Cinéma

Psychanalyse, transfert et cinéma – à propos de Sibyl de Justine Triet

Philosophe et Psychanalyste

Rassemblant discrètement, sans revendiquer, plusieurs des combats essentiels d’aujourd’hui, Sibyl est un film sur des femmes qui ne refusent pas la séduction, qui savent qu’elle est inévitable, et qui même la nourrissent. Dans cette histoire, la donne habituelle, celle du réalisateur ou de l’analyste homme-charismatique-séducteur-tout-puissant est renversée : ce sont les femmes qui guident le désir, et le transfert.

Tout le monde aujourd’hui a la chance de rencontrer facilement au hasard d’un film son biopic idéal, sa propre vie racontée de A à Z, ou presque. Les biopics de célébrités devenant souvent le film de leur retour à la vie normale (ou de leur chute) – et réciproquement le film de n’importe qui mon biopic en héroïne. Cette fois c’est Sibyl, nom du film et du personnage, psychanalyste-écrivain ou ma vie racontée de A à Z, ma mégalomanie et quelques centimètres de jambes, la blondeur et l’alcool en plus.

publicité

Passé l’autoportrait, l’effet puissant d’une identification intégrale, ma passion pour ce film, il faut dire d’abord qu’il renvoie à tout film et au cinéma en général la question de son sujet. Quel est le sujet d’un film, si ce n’est pas moi – ou si ce n’est, d’une façon ou d’une autre, Justine Triet, son auteur, qui se glisse entre toutes ces femmes géniales ?

Justement, Sibyl est peut-être d’abord un film qui interroge le problème de son sujet – et du fait, pour un cinéaste ou un écrivain, d’avoir bêtement besoin de trouver un sujet pour écrire. La première scène du film en atteste, quand Sybil et son éditeur discutent devant les bols de riz et les salades de choux qui défilent à grande vitesse sur les tapis roulants d’un restaurant asiatique : il faut bien trouver un sujet, l’un ou l’autre, et l’attraper avant qu’il te passe sous le nez. C’est le côté trivial et commercial de la tâche d’auteur, son livre à l’état de projet, qu’il doit avoir vu avant d’écrire, savoir vendre pour être sûr qu’il intéresse – l’éditeur et le producteur se confondant ici sans complaisance dans un même personnage, débarrassé de tout souci esthétique ou littéraire.

Pendant ce temps-là, le sujet a déjà commencé à exister. Il devance Sibyl, l’éditeur et le spectateur. Il a touché son auteur sans que celui-ci s’en aperçoive. Pendant que Sibyl cherche son sujet, il se déroule sous ses yeux, dans sa propre vie, le quotidien des séances difficiles avec les patients auxquels elle annonce son départ, puisqu’elle retourne à l’écriture.

Sibyl est une psychanalyste séduisante, même carrément sexy, qui nous donne une idée plus claire que beaucoup d’autres films de l’histoire du cinéma qui ont voulu mettre en scène la psychanalyse, de ce que transfert veut dire. Le transfert, cette sorte d’amour artificiel qui attire toutes les images, que la cure analytique déclenche, pour faire de l’amour la matière agie, c’est peut-être lui le sujet, en tant que Sibyl l’incarne, du début à la fin du film, et sous les deux pôles : de la cure et du tournage, de la psychanalyse et du cinéma.

Qui est Sibyl ? Une femme entre trente-cinq et quarante ans (interprétée par Virginie Efira), qui vit avec un homme (Etienne – Paul Hami), deux enfants assez mal identifiés dans la première partie du film, et sa sœur (Édith – Laure Calamy, double négatif), dans un appartement qu’elle ne rejoint qu’à la nuit tombée. Présente à moitié à cette vie de famille, elle rappelle d’autres grandes blondes qui ont la tête ailleurs (Barbara Loden, Gena Rowlands), et semblent tenir le cadre à la verticale, tandis que le reste (des corps, des actions) se produit à l’horizontal, légèrement en contrebas, en basse intensité. Quand elle prend son bain, Sybil pense – plutôt elle est traversée par des flashs, des images sexuelles avec un homme encore non identifié (Gabriel – Niels Schneider).

On ne sait pas si cet homme appartient à son passé ou s’il nait des fictions qu’elle produit dans l’écriture, dans sa recherche, encore à l’état mental. Tout entre petit à petit dans un dispositif qui voit se superposer celui du film, de la page, et de la séance d’analyse. Au sujet dont je cherche l’accroche, la clé, s’ajoutent tous les autres, tout ce qui vient à mes pensées, et de façon inattendue se rappelle à moi, ce qui insiste. Je deviens le centre, le sujet. Je polarise tout, mais je ne le sais pas encore. Il est possible que je sois déjà en train d’utiliser ma vie et celle des autres, qui se confondent ; possible que je sois déjà dans la fiction qui s’empare de mon sujet. Le sujet, c’est moi qui transfère, me prends pour Sibyl et me mets au centre des fictions (du désir) des autres. La fiction sera le résultat de cette grosse machine désirante qui s’appelle tour à tour analyse, film, roman.

La psychanalyse et le cinéma, la cure et le tournage reposent de façon identique sur le transfert, c’est-à-dire sur la fabrication d’un amour artificiel, d’un artefact indispensable.

Le téléphone sonne. Le téléphone portable est un dispositif fictionnel, une technique de relations dont chacun dispose à sa guise, allumé, éteint, en mode avion ou kit mains libres : Sibyl sait utiliser son téléphone, manier le transfert d’appel et les sms vocaux. Au bout du fil – alors qu’elle est assise sur son lit, sa vaporette à la main (autre prothèse, autre technique du nouvel écrivain), devant son ordinateur (c’est-à-dire dans la position archétypale de tout auteur du monde contemporain, et reconnaissable comme tel puisqu’aujourd’hui tout le monde devient cinéaste ou écrivain) – c’est Margot (Adèle Exarchopoulos). Une jeune femme, en détresse, qui veut la rencontrer à tout prix. Elle insiste, elle rappelle, et Sibyl finit par la rencontrer. Avec le même effet de faux hasard que produisent les flashs inévitables de scènes sexuelles (très bien filmées, donc excitantes), Margot entre dans sa vie, forçant la porte analytique que Sibyl avait refermée.

Racontant son histoire – celle d’une actrice séduite par un acteur (Igor – Gaspard Ulliel), d’un film en train d’être tourné par la femme de celui-ci (Mika – Sandra Müller), et d’une grossesse inopportune – c’est d’elle-même que Sibyl prend des nouvelles. Et c’est ça le transfert, le sujet. Tout analyste a déjà fait cette expérience d’un patient qui vient vous raconter une histoire qui est presque exactement la vôtre. Son transfert sur vous repose sur votre transfert sur lui – et si l’un et l’autre sont inconscients, ils guident l’histoire d’amour qui vous réunit. L’histoire d’amour de Margot fascine Sibyl. Elle commence à enregistrer les séances, frayant le chemin de la longue histoire des enregistrements en psychanalyse, et plus largement de la transgression, corollaire plus ou moins inévitable du transfert et de son maniement.

Tous les films ou presque, qui ont représenté la psychanalyse, l’espace de la séance, ont dû en passer par là – Dangerous Method, La Maison du Dr Edwards, Un Divan à New York, La Chambre du fils, In Traitement. Pourquoi ? D’abord parce la transgression est la part la plus intéressante de la psychanalyse (sa dramaturgie, comme celle de ses fondateurs), celle de ses exagérations. Mais surtout parce que c’est la part qui intéresse le plus le cinéma, et son analyse quand elle va jusqu’à l’exploration du désir d’un auteur, d’un réalisateur, à l’œuvre typiquement dans l’espace du tournage. La psychanalyse et le cinéma, la cure et le tournage reposent de façon identique sur le transfert, c’est-à-dire sur la fabrication d’un amour artificiel, d’un artefact indispensable. L’amour du patient pour son analyste = l’amour d’une actrice pour son metteur en scène (ou acteur, le cas échéant). Dans ce processus, tout le monde devra accepter un moment d’être séduit, victime et criminel, de se laisser rouler dans la farine.

Dans cette histoire, la donne habituelle, celle du réalisateur ou de l’analyste homme-charismatique-séducteur-tout-puissant est renversée : ce sont les femmes qui guident le désir, et le transfert. C’est entre elles que l’amour se raconte et s’écrit. Des femmes qui portent et assument leur désir sans écraser les autres (on sera surpris.es du peu de rivalité qui guide ici le rapport entre l’une et l’autre ; et quand elles se trompent, c’est par erreur) – face à des hommes sexy mais décidément insuffisants, des relais temporaires et finalement envieux de la puissance de ces femmes nouvelles, qui écrivent enfin leur propre histoire. Si la sympathie féminine domine l’accueil exceptionnel que Sibyl réserve à Margot, qu’elle suit jusque sur le tournage en Italie, et si elles finiront ensemble (dans un taxi, les rôles inversés : Margot ramassant Sibyl à la petite cuillère à la fin de la fête de tournage où Sibyl aura replongé dans l’alcool), c’est d’abord le livre, la curiosité inconsciente pour une femme qui lui parle d’elle-même, et de sa propre passion (pour Gabriel) qui décide de l’échange, du procédé transférentiel.

Le transfert, ferment de la fiction, déborde toujours son cadre. Il est le poison, et le traitement.

Deux femmes, belles, plantureuses, incontournables ; l’une blonde et droite (bien que fragile, à l’évidence, ex-alcoolique), et l’autre brune, encore enfant, allongée sur le divan, se parlent. Par une mise en scène qui fait précipiter la tension du désir presque dans chaque plan, qui pousse les corps sexuels dans l’intensité de leur récit, et parvient en cela à rendre compte de la force d’évocation de la parole sur les gestes, leur production et leur répétition, Sibyl réussit un tour de génie : il dévoile le caractère à la fin impersonnel du désir qui passe d’un corps à l’autre, s’échange et se conduit.

Du souvenir d’une passion qui ne passe pas (celle de Sibyl pour Gabriel), à ses retrouvailles dans le récit de Margot, en séance (quand elle fait à Sibyl le récit de la première fois qu’elle et Igor se sont fait l’amour sans se toucher), jusqu’à la remise en acte, sur le tournage, des deux scènes entrechoquées (quand Sibyl prend les commandes de la mise en scène, au prix du passage à l’acte, et des retrouvailles fatales de Gabriel sous les apparences d’Igor) – le film est le récit de la fabrication de la fiction, et de la vie, des effets de l’une sur l’autre. Quand on fait de sa vie une fiction, et de l’amour un travail.

Le transfert, ferment de la fiction, déborde toujours son cadre. Il est le poison, et le traitement. Sibyl est forcée, malgré les réserves qu’elle oppose, de rejoindre Margot sur le tournage du film de la femme d’Igor, son amant. Du cabinet au plateau, c’est une autre sorte de conduite qu’on lui demande d’adopter. Si son livre en cours est l’alibi secret qu’elle se donne, il est alors coincé entre l’analyse et le film, susceptible d’être écrasé, et dénoncé. La littérature est d’ailleurs peut-être bien là, située entre les deux, entre la psychanalyse et le cinéma, rapportant la mise de la fiction, par l’exécution définitive des personnages. Quand la psychanalyse et le cinéma, parce qu’ils agissent tous deux (le désir, l’amour, le transfert) jusqu’à la consumation, et en pleine connaissance de cause, ne trompent finalement personne.

Sur le plateau, tout le monde est malade, un peu comme dans le film de Vincente Minelli, Two Weeks in another town, où Kirk Douglas, acteur de retour d’une longue dépression, prend la direction d’un film pourri par la tyrannie séductrice de son metteur en scène. La séduction qui fait marcher le cinéma finit par s’user. Mika, autre femme géniale, qui a voulu utiliser le flirt de son mari pour faire son film, est débordée par la situation. Le tournage arrive trop tard dans la durée du flirt, et trop tôt dans l’analyse. Les deux auront donc lieu en même temps, Margot finissant d’aimer Igor grâce à Sibyl, et Sibyl épuisant son obsession pour Gabriel dans les bras d’Igor. Les femmes disposent de ressources infinies dans l’amitié complice face à des hommes qu’elles n’ont pas besoin de détester, qu’elles sont même obligées d’aimer, qu’elles baisent comme des reines, mais qui les empêchent d’exister.

L’amitié, et l’amour entre les femmes naît de cette affinité dans l’inévitable où leurs blessures se rapprochent, se mélangent, et se relaient pour en sortir la tête haute.

Rassemblant discrètement, sans revendiquer, plusieurs des combats essentiels d’aujourd’hui, Sibyl est un film sur des femmes qui ne refusent pas la séduction, qui savent qu’elle est inévitable, et qui même la nourrissent – mais se tiennent la main dans l’espèce de déchéance, voire dans le rabaissement inévitable que la séduction masculine introduit. En somme : en psychanalyse, dans un film et en amour, on ne fait que ce qu’il ne faut pas faire, on fait même exactement ce qui est interdit. L’amitié, et l’amour entre les femmes (qui aiment encore les hommes, mais pour combien de temps ?) naît de cette affinité dans l’inévitable où leurs blessures se rapprochent, se mélangent, et se relaient pour en sortir la tête haute. Entre temps, elles tombent amoureuses les unes des autres.

Quand Sibyl est forcée de faire la doublure d’Igor dans la scène du restaurant à Stromboli (Stromboli, L’Avventura : des îles où les films viennent achever leur amour), la substitution est avantageuse, ravageuse. Les sourires, les rires éclatants de Margot dans le retour de la caméra marquent la perfection d’une entreprise vertigineuse des regards croisés, superposés dans le temps et les êtres – et de leur fabrication. De la place de l’homme, de l’acteur, de l’objet du désir dans la vie et la fiction du film, Sibyl prend ensuite celle du metteur en scène, Mika ayant quitté le navire.

Qu’est-ce qui se passe alors ? Dans une séquence qui est peut-être la plus troublante du film, sur le décor kitsch d’une proue de bateau, d’un tournage qui part exactement à la dérive, Sibyl convoque tout son savoir de femme et d’analyste de Margot : son savoir de femme qui sait comment toucher les femmes ; tout son savoir d’analyste qui sait comment Margot se touche, et ce qu’elle aime. Ça c’est pour le détail, l’interprétation. Mais pour l’effet, à la fin il n’y a que l’évidence d’une correspondance réussie, du transfert d’un amour (celui de Sibyl pour Gabriel) sur un autre (celui de Margot pour Igor) – jusqu’à l’épuisement, jusqu’à ce que la chose finisse, pour l’une et l’autre.

Faire de l’amour un métier (au cinéma ou en psychanalyse) comporte toujours un risque. Le risque est imaginaire (le fait des leurres, de l’identification) mais a parfois des effets réels, des conséquences dommageables dans la réalité. Épuisée par le devenir filmique du processus analytique que lui coûte son roman (et la liquidation de sa passion pour Gabriel), Sibyl cède au leurre, se fait avoir par les couches de temps, et de corps, qu’elle a jusqu’ici maîtrisées parfaitement. Elle couche avec Igor, dans un dernier flash de Gabriel, elle se trompe.

Mais sa véritable erreur – et c’est toujours celle-ci qui compte, à la fin – est technique. Retour dramatique du premier délit, de l’enregistrement à l’iPhone des séances de Margot, c’est de son propre enregistrement qu’elle est finalement victime, c’est ça qui l’accuse. Pour qui a fait un peu de prise de son dans sa vie l’erreur est connue, l’indiscrétion forcée : Sibyl a oublié de retirer son HF. C’est la blague, la bonne blague de la technique sur la vie, l’arroseur-analyste arrosé : c’est Sibyl elle-même, appelant sa sœur parce qu’elle craque complètement pour la première fois dans le film, qui est écoutée (par Mika via les HF encore branchés).

Il n’y a donc pas de technique pure. Pour autant que l’amour reste la matière et la machine, il faudra en psychanalyse et au cinéma reconnaître qu’on ne fait que ce qu’il ne faut pas faire, c’est-à-dire des actes, malheureux et nécessaires, fabriques temporaires dans des laboratoires de formations (cure, tournage) – aux détours desquels, les images se dépouillent de leur douleur. On ne sort pas de la fiction. On n’en sort qu’à la condition de la réaliser.

Sibyl est un personnage qui, comme tout psychanalyste et comme tout cinéaste à un moment, devient le centre du désir des autres, de son passage. Elle le reçoit, se laisse toucher, rouler dans la farine, parfois malmener – pour que ça reparte, pour que le désir reparte, sur des chemins nouveaux – et dans la tête du spectateur.

La passion peut alors commencer à s’écrire, et les femmes devenir amies.


Mathilde Girard

Philosophe et Psychanalyste

Rayonnages

CultureCinéma