Du temps où on savait lire – sur Soixante ans de journalisme littéraire de Maurice Nadeau
Ne le sait-on plus ? N’écrit-on plus d’articles de critique littéraire ? Celui que vous lisez prouverait le contraire, d’autant que le journal qui l’accueille ouvre largement ses espaces à cette réflexion. La formule veut plutôt indiquer que la nature de la critique littéraire, au travers de ses motifs et de ses visées, a changé depuis 10 ou 20 ans. Pour s’en convaincre, il suffit de voir la place réduite qu’elle occupe désormais dans la presse écrite, dans la production radiophonique ou télévisuelle. Quant aux journaux et revues consacrés à la littérature, ils fluctuent au gré des difficultés financières ou autres et lorsqu’ils affichent un certain succès, c’est davantage par un traitement du livre considéré comme produit culturel émanant de l’industrie du même nom, un produit de consommation et non une œuvre de création.
Mais, objectera-t-on, il s’agit de journalisme littéraire et la critique littéraire occupe un champ plus vaste, plus ambitieux et sans doute plus noble. Non, le journalisme en est un mode de diffusion, au côté du travail essayistique, de la recherche universitaire ou encore de la rédaction de préfaces et de commentaires et Soixante ans de journalisme littéraire, le recueil des articles écrits par Maurice Nadeau entre 1945 et 1951, ses « années « Combat » » du nom du journal qui les recueillit en majorité, le prouve, apportant au journalisme une force et une dignité égale à celle des autres écritures.
Il me faut reconnaître que je n’aurais peut-être pas adopté un titre autant virulent si n’était survenue, lors de la lecture du recueil de Maurice Nadeau, la nouvelle de la disparition de Jean Starobinski. Parce que les deux écritures, que l’une soit « journalistique » et l’autre plus « savante », participent d’une même critique littéraire telle qu’elle a pu s’exercer et dont la puissance semble aujourd’hui amoindrie. Un art de la lecture comme il est un art de l’écoute. Un mot-clé à cet égard : l’attention. Prêter attention et faire attention. Prêter attention : au style, au non-dit, au lexique, aux noms propres, aux pronoms personnels, au décor, à la couleur du ciel, à la longueur des phrases, à la silhouette des personnages, aux dates ou à leur absence, à l’élégance ou à la laideur des gestes. Faire attention : aux surdéterminations, aux projections, aux manipulations. Et aussi, Walter Benjamin qui cite Malebranche dans un essai sur Kafka : « L’attention est la prière naturelle de l’âme ». Pas plus que Nadeau ou Starobinski, Benjamin ne cède à un engouement religieux, il ne cherche qu’à mettre en avant l’engagement subjectif entier du lecteur.
Un investissement qui s’arrête toutefois au seuil de l’œuvre dans la mesure où celle-ci garde sa teneur ou son mystère. Le regard critique ne cède à aucune tentative de réduction ; au contraire, il cherche à donner à l’œuvre son plein épanouissement. Entre le critique et l’œuvre, la différence sert à tisser le lien, non à le briser. Dans une réflexion de 1950 sur « La moitié du siècle » et la volonté de découvrir une « réalité dernière » de la littérature moderne, Nadeau prône une critique de modestie : « C’est pourquoi le spectacle présent de la littérature et de l’art conduit aux excès contradictoires du dénigrement et de l’enthousiasme. Selon le goût et l’humeur, il offre à voir une Tour de Babel […] ou bien […] une tentative prométhéenne. Et sans doute, l’art de cette première moitié du siècle est-il parvenu à devenir ceci et cela, lui aussi en équilibre, comme nous tous, comme le monde […] » (p. 1197). La critique comme équilibre, non au sens du juste milieu prôné par une bourgeoise modération mais comme connaissance des discours contraires, entre la gloire du monde et son néant, et la mission de faire reconnaître dans la littérature le lieu de cette tension.
Ainsi écrivait-on, lisait-on, pensait-on, ressentait-on après la guerre en France. Un mélange d’inquiétude et d’espérance, où la France se regarde en même temps qu’elle regarde le monde.
La critique selon Starobinski, c’est évidemment, aussi la mélancolie, comme thème autant que comme positionnement. Puisque la sensibilité critique ne parviendra jamais à percer la vérité ultime de l’œuvre, elle doit accepter une condition d’incomplétude. Mélancolique, la prose de Maurice Nadeau n’en donne pas les symptômes romantiques mais ce qu’on nommera une qualité d’inachèvement peut toutefois lui être attribuée. Le statut n’a rien de négatif et ne signale aucun échec, il est un mode d’écriture qui répond à deux exigences auxquelles chacun des articles du recueil est réceptif. La première touche au souci de ne jamais effacer l’œuvre soumise au regard critique, quelle que soit le jugement porté sur elle; la seconde au critère d’historicité qui impose à ce même jugement de ne jamais être dogmatiquement définitif. Il suffit de voir comment Nadeau traite un même auteur au long de ces 6 années. Exemple : le Kafka de 1945 est « héroïque » à dévoiler la noirceur du monde (p. 80 et p. 116), celui de 1946 symbolise la « puissance » de la liberté et de l’art (p. 287), celui de 1947 est « optimiste » à l’égal d’un Charlot, c’est-à-dire « désespérant » (p. 487). Variations sur un même thème ? Non, une histoire qui avance et une sensibilité qui la suit et en rend compte.
On peut distinguer trois intérêts majeurs à plonger dans cet épais volume, soit par une lecture systématique (près de 1 500 pages et près de 500 articles tout de même !), soit au gré d’un parcours plus buissonnier. C’est d’abord une tranche d’histoire littéraire et d’histoire simplement, prise dans une époque intense et fragile à la fois, les six années de l’après-guerre. Depuis un poste d’observation privilégié, un journal parisien, ces textes constituent par leur réunion un effet de périodicité, voire de génération. Ainsi écrivait-on, lisait-on, pensait-on, ressentait-on après la guerre en France. Un mélange d’inquiétude et d’espérance, où la France se regarde en même temps qu’elle regarde le monde.
Qu’est-ce que la littérature aurait à dire en 1946 (puis en 47, 48, etc.) ? Ce qu’en retient un lecteur attentif à la fois à la littérature et à 1946, c’est à dire au développement d’un système esthétique, au changement historique et aux rapports entre les deux. Pour le dire autrement, « Qu’est-ce que la littérature en 1946 ? » Référence évidente au titre de Jean-Paul Sartre, paru en 1948 et dont les trois parties en forme de questions, « Qu’est-ce qu’écrire ? », « Pourquoi écrire ? » et « Pour qui écrit-on ? » demeurent principielles lorsqu’il s’agit de réfléchir a la littérature dans sa « situation » de littérature et non dans une quelconque essence permanente. Plus que Camus, paradoxalement compte tenu de leurs liens, Sartre se devine comme l’interlocuteur de Nadeau ou, du moins, il le devient pour un lecteur d’aujourd’hui.
C’est bien sur la question des valeurs que Nadeau rejoint l’appel moral de Sartre et si le lexique de ce dernier, repris par Nadeau, semble aujourd’hui obsolète (capitalisme, communisme, engagement, prolétariat, bourgeoisie), la grille de questionnement demeure autant valable qu’elle l’était pour Nadeau. Peu à peu, les articles de Nadeau esquissent une réponse á son grand interlocuteur et la réponse module différemment la question sous la forme de « Qu’est-ce qu’un (grand) écrivain ? » Si l’analyse sartrienne relève d’une situation historique dont Nadeau reconnaît la centralité, il en nuance la nature par le constant souci d’aller chercher cette dimension dans l’expérience humaine que la littérature aurait pour tâche de traduire. Le grand écrivain donc, sans fétichisme mais avec un sens de l’exemplarité. Sur Saint-Exupéry, parmi les « grands écrivains en raison de ce que nous trouvons chez eux et qui pas toujours l’important de ce qu’ils ont voulu dire » (p. 599). Plus étonnamment, sur Richard Wright, l’auteur de Native Son (En note : « Un enfant du pays, traduit (assez mal) par … »), « un des grands écrivains du moment » (p. 623).
Apres l’ébranlement critique post-structuraliste et post-colonialiste, la critique aujourd’hui se frotte de nouveau à une histoire énigmatique, ne répondant pas aux attentes qu’elle a pu susciter ou qu’on a voulu lui prêter et qui, par conséquent, doit avoir recours à des valeurs, non dans un ciel platonicien mais sur une terre à la Louis Guilloux auquel Nadeau donne la place qu’il mérite dans l’horizon littéraire moderne : « Seul un grand écrivain peut nous toucher aussi profondément et aussi honnêtement, un Gorki par exemple » (p. 1054). En 1947, Nadeau salue une nouvelle génération d’écrivains procédant à « l’éclosion d’un genre nouveau », dépassant la catégorisation romanesque, caractérisé par la mise en œuvre de matériaux donnés par la vie, « extraits d’elle comme des blocs de lave encore chaude que l’écrivain se borne à enserrer dans l’écriture » (p. 561), des « hommes » derrière les « auteurs », les premiers légitimant les seconds.
Parmi ceux-là, le « maître-écrivain » (p. 556), David Rousset dont Les jours de notre mort qui expose la « mécanique » concentrationnaire est placé à hauteur de L’espoir ou des Sept piliers de la sagesse. Ces livres qui redéfinissent la condition humaine de leur temps le sont pour Nadeau en fonction de deux critères : la prégnance de l’expérience, donc, et la croyance aux majuscules, formule qu’utilise Nadeau pour qualifier Zola et qu’il illustre lui-même à l’occasion du cinquantenaire de « J’accuse » en 1948 : « La France est vraiment coupée en deux, mais l’une représente le Passé et les Traditions mortes, l’autre l’Avenir de l’Homme. Il faudra qu’un jour, nécessairement, l’une triomphe de l’autre. C’est ce qu’a pensé Emile Zola et ce qu’il a dit. C’est ce que répétera, inlassablement, l’Esprit à toutes les formes du Pouvoir » (p. 722). Le centenaire est dépassé et la France de 2019 n’a pas moins besoin de « l’Esprit » et des majuscules. « Défendre des idées sans être idéologue », selon la belle formule de Tiphaine Samoyault dans sa préface au volume (p. 15).
Ne faut-il pas réévaluer en lisant Nadeau des œuvres totalement disparues des catalogues ?
En deuxième lieu et d’un point de vue plus resserré, le recueil est un document exceptionnel sur la réception des œuvres avant qu’elles ne deviennent des classiques ou des ouvrages de référence. Comment, à leur parution, ont été lus des livres tels que Pour qui sonne le glas (1945), Monsieur Ouine (1946), Lettres de Van Gogh à son frère (1947) ou Van Gogh, le suicidé de la société (1948), La psychologie de l’art (1949), Les nus et les morts (1950), Molloy (1951). En 1950, Un barrage contre le Pacifique de Marguerite Duras est traité parmi des « romans de jeunes » et considéré comme « un demi-«échec » (p. 1251). Leçon de relativisme critique.
A l’inverse, ne faut-il pas réévaluer en lisant Nadeau des œuvres totalement disparues des catalogues ? Réapparaissent des livres et des auteurs dont la notoriété présente est inexistante, totalement effacés de la mémoire publique, et qui figurent ici au même titre qu’ouvrages et écrivains encore lus, commentés et célébrés, certains ayant rejoint l’heureuse galerie des classiques. Par exemple, en 1950, un Jean-Charles Pichon et son roman Il faut que je tue M. Rumann à l’intrigue mi policière-mi métaphysique : « En ces temps où les romanciers ont presque tous mauvaise conscience,[…] il croit à ce qu’il fait et […] il nous y fait croire » (p. 1232). Ou un Julien Blanc, « un homme qui […] prend place dans la compagnie de plus en plus nombreuse de ceux qui abandonnent le roman à son insignifiance actuelle, à son agonie encore trop lente à nos yeux et qui porteront témoignage pour nous tous » (p. 452).
Nadeau dans ces pages nous fait visiter des contrées littéraires oubliées, méconnues, ou revisiter des paysages trop arpentés et soudainement réenchantés. Plaisir prolongé au long des années du recueil, auquel s’ajoute la joie exubérante du lecteur à découvrir pour chaque année la reproduction d’une sélection des pages littéraires de Combat, avec publicités amusantes et savoureuses pour des parutions sérieuses ou moins sérieuses, portraits dessinés des écrivains, dessins satiriques, entretiens et, en vrac et entre autres, une lettre inédite de Flaubert, une de Lewis Caroll, Barthes et le Degré zéro, une tribune de Miller, une de Céline, un texte de Gracq sur Lautréamont, un feuilleton de Dumas et des extraits de Koestler. Et pour en rester aux surprises hors les articles de Nadeau, cette N.D.L.R. de 1947 : « La semaine prochaine et durant tout le mois d’aout, Louis Pauwels assurera l’intérim de Maurice Nadeau ». Juste rappel que Pauwels fut une figure éclairée du milieu littéraire avant de passer dans des territoires plus obscurs. Un tout petit regret devant l’abondance du volume : l’absence d’une table des matières générale qui regrouperait les listes des articles de toutes les années, ici séparées.
Enfin, le troisième intérêt majeur du recueil est qu’il élabore au long de ses pages une méthode, et plus qu’une méthode, un art de la lecture qui propose un modèle de critique littéraire. Comme toute critique, elle se développe en regard d’une définition de la littérature. « Qu’est la littérature, sinon la prise de conscience, par certains individus doués de pouvoirs assez mystérieux, des problèmes sociaux, moraux et métaphysiques d’une époque, la réfraction de ces problèmes à travers une personnalité, déterminant à son tour, de proche en proche, une prise de conscience équivalente dans des cercles plus ou moins larges ? » (p. 501). L’analyse surgit lors d’une interrogation sur la littérature américaine, ce qui montre à quel point la lecture de Nadeau est en quête de l’évasive littérature mondiale.
Outre les Américains, il lit les Italiens, les Sud-Américains, les Russes, les Espagnols, les Britanniques, les Allemands sans les enfermer dans des cases spécifiques mais poursuivant avec une candeur comparatiste assumée sa quête critique. De même, il lit des ouvrages de sociologie, de philosophie, de politique, d’histoire ou de critique littéraire (Poulet, Du Bos, Blanchot, « notre plus grand critique actuel ») avec ce même désir de dialogue et d’approfondissement du savoir sur l’humain qui le fait avouer des connivences ou des sympathies là où on ne l’attendrait pas : Bernanos, Gide, Alain.
« Les littérateurs et les artistes, en général, tributaires de leur temps, travaillent sur une matière : l’homme, doué de permanence, alors que les formes économiques, politiques et sociales sont transitoires. Ils relèvent, eux aussi, des critères de l’histoire, ne serait-ce qu’en raison des formes d’expression qu’ils emploient mais ne sauraient être ramenés étroitement à eux » (p. 501). Comme pour beaucoup de relations, le secret est dans le ternaire. Triangulation : le texte, le lecteur comme critique ou le critique comme lecteur et l’historicité de l’acte de lecture.
Une littérature à hauteur d’homme pour une critique à hauteur d’homme. Ce qui ne veut pas dire inconstance ou arbitraire.
Dans les années couvertes par l’activité critique de Nadeau – 1945 à 2013 car deux autres tomes réunissant les années suivant 1951 vont paraitre –, la dernière place a pu être convoitée soit par une idéologie (marxisme, par exemple), soit par une méthodologie (structuralisme, par exemple), ce qui est acceptable si, dans les deux cas, l’historicité n’en est pas évacuée. Hélas, la tentation dogmatique est difficilement résistible et le présent, riche de tous ses possibles et de toutes ses impasses, en a souvent fait les frais alors qu’il est le seul paramètre valable : « Nombre de nos contemporains par mi les plus connus sont déjà morts, alors que nombre de morts sont vivants : Shakespeare, Stendhal, Balzac, Dostoïevski. Cela tient si l’on veut au génie propre de ces auteurs, mais qu’est celui-ci sinon la faculté d’exprimer des débats qui continuent d’agiter le lecteur français de 1947 ? » (p. 502). Position sartrienne, moins la rigidité.
Malgré l’insistance sur le concret, l’apport théorique des pages de Nadeau est indéniable puisque la lecture de ces articles révèle en creux ce qu’on peut appeler des repères interprétatifs, non pas des « goûts ou des principes préétablis » (p. 494) qui entrainent des lectures inquisitoriales mais des marques en référence liées au parcours intellectuel et à l’engagement du critique : « Cette littérature moderne que tant vomissent commence enfin à parler de nous, tels que nous sommes ou voudrions être, dans la boue, la joie, la misère ou le bonheur, avec nos lâchetés, nos pouvoirs et nos espérances » (p. 673). Si Jean Malaquais s’affirme en 1947 comme le romancier nécessaire selon Nadeau, c’est qu’il incarne « ce temps qui, nous l’espérons et malgré des indices décourageants, ne restera pas comme le temps des citoyens-esclaves parqués dans les nations-prisons, mais comme le temps des révolutionnaires » (id.). Une littérature à hauteur d’homme pour une critique à hauteur d’homme. Ce qui ne veut pas dire inconstance ou arbitraire.
La critique est aussi un engagement et comme tout engagement révèle des fidélités, à des valeurs ou à des œuvres. Pour Nadeau, c’est d’abord un rapport au surréalisme jamais dénoué, malgré des éloignements, et justement dans ces années de l’après-guerre où le mouvement pouvait être perçu comme esthétisant ou dépassé ; c’est aussi la mémoire constamment entretenue des résistances et des souffrances des années de guerre ou la considération éthique de l’expérience concentrationnaire ; c’est enfin une flamme révolutionnaire jamais éteinte quoique parfois assombrie. Un objet d’étude fascinant inviterait à regrouper les articles sur un même sujet et en étudier les arguments afin de montrer la cohérence d’une pensée : sur le marxisme et le communisme, sur le surréalisme, sur Camus, par exemple. « Homme-repère de tout un temps » comme le dit encore Tiphaine Samoyault dans sa préface (p. 10), Nadeau s’emploie, semaine après semaine, à « cartographier » le paysage littéraire de son époque, ce qui demeure et ce qui change, ce qui devait demeurer et ce qui devrait changer. A cet égard, le souci porté au présent, jusqu’au rapport Kinsey, ne prévient pas Nadeau être attentif au passe, depuis l’Antiquité (Manuscrits de la Mer morte ou Poèmes homériques) en passant par le Moyen Age (Héloïse et Abélard), le XVIIe siècle (Shakespeare), le XVIIIe (avec une place privilégiée pour Sade) et un XIXe siècle pour lequel il ne cache pas son penchant, de Balzac et Hugo à Zola en passant par Stendhal et d’autres encore.
Roman et poésie, c’est aussi la modernité littéraire qui est visée par le regard critique de Nadeau cherchant à l’analyser au travers de ces deux paroles, traitées également. Deux genres distincts aux frontières hermétiques? Précisément parce que l’herméneutique de Nadeau n’est pas dogmatique, elle ne dégage pas deux territoires littéraires séparés mais deux élans d’écriture complémentaires appelant des réactions de lecture différentes. « La critique est une activité où l’on doit constamment « rectifier son tir. » » (p. 494), écrit Nadeau à propos du roman. Mais ce qu’il en déduit est applicable en général : « Le propos d’une grande œuvre, ou d’une œuvre seulement intéressante est de faire sortir le critique de ses chasses gardées pour battre un peu la campagne. Dans chaque livre, si médiocre soit-il, existe une invitation au voyage ». La seule divergence à noter serait que la poésie ne se laisse pas happer dans un filet interprétatif aux mailles étroites alors qu’au long des articles consacrés à la prose se profile une théorie du roman ou plutôt de sa métamorphose dans ces années-là.
On s’amusera de noter que le tout premier texte du recueil porte sur la poésie et l’avant-dernier sur la prose (le dernier est consacré à « Camus et la révolte). Rapprocher ces deux articles montre combien pour Nadeau la spécificité générique mène à la complémentarité, non à l’antagonisme prisé des universitaires. « L’art de la prose est difficile et exigeant comme l’art du vers. Il vise seulement à se faire moins remarquer », remarque-t-il déjà sur le plan formel tout en prêtant aux deux écritures une même fonction : traduire une « réalité qui dépasse [les] événements » (p. 55) pour la poésie et exprimer « la part d’éternité que l’homme porte en lui » (p. 1452) pour la prose.
La place ne permet pas ici de développer la pensée de Nadeau ni sur l’une ni sur l’autre et je me permettrai de renvoyer aux pages sur Lorca, Char, Hölderlin, Maïakovski, Prévert, Artaud, Reverdy et, bien sûr, Breton pour la première et sur Malaquais, Koestler, Malraux, Hemingway, Malaparte, Faulkner ; Thomas Wolfe ou encore les articles thématiques tels que « Roman et résistance » (p. 149), « Roman fraternel » (p. 287), « Le romancier et ses personnages » (p. 1048) pour le second. On s’en voudrait pourtant de ne pas citer ici, quant à la poésie, cette fulgurante esquisse : « Char est l’appareil Morse qui lance dans la nuit des éclairs fugitifs illuminant un instant toute la campagne ; Michaux est le récepteur , le carrefour des forces brutales de l’univers qui le pénètrent , le traversent, labourent sa chair et l’au-delà de sa chair […] » (p. 343).
Il peut être non pas féroce mais incisif, maniant une plume de caricaturiste, par exemple lorsqu’il décrit, en mode reporter, l’atmosphère des remises de prix littéraires.
Un art de lecture qui en tant que tel ne peut et ne doit jamais verser dans la stricte régulation objectiviste – ne parlons même pas de scientificité, tentation qu’il pressent chez Paulhan (p. 1435) – mais conserver une part de subjectivité exprimée avec un souci de la rigueur qui la garde de verser dans le pessimisme arbitraire. Ne le permettrait pas ce qui finalement ressort du volume, l’élection de la littérature en tant qu’école de la fraternité, ce qui explique son attachement à Romain Gary, fraternité que Nadeau a connue et celle qu’il tisse avec les lecteurs. Au nom de laquelle il avoue à propos de Virgil Gheorghiu et en se méfiant de son pessimisme apocalyptique : « […] à l’inverse des personnages de ce roman […], nous savons quels véritables ennemis nous avons à combattre : ceux qui voudraient en effet nous réduire à l’état d’appendices de machines sociales, qui au nom de l’Etat, du parti, de la patrie, de la classe, de la fonction et après avoir réparti l’humanité en catégories, emprisonnement, torturent et tuent » (p. 982). Fraternité au nom de laquelle il désigne les ennemis en termes néanmoins courtois et dont on devine le profil, conservateur et réactionnaire sur le plan idéologique tout autant qu’esthétique. Fraternité plus fictive mais d’un comparatisme roboratif, celle qu’il prête aux écrivains puisque nombreux sont les articles qui traitent en concomitance 2, 3 ou 4 livres.
Il peut être non pas féroce mais incisif, maniant une plume de caricaturiste, par exemple lorsqu’il décrit, en mode reporter, l’atmosphère des remises de prix littéraires ; il peut asséner la petite phrase assassine, par exemple sur Elsa Triolet biographe de Maia : « On ne peut pas demander aux biographes d’être à la hauteur de leur modèle (p. 208) ; il peut être sévère, par exemple avec Anna Seghers dans une catégorie d’articles ou la critique s’exerce à partir d’une perspective précise, politiquement déterminée : son rapport au communisme et à l’engagement. Il est virulent lorsqu’il traite des « affaires », selon son terme, l’affaire Grasset, l’affaire Rimbaud, l’affaire Miller, l’affaire Artaud et bascule franchement dans un journalisme non critique, lorsqu’il couvre une campagne électorale dans la Drôme en mars 1947 sous prétexte qu’Aragon y prit la parole ou qu’il rend compte du retour à Orly d’André Maurois après plusieurs années aux Etats-Unis. Il est aussi enrichissant de lire deux critiques que Nadeau rédige pour le même ouvrage et leurs variations, nuances d’une humeur critique, d’une critique vagabonde.
C’est que ce recueil ne nous informe pas seulement sur la critique mais tout autant sur le critique. Qu’est-ce un critique ? Pas un vampire comme pourrait le paraître Charles Du Bos (p. 770) ; pas un hermaphrodite (auteur/lecteur) comme refuse de l’être Blanchot (p. 983 – sur ce dernier qui lui sert à poser sa compréhension de la critique, voir aussi p. 1000) ; pas un « Criticubu » (p. 1340) qui prend les détails de langue pour le style ; pas un homme-sandwich au service des éditeurs (p. 658) ; pas un « traducteur abusif » (p. 22) mais un traducteur, oui, à en croire ce qu’il dit du rapport entre D’Annunzio et Georges Hérelle, son traducteur français, vue comme symbiose ou cohabitation (p. 449-450). Un rapport idéal qui serait donc aussi celui du critique à l’auteur ? On le croirait à lire son éloge de Valéry Larbaud : « Dans le sillage de saint Jérôme [patron des traducteurs] se succèdent du même pas, créateurs et traducteurs mêlés, et présentant parfois le visage de Janus, tels l’Abbé Prévost, Saint-Evremond, Diderot et Baudelaire. Et les critiques, direz-vous ? Ils sont aussi dans le cortège, en compagnie des historiens de la littérature et des docteurs ès lettres. Il règne dans ces parages beaucoup de disputes sur les préséances, mais il serait injuste d’imputer à eux seuls cette sourde rumeur qui monte des pèlerins en marche vers la beauté, et tous revêtus de la même dignité écrivante » (p. 290).
« Tant que la lecture est pour nous l’incitatrice dont les clefs magiques nous ouvrent au fond de nous-mêmes la porte des demeures ou nous n’aurions pas su pénétrer, son rôle est salutaire », écrit Proust qui apporta une touche précieuse à ce dont nous discutons lorsqu’il présentait ses pastiches comme « de la critique littéraire en action », soulignant ainsi la tension indispensable entre identification et distanciation. Le jugement de Proust sur la lecture vaut assurément pour la critique littéraire en précisant que ces « demeures » à l’abri de la conscience, elles peuvent être aussi bien psychologiques qu’idéologiques. Nadeau n’a cessé d’explorer de telles demeures à la lumière des livres lus et nous inviter à les visiter à sa suite.
Dans la préface qu’il rédigea en 1952 à une sélection de ses chroniques littéraires, judicieusement reprise en tête du recueil, Nadeau insiste sur le fait qu’il n’est ni homme de jugement, ni homme de système et que ses lecture ne procèdent ni par dogmatisme intransigeant ni par servilité face au goût public mais en fonction de ce qu’il établit être sa responsabilité personnelle en regard de la littérature comprise comme une « mise en question » du social et du vivant, de l’humain, du lecteur, de l’auteur et du critique : « Auteur et lecteur vont à la rencontre l’un de l’autre dans la même recherche d’une grâce active où, autour de l’humanité en nous surmontée, de la mort vaincue, de l’instant éternellement fixé, s’ordonne la vie, les humains, le monde, enfin pourvus de signification. Le critique se bornerait-il à faciliter cette rencontre que son rôle ne serait pas inutile » (p. 24). Ordre de mission édicté d’un temps où on savait lire.