Littérature

De quoi Whitman est-il le titre ? (sur le nouveau livre de Barlen Pyamootoo)

Écrivain

À l’occasion du deux-centième anniversaire de la naissance de Walt Whitman, l’écrivain mauricien Barlen Pyamootoo fait paraître Whitman, un roman qui suit le père fondateur de la poésie américaine moderne à la recherche de son frère George, blessé pendant la guerre de sécesssion. Faux roman historique et récit d’une authentique expérience humaniste, le livre invite aussi à redécouvrir une écriture américaine spontanément fragmentaire.

De quoi Whitman est-il le nom ? Ou plutôt, pour changer un peu de cette formule tant usitée, de quoi est-il le titre ? On vient de célébrer, le 31 mai précisément, les 200 ans du poète américain, et même, dégagé de sa stricte biographie personnelle (Walt Whitman, né le 31 mai 1819 à Long Island, mort le 26 mars 1892 à Camden, New Jersey), du Poète américain dans sa qualité générique, fondatrice, paradigmatique…  Le poète de l’Amérique moderne – soit : notre mythe commun – tel que l’histoire échoue à le figer, dans le mouvement même de ses Feuilles d’herbe, depuis leur édition originelle de 1855 jusqu’à la septième version de 1891, work in progress d’une nation, défi aux traducteurs, mise à l’épreuve obligée de quelques générations d’étudiants et américanistes.

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Cet anniversaire est évidemment le prétexte à des publications diverses, dont celle du roman de Barlen Pyamootoo, Whitman, qui raconte le départ du poète, en décembre 1862, à la recherche de son frère blessé dans la bataille Fredericksburg, l’une des plus meurtrières de la guerre de Sécession. L’auteur mauricien, dont la production demeure assez rare et le premier récit, Bénarès, avait frappé par son étrangeté un peu sèche, développe ainsi un épisode de la vie de Whitman que celui-ci évoquait lui-même dans le chef d’œuvre autobiographique de ses « feuilles de carnets », réunies en 1882 sous le titre Specimen Days : une quête parmi les soldats blessés des hôpitaux de Washington, la révélation d’une camaraderie, le renouveau possible de la poésie au-delà de la guerre.

Whitman est l’enseigne suffisante, signal et signification, d’une certaine Amérique – littérature et géographie, Nature et Histoire.

Whitman : un titre de roman, donc. Mais le titre également d’un article célèbre de Gilles Deleuze (dans Critique et Clinique), qui s’ouvre sur ce constat : « Avec beaucoup d’assurance et de tranquillité, Whitman dit que l’écriture est fragmentaire, et que l’écrivain américain se doit d’écrire en fragments. » Ce n’est pas anodin, ce choix du nom pour titre, chez Deleuze comme chez Pyamootoo, qui dit dans le condensé du patronyme la concentration problématique d’une œuvre et peut-être d’un monde ; en somme, Whitman – avec son double v redoublé par l’initiale du prénom – est, en soi, l’enseigne suffisante, signal et signification, d’une certaine Amérique – littérature et géographie, Nature et Histoire.

Deleuze part en tout cas de ce postulat pour réfléchir à ce qui différencie les écrivains américains des européens : « Ce qui est propre à l’Amérique, écrit-il, ce n’est pas le fragmentaire, mais la spontanéité du fragmentaire : « spontané et fragmentaire » dit Whitman. (…) Si le fragment est l’inné américain, c’est parce que l’Amérique elle-même est faite d’États fédérés et de peuples divers immigrants (minorités) : partout collection de fragments, hantée par la menace de la Sécession, c’est-à-dire la guerre. L’expérience de l’écrivain américain est inséparable de l’expérience américaine, même quand il ne parle pas de l’Amérique. »

Tout ce développement est précisément inspiré au philosophe, théoricien d’une « littérature mineure », par le recueil des Specimen Days traduits en français… par son fils, Julien Deleuze. Ce recueil fragmentaire, assez inouï, de notes prises par le poète durant la guerre de Sécession entre 1862 et 1865, puis après 1876 dans sa retraite de Camden, constitue à l’évidence la source première du roman de Barlen Pyamooto, qui en propose d’une certaine façon la « novellisation », parfois presque le commentaire : un livre second, où passe peut-être un peu de la leçon de Deleuze.

Quelque chose nous prend, au fil d’un parcours où l’on suit « Walt », dans le continu des allusions, la progression non fragmentée d’un roman

« Walt parcourt du doigt les pages du journal où sont écrits les noms des soldats qui ont été blessés ou tués à la bataille de Fredericksburg ». La première phrase donne le ton, et induit une sorte de relation de connivence – presque trouble – avec le lecteur qui connaît un peu Whitman, qui aime en tout cas ses Specimen Days : le récit va consister en une appropriation narrative de tous les éléments biographiques – et littéraires – qu’a recueillis l’écrivain, et qu’il met en forme, linéairement, selon le principe d’une rêverie romanesque dont il faut admettre qu’elle s’affiche parfois un peu trop coquette, fière de ses adjectifs, jusqu’à oser une « couleur locale » légèrement sur-documentée.

Quoi qu’il en soit, quelque chose nous prend, au fil d’un parcours où l’on suit « Walt », donc, dans le continu des allusions, la progression non fragmentée d’un roman, de Brooklyn à Washington puis à Falmouth, parmi les soldats blessés, à la recherche du frère George, dans le détail des reconstitutions, les bouts de dialogue, les noms et motifs qui font la trame d’un récit biographique, presque pédagogique par endroits, comme lorsqu’il s’agit de présenter l’enjeu des Feuilles d’herbe auxquels va se remettre le poète, fort de cette expérience de la guerre : « Feuilles d’herbe est une œuvre bâtie sur la foi en l’unité du peuple et en la plénitude de l’être. Et qu’importe si je me contredis, a écrit Walt, cela prouve que je suis immense, que j’ai contenance de foules en moi, et c’est pareil pour la nation qui gagnerait à célébrer sa diversité. Il croyait avec candeur qu’en lisant sa poésie qui est un vibrant appel à la camaraderie, les gens résisteraient comme par magie à la tentation mortifère de la scission, la combattraient et la mettraient en échec. »

En effet : le roman raconte un morceau de vie qui décidera en partie, ou du moins confirmera, dans la chaleur de la camaraderie, la vocation du poète… Et ce sont de belles pages, alors, de partage de cette foi anti-sécessionniste, si l’on peut dire, où l’on devine que peut se mirer peut-être l’écrivain Pyamootoo, confronté dans son expérience mauricienne aux mêmes questions de l’unité, d’une identité soumise à l’insularité, ou plus simplement aux rudesses d’un temps – et d’un lieu – où les relations sont rendues difficiles par d’autres formes, contemporaines et souvent économiques, de conflits.

Le roman coud son récit d’une seule pièce, là où le poète rapetassait ses notes et ses jours dans le collage génial des Specimen days.

On pourrait dire même, dans la surabondance informative du livre, que l’auteur cherche, tel son personnage-titre à travers les hôpitaux américains, la possibilité d’un frère : non pas le George blessé dont le patronyme a été mal orthographié (le roman s’ouvre sur cette méprise : « Whitmore » pour « Whitman », un nom pour un autre, comme un défi à la vérité et le départ d’une quête identitaire dédoublée), mais bien un Walt jumeau, aîné d’écriture, guide dans le désir d’une poésie qui « glorifie le quotidien des bergers, des bouchers, des prostituées, des cochers, des pompiers, des charpentiers, des garçons de ferme, des chanteuses d’opéra, des esclaves en fuite, des maçons, des matelots, des pasteurs, des livreurs, des débardeurs et de ceux portés à aimer, dont Dieu. »

Le nom de Whitman, titre du livre, est alors l’écho possible, dès la couverture, de celui de Pyamootoo, qui sans doute fantasme ainsi son autoportrait américain. Point de fragmentaire ici, cependant : le roman coud son récit d’une seule pièce, là où le poète rapetassait ses notes et ses jours dans le collage génial des Specimen days, rebaptisés Comme des baies de genévrier dans leur traduction française.

Ce titre a été inspiré par une suggestion de Whitman lui-même, dans une note tardive de Camden : « A un moment, j’ai pensé intituler ce recueil Comme des baies de genévrier (je pense toujours que ce titre n’aurait pas été mauvais, ni impropre). Un mélange de flâneries, d’observations, de boitillements, de fauteuil, de voyages ; un peu de réflexion, ajoutée pour relever l’ensemble, mais très peu ; pas seulement l’été, mais toutes les saisons ; non seulement les journées, mais aussi les nuits ; quelques méditations littéraires, des livres, des auteurs passés à l’examen (…) ; surtout les scènes que tout le monde voit, mais aussi certains de mes caprices à moi, des méditations et des égoïsmes – un recueil véritablement fait de grand air,  principalement d’été, composé de choses isolées ou assemblées par grappes, sauvages, libres et un peu acerbes, qui ressemblent en fait à des baies de genévrier bien plus qu’on ne pourrait le croire au premier abord. »

Y a-t-il plus merveilleuse description d’un projet de livre libre ? Un livre où sont des morts et des oiseaux, et qui dit l’Amérique dans son espèce d’acception deleuzienne, s’il est vrai que sa littérature « a pour objet la mise en relation des aspects les plus divers de la géographie des Etats-Unis, Mississipi, Rocheuses et Prairies, et de leur histoire, luttes, amours, évolution… »

D’une certaine manière, Barlen Pyamootoo raconte, avec une forme réelle de tendresse, sa lecture d’un tel livre, de son rêve ; à l’évidence, il n’est pas américain, pas européen non plus, et c’est de cette singularité qu’il faut lui faire crédit, qui invite à redécouvrir en sa compagnie un frère idéal, lointain et familier, un homme dont le nom devient le programme d’une vie, Whitman.

 

Barlen Pyamootoo, Whitman, Editions de l’Olivier


Fabrice Gabriel

Écrivain, Critique littéraire

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