Sociologie

Une fille en correction ou la sociologie narrative de Jean- François Laé

Sociologue

Dans Une fille en correction : Lettres à son assistante sociale (1952-1965), Jean-François Laé se livre à un exercice très réussi de sociologie narrative sur les traces de Micheline, fille-mère placée au centre de la Roseraie, à Marseille en 1953. À travers son histoire, et celle de sa relation avec Odile son assistante sociale, se dessine celle du corps des femmes qu’il faut mettre sous contrôle, surtout quand elles viennent de milieu populaire.

Micheline a fauté. Micheline a découché, selon les termes des rapports officiels. Autant dire qu’elle a couché, et que, ce qui devait arriver arriva, Micheline est enceinte. Dans la petite ville de Pernes les Fontaines, près d’Avignon, tout le monde se connait et tout se sait. Nous sommes dans les années 50 et Micheline appartient à ce petit peuple qui s’emploie aux vignes, aux cerises, aux fraises, à leur cueillette et leur mise en conserve. Parce que Micheline échappe, qu’elle fugue, qu’elle fréquente, sa mère ne veut plus d’elle. Il faut dire que Marie, la mère de Micheline, vit chez la grand-mère, depuis que le mari a été emprisonné, puis les a laissées pour refaire sa vie, ailleurs.

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Micheline, à 16 ans, le certificat d’études en poche, a pris la route, le Sud, Marseille, Tarascon, Aubagne, et puis le train pour Chambéry, et s’est employée comme bonne de maison. Elle en revient enceinte, se réfugie chez sa mère deux jours, qui la met à la porte. Celle de la tante Augustina reste close, et c’est l’hôpital qui signale la jeune femme de 17 ans qui dort à la rue. L’assistante sociale qui s’occupe de la famille est saisie, et Micheline est placée en mars 1953, à Marseille, au centre de filles mères à la Roseraie. S’ensuit toute une série de lettres. Entre Micheline et sa mère, qui ne répond pas, selon les consignes données par l’institution. Les lettres à la mère se tarissent alors, et prend sa place Mademoiselle, l’intermédiaire, qui devient l’interlocutrice privilégiée.

Mademoiselle, c’est Odile Rouvat, l’assistante sociale, qui réprimande, qui rappelle à l’ordre social, qui rabroue, mais qui aide, envoyant la laine pour la layette, l’argent pour le tissu de la robe de grossesse, et qui, peu à peu, s’attache, encourage, réconforte. Car Micheline, du fond de la Roseraie, a eu une idée de génie : elle a demandé à Odile, Mademoiselle, de devenir la marraine de la petite fille à naître. Et Odile a accepté. Or, dans les années 50, et quand on est catholique comme le sont toutes ces femmes relevant de la « maternité sociale », être marraine est un véritable engagement. Les marques d’affection changent le ton des lettres, les caresses et les vœux de bien se porter tissent un lien, qui excède la conscience professionnelle. Même quand Micheline se fait – encore – renvoyer de La Roseraie, car elle a ourdi une sédition, même quand Marie, qui entre temps s’est remariée, se plaint de sa fille qui refuse les places, sort jusqu’à point d’heure, néglige la santé de la petite Corine, l’exposant aux vents et aux piqûres de moustiques, Odile écrit, et tente de trouver des solutions.

Ils sont quelques-uns à explorer ces archives mineures, retrouvées au hasard d’un vide-grenier, et à développer une sociologie narrative.

La correspondance, après une éclipse entre 1955 et 1959, reprend jusqu’en 1965, et Corine, à son tour, écrit à sa marraine. Les efforts d’Odile ont payé : Micheline s’est mariée avec un homme « bien », Marius, elle a deux enfants, Denis et Bruno, la famille habite un logement social à Port-saint-Louis, et Micheline, qui écrit que jamais elle n’oubliera ce qu’Odile a fait pour elle, est fière d’inviter sa bienfaitrice pour lui montrer son bel intérieur. Surtout, elle lui envoie les bulletins de Corine – qu’Odile persiste à écrire Corinne –, qui collectionne les premiers prix et les félicitations des maîtresses, et qui, tous les deux ans, part en vacances avec sa marraine.

Voilà l’histoire de Micheline, telle que la raconte le dossier que Jean-François Laé a retrouvé dans le sous-sol du Service de protection de l’enfance d’Avignon, un dossier parmi tous ceux qui occupaient quelques trois cents mètres d’étagères. Des dossiers oubliés, du « vieux papier » qu’on allait jeter pour gagner de la place. Des papiers « morts depuis longtemps », mais qui gardent la trace de ces vies minuscules chères déjà à Pierre Michon, de ces vies de peu, ces vies à bas-bruit. Ils sont quelques-uns à explorer ces archives mineures, retrouvées au hasard d’un vide-grenier, ou d’un sous-sol humide et mal éclairé, et à développer, à partir de ces « bredouillements », comme les nomme l’auteur, une sociologie narrative [1]. Car ce n’est pas seulement l’histoire de Micheline que nous restitue le dossier.

Dans les lettres de Micheline apparaissent aussi Liliane et son petit garçon, dont s’occupe Micheline de temps en temps. Leurs parcours, même si elles ne se sont peut-être jamais rencontrées, croisent dans le livre ceux des autres protégées d’Odile : Monique, qui ne veut pas retourner travailler la terre chez son père, qui lui exige qu’elle rentre – il y tant de choses à faire à la maison depuis que la mère n’est plus là – et qu’Odile réussira à placer chez une couturière d’Avignon ; Jacqueline, qu’on soupçonne d’être arriérée car elle ne sourit pas ; Andrée qui sème la zizanie en courant après le brave homme du ménage d’à côté, et de celle-là « on n’en veut plus » ; Rose, qu’on soupçonne de vouloir laisser son bébé chez des « romanichels », ces « voleurs de femmes et d’enfants » ; Huguette, qui justement, a passé quelques mois avec un « romanichel » rencontré à la fête foraine, et qui, placée au Bon Pasteur, s’est jetée de la fenêtre et s’est cassé les deux bras ; Yasmina, placée chez une nourrice, qui alerte Odile de la situation dégradée de la famille, la mère battue par le mari, qui projette de ramener sa sœur avec ses cinq petits, et à qui Odile répondra « que peut-on faire ? comme vous savez, il est assez difficile d’intervenir dans ces familles qui ont malgré tout un mode de vie différent du nôtre ».

Ou encore Jeanne, qui tempête contre les obstacles imposés aux visites de ses deux filles, Nadège et Céline, et avance l’argument que des enfants, elle peut bien en faire d’autres. Or, dans cette phrase réside peut-être tout le paradoxe de cette maternité dangereuse, de ce corps des femmes qu’il faut mettre sous contrôle et correction. Car Micheline, Monique, Rose, Huguette et toutes les autres se débattent dans ce réseau de surveillances qu’on impose aux corps qui cumulent les dangers : elles sont filles, et de milieu populaire. Avec au centre de tous les regards et les angoisses, leur ventre. Si leur sexualité fait peur, si elle est l’objet des représailles et des remises au pas, elle est aussi pour ses faibles une arme formidable.

Dans le sillage des travaux de Foucault, Jean-François Laé montre comment sont inextricables les normes et leur envers, la discipline et sa résistance.

Les lettres abondent en menaces et en chantages : si vous ne m’aidez pas, je devrai refaire la « bêtise », si vous ne m’aidez pas, je devrai trouver une solution moi-même (la prostitution ?), si vous ne m’aidez pas, je devrai abandonner l’enfant, si vous ne m’aidez pas, je referai un enfant, si vous ne m’aidez pas, c’est l’enfant qui en pâtira « et cela ne serait pas juste que ce soit elle qui paye pour sa maman » . Dans le sillage des travaux de Foucault, Jean-François Laé montre comment sont inextricables les normes et leur envers, la discipline et sa résistance : les chahuts à la Roseraie, où les filles protestent « de façon hystérique » contre les privations de sortie en hurlant et proférant des grossièretés, refusant de mettre le couvert et se servant à la main à même le plat, les débrouilles des filles, qui s’attachent –littéralement- leurs assistantes sociales, les feuilles volantes des dossiers administratifs, qui témoignent de leur lutte, toujours, pour exister.

Ce sont également les détails qui parlent : la lutte discrète entre Odile et Micheline pour imposer l’orthographe de Corine, celle-ci finissant d’ailleurs par souligner son prénom dans une carte qu’elle envoie à sa marraine (et Jean-François Laé, étonnamment, écrit tantôt l’un, tantôt l’autre), la trace de maquillage, les sourcils épilés ou le regard un peu narquois des photomatons de jeunes filles sages sur le trombinoscope qui permet aux assistantes sociales de les identifier. Car au petit peuple de ces filles répond en miroir celui de ces femmes, qui compose le grand corps de la maternité sociale, dont la vocation est de suppléer aux mères défaillantes et dépassées, mais aussi de redresser ses filles devenues mères par accident, de leur mettre « un peu de plomb dans l’aile », d’éviter les rechutes et les ornières, et d’en faire de « vraies » mères.

Comme les infirmières et les institutrices avant elles, elles sont célibataires, catholiques, inscrites au Club Alpin Français – mens sana in corpore sano –, emmènent en vacances leurs « filles », des jeannettes, des louvettes. Ici comme dans tout le livre, c’est bien l’aller retour entre le cas individuel, Odile, Micheline, Jeanne, et les sources bibliographiques, en histoire, en sociologie, qui permet de contextualiser, d’expliquer, de donner chair et consistance à ces dossiers. Cette sociologie narrative n’est certes pas fiction : si plaisir évident d’écriture il y a, dans des passages décrivant la vie quotidienne, les travaux ou les bals, les précautions stylistiques sont toujours là en garde-fou : « on peut supposer que », « sans doute », « il est probable que », « certainement », « est-ce le cas ? Nous ne le savons pas »…

Si les lettres de Micheline et d’Odile nous emportent, c’est – outre l’aventure d’une affection entre ces deux-là – parce qu’elles nous dressent ainsi le portrait de cette époque, pas si éloignée. Parce qu’elles emmènent, en écho, une autre vagabonde indocile, Albertine Sarrazin, contemporaine de Micheline, et qui elle aussi, raconte le plaisir des chemins de traverse. Parce qu’elles sont mises par Jean-François Laé sous le patronage bienveillant de Georges Pérec, dans l’inlassable recherche des espèces d’espaces qui s’effacent, ces marges des espaces sociaux qui n’ont pas voix aux chapitres officiels, et que l’on attrape notamment par l’attention portée aux gestes du quotidien : « Ce qui se passe vraiment, ce que nous vivons, le reste, tout le reste, où est-il ? Ce qui se passe chaque jour et qui revient chaque jour, le banal, le quotidien, l’évident, le commun, l’ordinaire, l’infra-ordinaire, le bruit de fond, l’habituel, comment en rendre compte, comment l’interroger, comment le décrire ? (…) Comment parler de ces « choses communes », comment les traquer plutôt, comment les débusquer, les arracher à la gangue dans laquelle elles restent engluées, comment leur donner un sens, une langue : qu’elles parlent enfin de ce qui est, de qui nous sommes » [2] .

Au petit peuple de ces filles répond en miroir celui de ces femmes, qui compose le grand corps de la maternité sociale.

C’est la layette de Corine, le savon qu’il faut acheter, le papier fleuri de jeune fille de bonne famille qui fait la couverture du livre, l’étiquette cousue sur les habits et indiquant, brodés en rouge, les noms et prénoms de ces filles déviantes, les rédactions de la petite fille que Micheline, enfin rangée et fière des succès scolaires de Corine, envoie à Odile, l’ultrariche que Madame Durieux dit avoir dû acheter pour dompter les cheveux de Yasmina, toutes les fautes qui émaillent les lettres des nourrices et des mères révoltées, et les « je me languis » de Micheline, qui elle, a le certificat d’études, la façon de plier les lettres d’Odile, et le fil – si fragile – utilisé pour les conserver, pratiques minuscules qui, comme l’écrit Jean-François Laé « une fois mises bout à bout éclairent une façon de penser et d’agir, de se situer dans un espace-temps donné ».

Mais aussi, en écho, les « je me souviens », de l’auteur lui-même. Car comme l’écrit Philippe Artières en préface, s’il y a bien des manières de faire de la sociologie, celle de Jean-François Laé est celle, comme son objet, des « petits gestes », des « petits ressorts », des  « petits moteurs » : ceux qui malgré l’opprobre et l’enfermement maintiennent en colère et en résistance ces jeunes filles, mais aussi ceux qui, inlassablement, et dans la palette de leurs émotions contrastées, animent le chercheur dans son défrichage incessant des forêts de papiers et de ces ronciers administratifs, pour qu’enfin « de l’épaisseur du buvard se lève Micheline Bonnin, qui est décrite comme grande, costaude, avec un fort caractère ». Ailleurs, on se plaint d’elle, c’est une « aguicheuse » quand elle met « sa robe à pois ».

Dans le trombinoscope, il n’y a pas la photo de Micheline, et Jean-François Laé, quand s’achève la correspondance – ou en  tout cas ce qu’en ont gardé les dossiers officiels, car on peut supposer que la relation bascule alors complètement du côté du personnel – ne tente pas d’en retrouver les traces. On ne sait pas ce que sont devenues Micheline, Odile et Corine. On ne sait pas si Corine, comme sa mère, a eu une robe à pois. Mais elle écrit que, comme sa marraine, elle veut devenir assistante sociale.

 

Jean-François Laé, Une fille en correction: Lettres à son assistante sociale (1952-1965), CNRS éditions

 

 


[1] Voir le numéro de Sociologie et Société, « Le pouvoir du récit », coordonné par Annick Madec et Numa Murard, et le site Atelier de Sociologie Narrative.

[2] Pérec Georges, L’Infra-ordinaire, Paris, Seuil, 1989, p. 11

Christine Détrez

Sociologue, Professeure à l'ENS-Lyon

Notes

[1] Voir le numéro de Sociologie et Société, « Le pouvoir du récit », coordonné par Annick Madec et Numa Murard, et le site Atelier de Sociologie Narrative.

[2] Pérec Georges, L’Infra-ordinaire, Paris, Seuil, 1989, p. 11