La police américaine dans la caméra de John Marshall — à propos de Pittsburgh Police Series
« He is facing, daily and nightly, people who would gladly see him dead, and he knows it.
He moves through Harlem, therefore, like an occupying soldier in a bitterly hostile country,
which is precisely what, and where, he is. »
James Baldwin, Nobody Knows My Name.
Huit mois de mobilisation des Gilets Jaunes ont vu le seuil de la violence physique dite « légitime » augmenter de manière inédite, avec près de trois cents enquêtes judiciaires visant les forces de l’ordre et la comptabilité stricte tenue par les victimes de violences policières sur les réseaux sociaux. Les collectifs « Désarmons-les ! », « Allô Place Beauvau ? » ou encore « Le Mur Jaune » ont entrepris de recenser le nombre de blessés (près de 2 500, conséquence des quelques 20 000 tirs de LBD), mais au-delà des chiffres, ce sont les images, virales, de ces violences qui ont joué un rôle-clé parmi les formes de témoignage dénonçant un recours disproportionné à la force.
L’usage des caméras, ne serait-ce que celles des téléphones portables, a pris une telle ampleur qu’il n’est pratiquement plus possible pour un fonctionnaire de police de commettre une bavure sans qu’une personne le filme — quand nul témoin n’est présent, ce sont les policiers eux-mêmes qui, visiblement peu inspirés, enregistrent leurs propres écarts, comme dans le cas des 150 lycéens forcés de s’agenouiller à Mantes-la-Jolie en décembre dernier. Ces courtes séquences vidéos posent la question de la fonction et des régimes de vérité de ces images : elles jouent rarement, sinon jamais, un rôle dans les enquêtes judiciaires menées par l’IGPN, et leur valeur de témoignage est systématiquement mise en doute dès lors que la logique de la situation déborde les limites du cadre.
Il n’empêche que leur multiplication et l’ampleur de leur circulation ont mis au jour le caractère pour le moins trouble, sinon ambigu, de l’action policière dans l’espace public depuis quelques années. Elles ne révèlent pas seulement les écarts importants que connaissent en pratique la loi et l’ordre selon les contextes sociaux et les populations concernées, mais mettent aussi au premier plan des policiers qui occupent rarement le centre du cadre, alors même que leur présence et leur action dans l’espace public ont pris une tournure significative depuis l’instauration de l’état d’urgence fin 2015.
Aux États-Unis au contraire, les forces de l’ordre sont depuis longtemps déjà dans le viseur des caméras — à commencer par les leurs. Celles-ci équipent en effet les voitures de patrouille et même depuis quelques années les policiers eux-mêmes. Ces caméras individuelles sont censées garantir le respect de la loi par toutes les parties en cause dans le cadre d’un contrôle d’identité ou d’une interpellation. À Los Angeles, New York ou encore Chicago, elles se sont multipliées dans les services de police à partir de 2014, après la mort du jeune Michael Brown en août de la même année, abattu par un policier blanc à Ferguson dans le Missouri. Aucune image irréfutable n’avait alors permis d’incriminer l’agent. Face aux protestations et aux émeutes, la police de Ferguson est désormais dotée de ces petites caméras individuelles, moins gadgets technologiques que gages d’impartialité. Et vaine promesse : les policiers américains ne sont presque jamais poursuivis ni inculpés.
Il y a cinquante ans, les mêmes logiques de bavure et d’impunité avaient embrasé les ghettos noirs des villes américaines. En 1968, plus de deux cents villes étaient touchées par des émeutes tandis que les campus universitaires, eux, se mobilisaient contre la guerre du Vietnam. Focalisée sur le bourbier vietnamien, l’administration Johnson préférait alors ignorer les conclusions alarmantes du rapport Kerner, publié en février 1968 et dénonçant une situation de ségrégation raciale et sociale qui virait à l’apartheid. Pourtant, la police, ou plus exactement les polices américaines, débordées de toutes parts, avaient alors tenté de réformer leurs pratiques et leur image auprès de la population, en ouvrant par exemple les portes des commissariats… à des chercheurs et des cinéastes venus documenter le travail routinier des agents de police.
C’est dans ce contexte particulier que l’anthropologue John Marshall réalise une série documentaire sur un commissariat de police à Pittsburgh, avec des moyens rudimentaires et le projet que cette ethnographie urbaine serve ensuite à réformer les relations entre forces de l’ordre et citoyens. Elle sera présentée les 24 et 28 juin dans les cinémas d’Aubervilliers et de Bagnolet.
D’un apartheid à l’autre
On connaît peu le travail de John Marshall en France. Des quelques vingt-cinq films qu’il tourna parmi les Bushmen du désert de Kalahari à l’ouest de l’Afrique du Sud entre 1950 et 2002, on a guère vu ici que The Hunters, tourné alors qu’il avait vingt ans, et inaugurant un projet documentaire d’une ampleur inédite, achevé en 2002 avec A Kalahari Family, vision pessimiste de la situation politique des Bushmen aux côtés desquels Marshall s’était engagé. Son histoire commence comme un récit d’aventure adolescent : son père, Laurence Marshall, après avoir vendu des systèmes de radar durant la Seconde Guerre mondiale, embarque toute sa famille pour l’Afrique du Sud au début des années 1950. Ils atteignent une zone désertique où, selon les dires d’un sergent de Cape Town, se trouve la cité perdue de Kalahari.
Le jeune Marshall lit Jock of the Bushveld de Percy Fitzpatrick et se voit attribuer par son père le rôle de « cinéaste », qu’il acquiert en se débrouillant avec une caméra Bell and Howell. Expulsé d’Afrique du Sud par le régime de l’apartheid en 1958[1], John Marshall rentre aux États-Unis, à l’aube d’une décennie de contestation et d’émeutes, pour y poursuivre sa formation en anthropologie à Yale et à Harvard. Il ne cesse pas pour autant de tourner : en 1964, il est opérateur pour NBC News à Chypre et à Athènes. La concision et la simplicité qu’exigent ces « news stories » sont à ses yeux trop parcellaires et partiales.
La liberté des tournages en extérieur et sans formats imposés, Marshall va les trouver auprès des pionniers du cinéma direct américain, Richard Leacock et D. A. Pennebaker d’abord, Frederick Wiseman ensuite. Pour les premiers, il est assistant à tout faire sur un film qui ne verra jamais le jour — un projet autour du troisième âge. Le second n’est encore à l’époque que producteur et finance alors le troisième long-métrage de la cinéaste Shirley Clarke, fiction documentaire tournée avec les habitants du quartier de Harlem à New York. The Cool World s’ouvre sur les images d’une révolte qui sourd de toutes les têtes nues de Harlem, une colère que la présence massive des forces de l’ordre ne fait qu’exciter. Clarke tourne en 1963 alors que des émeutes sont sur le point d’éclater dans Harlem, mais aussi Watts à Los Angeles, Roxbury à Boston, Hough à Cleveland, ou encore Hunters Point à San Francisco.
À travers Clarke, Marshall rencontre Wiseman, au moment où celui-ci prépare son premier long métrage sur une prison pour aliénés à Bridgewater. Wiseman connaît bien les lieux pour les avoir visités à plusieurs reprises avec ses étudiants quand il était professeur de droit pénal. Une fois par an, les surveillants de Bridgewater organisent un spectacle au profit des détenus, « The Follies », dans lequel ils se prêtent au jeu d’une inversion carnavalesque des rôles d’internés et d’agents de l’administration pénitentiaire. Il lui manque un opérateur : ce sera John Marshall. Ce dernier tourne avec une Auricon et l’une des premières caméras Éclair, tandis que Wiseman – inaugurant une méthode de tournage à laquelle il ne dérogera plus – prend le son. De l’expérience de ce tournage, Marshall retient la rigueur absolue d’un dispositif sans commentaire ni interview.
Cette distance, non pas simplement éthique ou symbolique, mais bel et bien physique, cette manière de positionner son corps-caméra dans l’espace et de l’inscrire au cœur des relations sociales qui se jouent avec la caméra et non devant ou pour elle, Marshall va la formuler sur un terrain peu pratiqué de ses collègues anthropologues, celui d’une institution sociale de sa propre culture, la police américaine. À l’initiative du Lemberg Center for the Study of Violence et avec le soutien de l’Université de Brandeis, il s’engage dans un vaste projet documentaire au sein de la police de Pittsburgh : sa caméra embarquée dans les voitures de patrouille, il n’expérimente pas seulement une méthode de réalisation qu’il théorisera ensuite – le « sequence filming » – mais élabore aussi une démarche simultanément épistémologique et politique.
Bien loin des slogans de campagne de Nixon, The Pittsburgh Police Series dresse un portrait contrasté de l’Amérique des années 1960 : le credo « law and order » y apparaît sans commune mesure avec la réalité du terrain arpenté chaque jour par les policiers. Chacune des situations de confrontation entre les forces de l’ordre et les citoyens, qu’ils soient simples témoins, victimes ou suspects, laisse transparaître l’écart entre la loi et l’ordre, et le jeu trouble de négociation et d’interprétation qui prévaut à leur maintien selon qu’on est homme ou femme, jeune ou plus âgé, Blanc ou Noir. Saisie dans une séquence historique plus longue, cette série documentaire engage une réflexion sur le rôle social de la police au sein de l’espace public, aussi bien que sur les attributions et les limites de ses agents dans une société dite démocratique.
1968, « The year of the cop »
Si la police américaine accepte si diligemment la présence de caméras parmi ses équipes et tend même à l’encourager, c’est qu’elle a bien du mal alors à maîtriser son image. La mort de Martin Luther King, le 4 avril 1968, marque le paroxysme des tensions entre la communauté noire et la police, forcée de réévaluer ses méthodes d’action et redorer son blason. Le 19 juillet 1968, Time magazine consacre sa une au chef de la police de Los Angeles [2], Thomas Reddin, 52 ans, qui fait figure de réformateur quand il affirme que « le flic d’aujourd’hui ne doit pas seulement être un soldat aguerri mais aussi un “sociologue de terrain” » (« the cop today must not only be a well-trained soldier but a « street-corner sociologist » »).
Tom Reddin n’est pas alors un inconnu, il s’est fait un nom en enquêtant sur l’assassinat de John Fitzgerald Kennedy avant d’arriver à la tête du bureau de la police de Los Angeles en 1967. Il prône une nouvelle gestion des situations émeutières que son prédécesseur, un certain William Parker, a matées dans le sang. Après avoir ramené manu militari la paix sociale dans le ghetto de Watts, Parker s’était ainsi vanté : « We’re on the top, they’re on the bottom », soit littéralement : « nous sommes au sommet, ils sont sur le cul ». Pourtant, la révolte de Watts n’aurait pu être gérée par la seule police de L.A sans le concours de la garde nationale, dépêchée dans toutes les villes américaines marquées par des violences d’une ampleur inédite.
Mal préparée, peu coordonnée, désorganisée, la réponse des agents de police à ces émeutes sans précédent n’avait fait qu’attiser la colère des habitants des ghettos. Confrontées dans le même temps aux mobilisations étudiantes contre la guerre du Vietnam, les forces de l’ordre s’étaient trouvées singulièrement démunies devant l’ampleur des manifestations — leurs moyens d’action pour contenir les foules tenant parfois du gag burlesque, comme lorsqu’ils répandaient dans les rues, devant les manifestants, une substance huileuse et glissante judicieusement baptisée « instant banana peel » (« effet peau de banane instantané ») pour les empêcher d’avancer.
La gestion déplorable des émeutes de la décennie des années 1960 va donner lieu à deux types de réponses apparemment contradictoires : d’une part, la militarisation de la police — à travers la création par Reddin d’une unité de police spécialisée dans les situations d’émeute et de terrorisme, le S.W.A.T. (Special Weapons and Tactics), bientôt adoptée par toutes les grandes villes américaines. D’autre part, la refondation des méthodes de communication de la police, plus particulièrement vis à vis des communautés afro-américaine et latino. C’est l’époque où apparaissent les premiers « community-relations officers », souvent issus des minorités, ou bien les « youth-service officers », assignés à chaque commissariat dans les quartiers sensibles.
Outre cette police de proximité comme on l’appelle en France, les Américains convoquent également des « assemblées de citoyens » dans les commissariats pour évoquer les problèmes locaux des habitants du quartier, ouvrant ainsi des espaces de doléances qui, bien maîtrisés, peuvent aussi s’avérer des réseaux d’informateurs venant contribuer de leur plein gré au travail des agents. Quel que soit le succès de ces initiatives, toutes témoignent des efforts entrepris par la police pour contrôler son image et les informations qui la concernent : en 1965, les premières émeutes de Watts avaient éclaté après qu’une rumeur eut accusé des policiers d’avoir battu une femme noire enceinte.
Il existe désormais à L.A et ailleurs, un « rumor-control officer » pour contrer les effets dévastateurs des récits de violence policière dans les quartiers. C’est de cette époque également que datent les fameuses « cartes professionnelles » dont disposent tous les officiers de police américains, massivement distribuées aux citoyens afin que ceux-ci mettent un nom derrière le badge. Reddin en est une fois encore le promoteur, sa logique est imparable : on hésite à caillasses une voiture de police quand on connaît ses occupants par leur nom.
En 1968, alors qu’il fait la une de Time magazine, Reddin affirme sans ciller « C’est l’année du flic ». Si une guerre doit se livrer entre la police et le ghetto, c’est une guerre de communication et non plus de position : les armes du passé sont celles, dérisoires, des forces de l’ordre impuissantes face aux vastes mouvements de protestation dans les rues des grandes métropoles entre 1965 et 1968. Celles de demain seront la Dick Tracy-type wrist radio pour connecter les patrouilles à la centrale, les scanners pour prendre les empreintes des suspects et les ordinateurs pour organiser la masse d’informations répertoriées par les agents.
Mais la réforme voulue par Reddin et d’autres chefs de la police américaine ne se cantonne pas aux aspects techniques ou logistiques du travail des policiers, elle s’attaque aussi à une culture policière qui a jusqu’ici privilégié l’entre-soi, au point que les équipes de police, non seulement patrouillent ensemble jour et nuit, mais se voient aussi en dehors de leur temps de travail et fondent même des familles et des lignées de policiers. À ce portrait-type du policier moyen aux États-Unis, Reddin oppose un pedigree de « flic du futur », dont il est lui-même l’incarnation avant-gardiste. Il n’y a qu’à lire l’éloge qu’en fait Time magazine dans ses colonnes :
« Si ses larges mains, son torse de colosse et son sourire irlandais trahissent sa profession, son discours offensif et aiguisé est indéniablement celui d’un homme de loi. En dehors de cela, Reddin est un flic qui ne ressemble à aucun autre. Ses goûts sont plutôt intellectuels. Tout concert du Los Angeles Music Centre est potentiellement sur son agenda, et il assiste avec sa femme Betty aux cours du soir de UCLA, leurs sujets favoris vont de l’archéologie à l’art moderne, au théâtre et à “l’Homme dans la société contemporaine”. Il est peut-être le seul policier du pays qui compte parmi ses amis des psychiatres – qu’il rencontre une fois par mois pour évoquer l’attitude des policiers et les programmes de relations avec les communautés » [3].
Voilà qui n’est pas exactement le portrait de Dirty Harry, qui apparaît trois ans plus tard sur les écrans de cinéma, dans le film éponyme de Don Siegel, pour raviver le mythe viriliste du flic solitaire, incontrôlable et dur à cuire. À l’opposé de ce stéréotype musclé et brutal, Reddin favorise le dialogue et le consensus : comme quelques-uns de ses collègues — ceux que Time Magazine appelle les « Top cops » [4] — il cherche à remédier aux discriminations et aux abus de pouvoir en embauchant par exemple des policiers noirs. Mais ceux-ci ne représentent qu’une fraction dérisoire du contingent de policiers : 220 Noirs pour 4000 hommes au LAPD. Et un policier noir est toujours perçu par sa communauté comme un policier avant d’être perçu comme un Noir.
En dépit de l’idéalisme d’une telle réforme, la fracture ethnique entre une police majoritairement blanche et des quartiers déshérités majoritairement noirs ou latinos persiste, laissant à ces derniers le sentiment de se trouver face à une autorité néo-coloniale. À ces réformes privilégiant le respect mutuel et la discussion à la matraque et au fusil, Ron Karenga, leader de l’organisation militante « US » (« NOUS ») et partisan de l’autodétermination des Noirs aux États-Unis, répond qu’« EUX ne nous protègent pas. Ils nous contrôlent » (« They are not protecting us. They are controlling us »).
Montage ouvert et forme sérielle
Découvrant dans l’œil de sa caméra les interactions routinières des agents sur le terrain avec la population de Pittsburgh, Marshall fait lui-même le constat que ces relations se sont profondément dégradées tout au long des années 1960, marquant même une rupture historique pour les populations noires et pour les jeunes. Il vaut mieux à cette époque – mais cela vaut encore aujourd’hui – n’être ni Noir ni jeune, et encore moins un jeune Noir aux États-Unis si on veut éviter d’avoir affaire à la police. Ses films au format court, tournés caméra à l’épaule, dans la continuité de l’action et en son direct, saisissent sans effets spectaculaires ni mise en scène héroïque le quotidien du travail policier.
Dès l’origine, il conçoit son projet comme une forme sérielle et ouverte, privilégiant le plan-séquence et la durée à un exercice de montage qui orienterait la lecture des images. En 1973, Marshall théorisera avec Emilie de Brigard cette méthode de réalisation qu’il a expérimentée à travers ses tournages à Pittsburgh : le « sequence filming (…), une tentative de prévenir la confusion des paroles et des actions des personnes filmées dans un documentaire avec d’une part ce que les spectateurs veulent voir et entendre, et d’autre part, ce que le cinéaste veut dire ».
En dénonçant les fictions narratives auxquelles recourent les films documentaires, qu’elles prennent la forme d’une voix-off ou bien d’un montage discursif, Marshall et De Brigard convoquent un questionnement épistémologique et éthique récurrent dans le champ des sciences humaines : celui de la constitution d’un matériau de recherche à partir du point de vue limité et subjectif du chercheur. Le même paradoxe vaut pour l’inassignable « authenticité » du documentaire à laquelle s’attachent les tenants d’un cinéma direct : l’enjeu n’y est pas de prétendre qu’avec une caméra légère et un son synchrone, le cinéma atteindrait à cette utopie d’une mimesis absolue, mais plutôt d’interroger les conditions de représentation du réel par la caméra. « Filmer la réalité est une tautologie » explique Marshall, « la question est plutôt de savoir de qui regardons-nous la réalité et qui sommes-nous quand nous regardons à travers une caméra ? ».
S’il y a bien ici l’idée d’un accès « direct » au réel filmé, ce n’est pas au titre de la fausse évidence d’une réalité prise « sur le vif », mais dans le jeu de négociation permanent entre ceux qui sont du bon et du mauvais côté de la loi, comme entre ceux qui sont de part et d’autre de la caméra. Contre l’ordonnancement des séquences qui assurerait le bon déroulement des opérations et le dénouement lisible de l’action, Marshall laisse au spectateur le soin de démêler la complexité du réel. À cet éclatement des perspectives et des lectures possibles répond la fragmentation temporelle et spatiale des films : l’espace urbain se trouve morcelé par le mouvement perpétuel des patrouilles de police et par l’impossibilité de reconstituer le trajet de leurs déplacements sur une même échelle de temps.
Cette logique de dislocation des unités de temps, de lieu et de sens vaut aussi par l’abolition de la frontière entre l’espace domestique (l’appartement) et l’espace public, mais aussi entre le commissariat et la rue, les personnages circulant sans cesse de l’un à l’autre en un même mouvement de caméra ou dans un raccord cut. Le « sequence-filming » désigne donc aussi bien une méthode de tournage qu’un choix de non-éditorialisation. Puisque le film monté doit rester un matériau de recherche et ne pas donner le sens d’une interprétation univoque, le montage ne saurait se concevoir comme une opération éditoriale. La forme sérielle des Pittsburgh police films incite à réfléchir aux implications théoriques de ce montage ouvert : celles d’une combinatoire des séquences qui permette de déjouer toute forme d’éditorialisation définitive au profit de la polyphonie et la polysémie de l’action engagée.
Face au conflit de deux frères dans un quartier pauvre de Pittsburgh (Two Brothers), Marshall va et vient entre les protagonistes agités, tout entier pris dans cette colère qui peut à tout instant déraper. Témoin des versions contradictoires d’un jeune homme noir et du policier qui l’a interpellé, tous deux à la barre face au juge (21$ or 21 Days), il observe que la parole du premier ne pèse rien contre celles du flic et du juge, qui sont, eux, du « bon côté » de la loi. Auprès de cette femme que des policiers sont venus arrêter parce qu’elle dort dans sa voiture (Vagrant Woman), il cadre le groupe en léger surplomb, postures viriles et mains plantées dans la ceinture, qui cerne sa proie pour fouiller sans ménagement sa voiture, avant de resserrer l’image sur ce visage inquiet. Tandis que les hommes en uniforme traitent cette femme tour à tour comme une criminelle, une attardée, une potentielle victime, une dévote et une enfant, la caméra de Marshall dessine un espace de collusion entre elle et le personnage.
Elle révèle la fragilité de cette existence que les hommes et la loi réprouvent. Sans-abri et hors-la-loi, ce beau personnage qui rappelle la Wanda de Barbara Loden sera finalement contraint d’abandonner sa voiture aux policiers, et emmenée à l’armée du salut pour échapper à la prison. Dans des films comme celui-ci, il apparaît clairement que le postulat de non-intervention hérité de Wiseman n’équivaut nullement à une forme de désengagement, bien au contraire : son positionnement dans l’espace et son geste de cadrage décrivent l’implication de Marshall dans la situation filmée, non seulement comme personnage vers lequel se tournent parfois les regards, mais aussi comme conscience questionnant la scène qui se déroule devant lui. La vérité, Graal des documentaristes des années 1960, se trouve ici relativisée à deux titres au moins : à travers un dispositif filmique qui ne contraint ni ses personnages ni ses spectateurs, et dans le jeu d’adaptation de la loi au au gré de situations qui laissent place à un plus ou moins grand degré d’interprétation par les policiers.
À travers cette série documentaire, Marshall espère pouvoir contribuer à la réforme de l’appareil policier. Dans une lettre à Irving Slott, du National Institute of Law Enforcement and Criminal Justice, il explique son souhait que ses films soient projetés dans les académies de police et les commissariats, afin que les policiers questionnent leurs pratiques et leurs méthodes d’intervention[5]. Son projet articule l’ensemble des domaines d’intervention des forces de l’ordre : l’usage de la force (Nothing Hurt But My Pride), la gestion des conflits domestiques (A Forty Dollar Misunderstanding), les attitudes et le contrôle de soi des agents sur le terrain (You Wasn’t Loitering, Vagrant Woman), les enquêtes, la discipline, les relations avec les communautés, etc.
Marshall suggère également que les films soient montrés aux habitants des quartiers déshérités pour nourrir des discussions ouvertes sur leur rapport à la loi et à ses représentants. Il propose enfin qu’ils servent de points de comparaison avec le travail accompli par d’autres institutions comme les services sociaux ou psychiatriques, afin de réfléchir à des solutions alternatives aux arrestations et aux gardes à vue. Toutes ces modalités de diffusion justifient le caractère non-directif du matériau filmique, qui doit ouvrir des questionnements plutôt qu’apporter des réponses. C’est là sans doute que le projet de Marshall éprouve sa limite naturelle au regard des attendus de la formation des agents de police.
Si le contexte des années 1960 est propice à la redéfinition du rôle social du policier, il subsiste un écart considérable entre cette redéfinition sociologique et l’autocritique qu’est prête à opérer l’institution policière dans ses rangs. En s’attachant à révéler la complexité des situations auxquelles les policiers doivent faire face, Marshall découvre les espaces troubles d’interprétation et de négociation de la loi plus qu’il ne délimite clairement son périmètre d’application et le rôle des agents. Aussi n’est il pas surprenant que la diffusion de ces films soit restée cantonnée à un stade expérimental dans les académies de police.
Mais par-delà l’échec relatif de ce geste documentaire à transformer le réel dont il témoigne, cette série de films reste pour Marshall une manière de faire retour sur sa propre pratique : il en vient ainsi à reconsidérer son travail, particulièrement son premier film, The Hunters, l’œuvre fantaisiste d’un adolescent découvrant en même temps l’Afrique et le cinéma. Sans aucun souci de fidélité à la réalité contemporaine de l’existence des Bushmen, The Hunters dramatise selon lui une pratique de la chasse comme s’il s’agissait d’une lutte universelle de l’homme face à une nature hostile. De retour en Afrique du Sud à la fin des années 1970, Marshall s’attachera à défaire, à travers le documentaire, le vernis mythologique qui couvre la vision ethnographique d’une communauté prétendument à l’abri du monde.
Faire des films sera dès lors pour Marshall une manière de dénoncer les mythes à l’œuvre dans les représentations des communautés humaines : ceux des Bushmen de Kalahari ou bien ceux des policiers de Pittsburgh. Le cinéma s’offre à lui comme un moyen de témoigner de la réalité par-delà le mythe : « c’est toute la difficulté de percer l’armure de la mythologie avec un petit rayon de lumière » écrit-il dans ses notes. Il étudie les policiers comme les Bushmen qu’il a fréquentés durant sa jeunesse, se mêlant à eux et interprétant leurs rituels et leurs mythes : « Nous avons observé à quel point il était important de montrer que la vie sociale du commissariat obéit à sa propre mythologie, activement convoquée par les hommes. »
Non sans ironie, c’est la télévision américaine qui, à partir des années 1980, investit le champ du cinéma direct pour lui donner une toute autre orientation : la série Cops par exemple, lancée en 1989 par John Langley et Malcolm Barbour, revendique les conventions de ce cinéma non-interventionniste dans des épisodes d’une demie-heure dont la structure aboutit néanmoins presque invariablement à l’arrestation d’un suspect (Noir, de préférence). Le générique constitue en soi un florilège de clichés télégéniques, avec son lot de courses-poursuites, armes à feu et belles blondes, dans une imagerie qui convoque moins le cinéma de John Marshall que celui de Michael Mann et de la série Miami Vice.
Cops se veut pourtant hyper-réaliste : « Cops traite de personnes et de crimes réels, prévient le générique. Tout y est entièrement filmé sur le terrain avec les hommes et les femmes qui travaillent au service de la loi ». Les caméras embarquées de la télévision ont ainsi détourné la fonction réflexive et critique du dispositif filmique du documentaire, comme si l’évidence de la situation suffisait à garantir sa vérité quasiment instantanée. À l’opposée de cette vision mythologique du réel, les Pittsburgh police films de John Marshall ne prétendaient pas représenter les policiers comme des héros anonymes ou des experts aux techniques infaillibles dans des fictions plus vraies que nature, ils avaient simplement pour ambition d’interroger leur rôle et le sens de leur action dans une époque lourde de tensions sociales. C’est là, peut-être, la condition de l’oubli dans lequel ils sont tombés, mais aussi la qualité de résonance qu’ils trouvent encore ici comme là-bas, aujourd’hui comme hier.