Photographie

Les photos-textes de Wright Morris – à propos de la rétrospective «L’essence du visible»

Journaliste

Avec la première rétrospective jamais proposée en France de Wright Morris, « L’essence du visible », la fondation Henri Cartier-Bresson réinscrit l’œuvre visuelle d’un écrivain au cœur de l’histoire de la photographie moderne. Dans ses photo-textes, les objets et les murs racontent par eux-mêmes le Nebraska des années 1940. Une œuvre-clé qui, de Robert Frank aux Becher, de Lewis Baltz à Robert Adams, a marqué des générations de photographes.

Une chaise posée contre un mur, à côté d’une porte, un bout de bois usé, un tiroir de commode rempli de menus objets, une voiture garée devant une grange en bois, une église dressée vers le ciel nuageux, un silo à grains, une bouilloire sur un fourneau, des fourchettes et des couteaux en métal argenté posés sur une feuille de journal : les objets qui peuplent les images de Wright Morris n’expriment en apparence que la pure matérialité de leur condition. Ils existent là, simplement, occupant l’espace comme s’ils attendaient qu’un regard subjectif vienne les délivrer du silence de leur existence objective.

publicité

« L’essence du visible » ; le titre de la rétrospective inédite que la Fondation Henri Cartier-Bresson consacre à l’œuvre de Wright Morris (1910-1998), jamais montrée en France, négligée par l’histoire académique de la photographie, traduit le projet à la fois insensé et logique d’un écrivain devenu photographe, le temps de quelques années à partir de 1940 (il arrêta début des années 1950). Comme si les mots du romancier appelaient les images à la rescousse pour les aider à mieux décrire le réel. Ou plutôt pour lui conférer une dimension supplémentaire, partant d’un principe éprouvé par certains écrivains et certains photographes : la nécessité d’une tension entre l’écrit et l’image afin de saisir pleinement ce qui dans la vie échappe toujours un peu, à la fois au texte et à la représentation visuelle.

« À force d’écrire, de faire l’effort de visualiser, je devins photographe, et à force de pratiquer la photographie, je devins un peu plus écrivain », confiait Wright Morris pour expliciter sa démarche consistant à mêler photographies et textes, illustrée par quelques livres aujourd’hui cultes, baptisés par lui « photo-textes », – The Inhabitants (1946), The Home Place (1947), God’s Country and my People (1968). Être à la fois écrivain et photographe exige de ne jamais confondre deux gestes irréductibles quand bien même ils tendent vers un même horizon. Jamais les images n’illustrent les mots de Morris, comme ceux-ci ne se plaquent jamais sur elles. C’est le léger écart entre l’un et l’autre type d’écriture, à la manière de subtiles résonances entre eux, qui suscite dans ces « photo-textes » une sensation de lecture augmentée. « Je désirais que chaque médium existe de manière indépendante, dans son autonomie propre, jusqu’à ce qu’ils se rejoignent dans l’imagination du lecteur » s’expliquait ainsi Wright Morris, nous rappelle l’exposition de la Fondation HCB, curatée par Agnès Sire, et accompagnée d’un recueil de textes, Fragments du temps, publiés aux éditions Xavier Barral.

Découvrant probablement pour la première fois ses images, beaucoup des visiteurs se sentiront probablement assez familiers d’une tonalité esthétique ou d’une géographie secrète, comme s’ils projetaient en elles d’autres images américaines de ces années, telles celles de Dorothea Lange ou de Walker Evans, qui ont saisi l’Amérique de la Grande Dépression, notamment dans l’Alabama. Sauf que le territoire de Morris se situe avant tout dans le Nebraska, entre les Grandes Plaines et le Midwest. Mais surtout, une différence très visible entre les images iconiques de Lange et Evans et celles de Morris saute aux yeux : l’absence de toute présence humaine dans le cadre. Alors que les photographes participant au programme de la Farm Security Administration (FSA) se focalisaient sur les regards des métayers en détresse, Wright Morris laisse hors-champ les corps des fermiers ou des passants américains. Il s’en expliquait ainsi, comme un manifeste théorique de ses pulsions concrètes et conceptuelles, un appareil photo à la main : « J’ai le sentiment que l’absence des gens sur ces photographies accroit leur présence dans les objets – les constructions, les artefacts, même le paysage suggère les habitants qu’il accueille ».

Tout le génie singulier de Wright Morris se joue, au-delà du rapport texte-image, dans cette tension entre un paysage vidé de ses habitants et des images habitées de leur présence indicible.

Des paysages habités en dépit d’une absence humaine consignée ; des objets saisis comme les traces d’une histoire qui les a accompagnés et remodelés : les images de Morris sont plus peuplées que celles réunissant dans leur cadre des masses de gens qui s’affairent. « Chaque lieu, extérieur, intérieur, est chargé de la présence, de toutes les présences, non d’une foule, mais de chaque individu succédant à ceux qui l’ont précédé, sans que l’un prenne le pas sur l’autre », écrit Anne Bertrand dans le livre accompagnant l’exposition.

Tout le génie singulier de Wright Morris se joue, au-delà du rapport texte-image, dans cette tension entre un paysage vidé de ses habitants et des images habitées de leur présence indicible. La photographie qui inaugure le parcours de l’exposition, représentant l’oncle Ed de dos, au seuil de sa ferme, est la seule où une silhouette humaine se rappelle à nous. Toutes les autres images ne font honneur qu’à des détails de la vie matérielle, paysagère ou domestique. Morris décrivait ainsi son tropisme spectral : « Il y a peu à voir, mais les choses laissent une impression. C’est une question de temps et de répétition. Alors que quelque chose d’ancien devient mince ou disparaît, quelque chose de neuf apparaît. La poignée de la pompe, la manivelle sur la baratte, la louche flottant dans le seau, le loquet du paravent, la porte des toilettes, le garde-feu sur le poêle, les genoux des pantalons et le siège de la chaise, la poignée de la brosse et le couvercle de la marmite existent dans le temps, mais hors du goût ; ils se fanent plus qu’ils ne s’usent. On n’y peut rien. Ce n’est ni bon ou mauvais. C’est la nature de la vie ».

D’Ansel Adams à Dorothea Lange, de Walker Evans à Robert Frank, d’Edward Weston à William Eggleston…, les photographes les plus célèbres n’ont, il est vrai, capté l’Amérique et les Américains qu’à partir d’une promesse d’incarnation, concentrée au choix sur la beauté des paysages, la détresse de ses habitants ou la banalité de ses rituels quotidiens. Oscillant entre contemplation plastique et observation ethnographique, cette capture de l’Amérique, inscrite dans la mémoire d’un pays prenant conscience de lui-même dans ces reflets argentiques, fut toujours le fruit d’un regard omniscient. Saisir l’âme d’un pays, à travers la description de ses paysages, de ses villes, de ses routes, de ses visages, participait d’une volonté de tout enregistrer. Or, chez Morris, le tout n’est visible que dans le rien, l’Amérique transpire dans les plis de ses débris. C’est l’art délicat de « l’infinitésimal », pour reprendre une expression de l’écrivain Jean-Philippe Toussaint (qui depuis son roman L’appareil photo, jusqu’à ses propres images, a toujours aimé faire dialoguer les mots et les photos), qui caractérise la qualité des images de Morris.

Deux images emblématiques de son œuvre représentent une chaise, posée à côté d’une porte, et des fourchettes et couteaux ; deux photos prises dans le Nebraska en 1947, dans la maison de son oncle. Outre que l’une et l’autre semblent prolonger une longue tradition picturale – comment ne pas penser à la chaise de Van Gogh ? –, elles traduisent, à elles seules, la singularité de son geste. « J’aime la manière dont l’objet se tient là, inéluctablement, irréductiblement visible », disait-il. « Laisser parler » ces objets est « une forme de discours indépassable ».

Il ne lui vint donc jamais à l’idée de faire des portraits, même si un même matériau le retenait : la photogénie de la Grande Dépression.

Quand il commença au tout début des années 1940 à traîner dans les fermes de ses oncles Ed et Harry dans le Nebraska, il se disait « débordé d’assurance quant à ce qu’il voulait photographier ». Sans pour autant avoir en tête de références précises ; n’étant pas photographe, il connaissait à peine les figures et les mouvements de cet art en plein développement, mais encore discret dans ses médiations et circulations. Agnès Sire nous précise qu’il n’avait sûrement pas vu les images de Dorothea Lange ou de Walker Evans. Seules quelques photographies d’Edward Weston (figure majeure avec Ansel Adams du groupe f/64 et du mouvement dit de la « photographie pure ») l’avaient marqué à l’époque. Il ne lui vint donc jamais à l’idée de faire des portraits, même si un même matériau le retenait : la photogénie de la Grande Dépression.

« J’ai vu le paysage américain encombré de ruines que je voulais sauver, la Dépression a créé un monde d’objets envers lesquels je me suis découvert affectueux et possessif ; je me suis cru choisi pour enregistrer cette histoire avant qu’elle ne disparaisse », écrivait-il plus tard. La combinaison du visuel et du verbal, « saturée de ma pratique du portrait sans présence humaine », visait ainsi « à sauver » ce qu’il considérait « comme étant menacé, et à conserver ce qui disparaissait ». « Je voulais fixer la structure la plus représentative de chaque chose, celle qui permettrait d’exprimer des variations multiples. Je n’imaginais pas un livre, mais une série, chacun traitant d’une phase de notre existence en tant que nation, comme j’avais pu moi-même en faire l’expérience. La campagne, les petites villes, les grandes, la route à faire. […] The Inhabitants offrirait un recueil rendant compte de l’état de l’Union, en particulier quant à ses symboles les plus menacés. »

Le parcours de l’exposition, dense, organisé autour de chacun de ses trois « photo-textes », épouse les mouvements secrets d’un regard entièrement dévoué à excaver du territoire américain traumatisé par la crise des années 1930 les motifs qui lui ont survécu : les traces matérielles d’un monde dont l’absence humaine n’est qu’un faux-semblant puisqu’une présence presque magique la compense et la transfigure. La photographie de Morris est « pure » à sa manière, en ce sens qu’elle n’est aspirée que par l’objectivation du réel, mais aussi en ce qu’elle émeut par le mystère d’une simplicité habitée.

Dans un ancien article paru en 2008 dans Vacarme, Anne Bertrand, spécialiste de la photographie américaine, rappelait déjà que Morris était « l’héritier d’un large pan de la littérature américaine, de Thoreau, Twain, Hawthorne, avant Faulkner, McCullers, Eudora Welty », et que ses images étaient « à la fois parentes de celles de Strand et d’autres prises aux Raisins de la colère de Ford ». Mais surtout, notait-elle, « les photographies de Morris, et ses livres de photo-texte, appellent les images, les ouvrages d’une génération suivante de photographes-artistes – Lewis Baltz ou Robert Adams ». La photographie allemande contemporaine, notamment celle de l’école de Düsseldorf (Bernd et Hilla Becher, par exemple) prolonge aussi à sa manière le geste de Morris.

Comme le suggère cette rétrospective de la Fondation Henri Cartier-Bresson, Wright Morris mérite ainsi de prendre une place de choix dans l’histoire de la photographie, encore trop partiale. Lorsqu’on l’interrogea en 1995 sur les photographes qui l’avaient marqués ou influencés, Robert Frank cita « The » Wright Morris. L’auteur du livre clé sur les Américains n’avait pas vu par hasard son travail : chez l’un comme chez l’autre, vibrait cet appel à ne saisir du monde que la part la plus secrète, celle à hauteur du regard des photographes et des poètes, plus aspirés par l’essence du visible que par le sens de la vie.

 Wright Morris, « L’essence du visible », Fondation Henri Cartier-Bresson, 79 rue des Archives, 75003 Paris, jusqu’au 29 septembre


Jean-Marie Durand

Journaliste, Éditeur associé à AOC