu, Jessica les considérait comme dépourvus d’hérédité et se persuadait que c’était là leur chance. »

Des Rougon-Maquart aux Atrides

C’est ici que le roman de Sigolène Vinson dépasse le constat sociologique et transcende le naturalisme : c’est à une tragédie que nous avons affaire, et les forces qui régissent les hommes, si tant est qu’elles existent, échappent à l’observation comme à l’analyse. On s’est trompés si on a cru être chez les Rougon-Macquart : c’est chez les Atrides que Maritima nous fait entrer.

D’abord, les « grandes idées » sont dépassées, hors sujet ; les articles de L’Humanité collectés par Emile pendent aujourd’hui à son plafond, enduits de colle, efficace papier tue-mouches. Huguette la statisticienne ne digère pas le fait que ce soit précisément Ahmed, l’élève le plus brillant qu’elle ait jamais eu, devenu ingénieur, qui déclare une leucémie – et pas son frère Hakim, simple ouvrier au contact quotidien des substances toxiques. Le réel échappe à la prévision : l’absence de déterminisme doit-elle alors nous rassurer, en faisant place à l’exaltante perspective de la liberté ? Ou au contraire nous confronter à une vertigineuse absence de rationalité ? C’est la mort, qui frappe au hasard. Le sort cruel, dont l’absurdité n’a d’égale que l’injustice – et avec lequel il faut bien vivre. Sigolène Vinson, rescapée de l’attentat de Charlie Hebdo, fabrique quelque chose à partir du drame en interrogeant l’habitabilité du monde, et les façons d’y survivre : comment faire avec « tout ce que nous avons, plus ou moins, surmonté », comme l’évoque avec pudeur la page de Remerciements.

Confrontés au basculement de l’existence (on pardonnera l’ellipse de ce commentaire, qui se refuse à spoiler l’événement majeur du roman), les personnages cherchent un sens. Où est la culpabilité, où est le crime, où est l’innocence ? N’y a-t-il pas une logique derrière cette apparence d’aberration ? Ou plutôt une force obscure qui, émanant de l’environnement chimique créé par les hommes, leur échapperait et les empoisonnerait jusqu’à en faire des dégénérés, des monstres ? C’est ainsi que Jessica s’interroge sur sa propre indifférence à l’égard de son petit garçon : « Un taux trop élevé de benzène dans l’air avait à tous les coups altéré sa sécrétion d’hormones, elle n’en avait produit que dans les premiers mois de la vie de Sébastien et après, plus rien. Ou bien son désamour ne venait pas d’un dysfonctionnement de son système endocrinien mais de quelque chose de plus monstrueux qui brouillait sa conscience. »

Antoine, qui incarne l’unique possibilité d’une émancipation, n’est protégé ni par son humour, ni par son empathie, ni par son intelligence suraiguë : « Antoine savait qu’Emile serait triste de voir écrit noir sur blanc que son Q.I. dépassait l’entendement, parce qu’il se sentirait con, mais aussi parce qu’il s’imaginerait que la vie de son petit-fils ne serait plus que souffrance, de trop bien tout comprendre. Comment lui dire que tout était déjà joué, qu’un événement terrible l’avait détourné du bonheur ? Qu’il lui faudrait faire sans. »

Un monde aveugle

Maritima est un roman sur les monstres : ceux que l’homme fabrique, ceux qu’il nourrit en son sein, ceux qui viennent le surprendre en plein sommeil. Sur la beauté des monstres, aussi : la poésie de l’usine saisit parfois les personnages les plus habitués à sa présence fantomatique et familière, et rappelle que dans le réel le plus plat, il y a toujours quelque chose de plus grand que soi : « L’industrie revêtait tout son sens, celui de matérialiser, par les flammes qui dansaient à la sortie des torchères, cette image universelle du jour qui finissait par flamber pour céder sa place à la nuit. Joseph, Emile et les trois garçons frissonnèrent à la vue de la zone Seveso que le couchant rendait extraordinaire. Ce qu’elle était de fait, alambic démesuré qui commuait les liquides en matières volatiles. »

C’est à coups d’opérations magiques que se manifeste l’influence de la zone industrielle, qui prend la vie et la retire, flamboie et puis s’éteint. Puisque l’explication rationnelle a prouvé son insuffisance, il faut chercher du côté de l’occulte. Un fil traverse le roman et relie Antoine à Jessica : dans la « boîte aux bouquins » de la navette maritime, où chacun peut déposer des livres, ils trouvent d’étranges essais cornés où chaque fois, est souligné un passage consacré aux muges et autres poissons. De L’Histoire des Animaux d’Aristote aux Halieutiques d’Oppien, on découvre les mœurs et particularités de cette espèce, ainsi : « On assure que le kestre ou muge est de tous les poissons celui dont les mœurs sont les plus douces et les plus innocentes. Il est le seul qui ne soit pas méchant, qui ne fasse point de mal à ceux de son espèce ou à ceux d’une espèce différente, qui ne se nourrisse point de chair morte ou vivante : race heureuse, qui vit sans nuire à aucune autre, sans se souiller de sang, sans soin et sans crime ! » Si seulement les humains pouvaient en dire autant.

Mais cet oracle, dont les personnages finissent par attendre les sentences comme si elles devaient les éclairer sur le sens de leurs existences, ne détient aucun secret, ne porte aucune parole de vérité : « Je ne choisis pas [les livres], avoue pour finir la jeune femme prise en flagrant délit de dépôt dans la « boîte à bouquins ». Je les prends au hasard. J’ai essayé d’en lire certains, mais je ne les comprends pas. » Ce qui aurait dû être une révélation, ce qui aurait pu donner un sens à cette masse d’événements incompréhensibles qu’on appelle la vie, n’est que le produit d’un vide-grenier. Le hasard, décidément, est bien la seule force à l’œuvre ; il ne sauve de rien, n’évite aucun drame, ne livre aucune clé. Il faudra faire sans.

 

Sigolène Vinson, Maritima, éditions de l’Observatoire, 304 pages.

 


Sophie Bogaert

Critique , Éditrice

Rayonnages

LivresLittérature