Littérature

Ceci n’est pas une correspondance – À propos de la Correspondance de Mallarmé

Professeur de littérature

La publication en un volume de la Correspondance de Mallarmé constitue un événement littéraire en soi. Voici que ses lecteurs ont à portée de la main, au bord de leur écritoire, quelque chose qui ressemble aux « minutes » d’une aventure poétique non seulement décisive, mais dont les secrets sont loin d’avoir été tous portés au jour.

Pas loin de 2 000 pages, plus de 3 000 lettres échelonnées de 1854 à 1898, dont un petit quart jusqu’ici inédites ou dispersées : la publication de la correspondance complète de Mallarmé, en un gros volume solidement relié dans la collection « Blanche », parachève l’admirable travail éditorial entrepris, il y a une trentaine d’années, par Bertrand Marchal. Professeur à Paris IV, spécialiste du poète et de la littérature fin de siècle, celui-ci a été, comme on sait, l’architecte de la nouvelle édition des Œuvres complètes à la « Bibliothèque de la Pléiade », en deux tomes parus en 1998, l’année du centenaire, puis en 2003. Le premier, consacré pour l’essentiel aux écrits à caractère poétique, avait déjà inclus une portion très significative de la correspondance des années 1860, capitales dans la formation de l’esthétique de Mallarmé, ainsi qu’un choix de lettres sur la poésie adressées à divers correspondants entre 1870 et 1898.

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Poésie d’un côté, prose de l’autre : ce partage était évidemment problématique s’agissant d’une œuvre dont l’un des enjeux aura été d’étendre les coordonnées du poétique à tout le périmètre de l’expérience littéraire et de l’existence quotidienne. Cette nouvelle édition à la « Pléiade », avec laquelle Mallarmé a comme enjambé d’un autre siècle vers le suivant, fait aujourd’hui autorité et elle le fera longtemps encore. Elle venait remplacer avantageusement l’édition en un volume procurée en 1951, à la même enseigne, par Henri Mondor et Georges Jean-Aubry. Commode mais philologiquement peu rigoureuse, celle-ci a défini pendant un demi-siècle les contours d’une œuvre dont les proportions n’allaient pas cesser de grandir ensuite, avec la publication d’importants chantiers retrouvés parmi les papiers du poète – des notes en vue du « Livre » (1957) au Tombeau d’Anatole (1961) en passant par les Noces d’Hérodiade (1959) –, et plus encore, au fond, avec la prise en relais de cette œuvre par les principaux modèles théoriques ayant tour à tour fait émergence, des années cinquante à nos jours, dans le champ de la critique de création comme dans celui de la critique universitaire.

C’est que, mort à la fin de son siècle, Mallarmé est resté notre contemporain. Poètes, écrivains, critiques, commentateurs professionnels, nous sommes tous plus ou moins comptables de la « révolution symbolique » qu’il a portée à son comble. Un effet de boucle ne manque pas d’en résulter, voulant que l’on soit souvent porté à vérifier, à même le texte mallarméen, la validité des modèles au moyen desquels on l’appréhende, dans l’oubli que ces mêmes modèles procèdent pour une part de l’extraordinaire radicalité avec laquelle ce texte et son auteur ont modifié la définition de la littérature, celle-ci étant elle-même identifiée réflexivement avec l’acte d’écriture dont elle procède. Moyennant quoi, nous sommes en quelque sorte écrits par Mallarmé quand nous le lisons, et plus encore quand nous sommes tentés d’extrapoler à l’ensemble du corpus moderne l’exigence à hauteur de laquelle il s’est tenu. C’est dire, en termes plus directs, que la publication de la Correspondance, avec tout le soin qu’y a apporté Bertrand Marchal, constitue un événement littéraire en soi. Voici que les lecteurs de Mallarmé ont à portée de la main, au bord de leur écritoire, quelque chose qui ressemble aux « minutes » d’une aventure poétique non seulement décisive, mais dont les secrets sont loin d’avoir été tous portés au jour.

Sur un plan éditorial, cette Correspondance présente deux intérêts majeurs. Le premier est de donner à lire l’ensemble des lettres de Mallarmé connues à ce jour dans un texte méticuleusement établi  et selon un classement chronologique d’un bout à l’autre. Ce volume succède ainsi, tout aussi avantageusement, à l’édition en onze tomes qu’Henri Mondor et Jean-Pierre Richard puis Lloyd James Austin, en avaient procurée de 1960 à 1985 dans la même collection « Blanche ». C’était là une édition remarquablement documentée, avec un riche appareil de notes et de tables (chronologies, destinataires, ouvrages reçus) et chapeautée in fine par un précieux index général. Mais, entre les volumes successifs, additions et chevauchements s’étaient fatalement multipliés à mesure que de nouvelles lettres, émergeant des ventes et des collections privées, se trouvaient portées à la connaissance des maîtres d’œuvre de cette édition. La consultation de celle-ci s’apparentait donc au parcours d’un cavalier sur un échiquier. Dans tout cela Marchal a remis bon ordre, avec en outre un ensemble de lettres retrouvées plus récemment, rendant corps et vie à bien des « fantômes » qui hantaient les dits onze volumes.

Cette œuvre ouverte à tant d’interprétations, la voici offerte comme à neuf, cette fois sur son plan tantôt le plus intime et tantôt le plus social.

Second avantage de cette Correspondance : il tient, chose paradoxale, à un appareil de notes délibérément allégé, propre à contenir le tout en un seul volume, mais rédigé avec la précision à laquelle Bertrand Marchal a habitué les spécialistes du poète. Car si Marchal connaît son Mallarmé par cœur et s’il est, d’autre part, l’auteur de travaux ayant permis de grandes avancées dans la connaissance du message émanant du « Sphinx des Batignolles », le travail de l’édition tient chez lui d’une éthique fondée d’une part sur le respect du texte et de sa lettre – chose particulièrement requise s’agissant d’un écrivain aussi « syntaxier », dense et complexe – et, d’autre part, sur un principe de générosité, à travers un don fait aux « scoliastes » de versions fiables des œuvres, que celles-ci répondent à des états successifs achevés ou publiés ou qu’elles appartiennent, fragmentaires, brouillonnées, rêvées, au laboratoire du poète. Et en évitant de diluer le flux des lettres dans un océan d’érudition, cet appareil de notes a pour autre vertu de ne pas interposer, entre le discours épistolaire du poète et le lecteur toujours indiscret qui s’intéresse à la correspondance d’un auteur, un écran propre à priver ce lecteur de se sentir à son tour, un peu, en position de destinataire. Cette œuvre ouverte à tant d’interprétations, la voici offerte comme à neuf, cette fois sur son plan tantôt le plus intime et tantôt le plus social, tantôt le plus spéculatif et tantôt le plus terrestre.

C’est là, d’un premier côté en effet – et l’édition Marchal en apporte une cursive confirmation –, l’intérêt proprement littéraire de cette Correspondance. Escorte faite à l’œuvre et à la carrière du poète, elle fait défiler sous les yeux du lecteur une existence vouée, presque sans reste, au service de ce que Mallarmé appelait le « Mystère dans les Lettres ». Un service qu’il voyait aussi comme la seule planche de salut dans le naufrage généralisé d’une société ayant perdu, non pas seulement le sens de l’idéal, la notion d’« autre chose » en plus que les choses dont il se fait commerce et reportage, mais l’idée même qu’il y ait quelque sens à parier sur un idéal, quand bien même celui-ci serait-il à construire plutôt qu’à retrouver. La vie de Mallarmé, selon Jean-Luc Steinmetz, l’un de ses biographes, c’est « l’Absolu au jour le jour » : la tâche, jamais achevée, de « douer d’authenticité notre séjour » (p. 527) et de donner figure de vérité au « Glorieux Mensonge » (p. 161) avec quoi se confond – pour qui, sans y renoncer, n’en est pas dupe – l’aspiration à un au-delà du monde. Sans rien concéder, en tout cas le moins possible, aux contingences triviales et aux nécessités ordinaires.

Quelques lettres présentes à l’esprit de tous les connaisseurs du poète balisent d’un bout à l’autre cette aventure à travers le langage. Lettre de 1864 à Henri Cazalis sur la « langue » qu’il est en train d’inventer, « avec terreur », lui écrit-il, car il s’agit de faire « jaillir » cette langue « d’une poétique très nouvelle (…) : Peindre, non la chose, mais l’effet qu’elle produit » (p. 112). Lettre de 1866 au même : « Je viens de passer une année effrayante : ma Pensée s’est pensée et est arrivée à une conception pure » (p. 185). Lettre « autobiographique » de 1885 à l’adresse et à la demande de Verlaine, résumé d’une vie et prospectus de l’œuvre en train de se faire, cette vie et cette œuvre étant l’une et l’autre partagées entre participation toute sociale au milieu littéraire – les poésies, les proses publiées à la demande, un peu partout – et enfermement tout personnel dans le laboratoire du « Livre » anonyme – « le Texte y parlant de lui-même et sans voix d’Auteur » (p. 573).

Les lettres pour peu qu’on les replace dans le continuum auquel elles appartiennent, recompose tout un discours.

Lettre de 1898 à un journaliste l’interrogeant sur son « Idéal à vingt ans » : « Suffisamment je me fus fidèle, pour que mon humble vie gardât un sens » (p. 1788). Mot de recommandation « quant à [ses] papiers » laissé le 8 septembre 1898 dans son buvard à l’intention de sa femme et de sa fille, rédigé entre deux crises d’étouffement dont la seconde allait avoir raison de lui le lendemain : « Brûlez (…) : il n’y a pas d’héritage littéraire, mes pauvres enfants. (…) Dites (…) que ce devait être très beau » (p. 1791). Ces lettres, cruciales dans tous les sens du terme, il ne saurait être question de minimiser leur importance littéraire et philosophique, non plus que leur poids d’humanité, qui demeure bouleversant. Mais pour peu qu’on les replace dans le continuum auquel elles appartiennent, c’est tout un discours qui se recompose, non différent, mais plus nuancé, fait de centaines de lettres et de moments, offrant d’autres perspectives sur l’œuvre et montrant d’autres visages du poète. Un discours en trois périodes, répondant à des phases bien différenciées de sa carrière et dont chacune présente, aussi bien, des aspects contrastés.

Il y a d’abord, de 1862 à 1871, les lettres écrites à Sens, puis Tournon, Besançon, Avignon. Elles émanent d’un poète qui ronge son frein dans le petit fonctionnariat, d’abord à l’enregistrement, puis bientôt en poste en Ardèche, muni d’une épouse et d’un mince certificat d’aptitude à enseigner l’anglais. Le voilà encaserné entre les quatre murs d’un lycée impérial. Son corps est à Tournon, sa pensée va vers Paris, où il y a Baudelaire, Gautier, Leconte de Lisle, Banville et des amis plus chanceux que lui. Quelques-uns lui servent d’« agents de liaison », selon l’expression de Luc Badesco, un historien du Parnasse : Henri Cazalis, Eugène Lefébure, Emmanuel des Essarts, Villiers de l’Isle-Adam. Il les fait témoins des enjeux qu’il poursuit, leur explique trop subtilement les formules qu’il met à l’épreuve, leur soumet les textes qu’il parvient à terminer, dont la plupart paraîtront dans le premier Parnasse contemporain en 1866. Ce sont de grandes pièces exaltées et sombres telles que « Les Fenêtres » et « L’Azur » ou des sonnets que Baudelaire, lui dit-on, pourrait signer : on voit passer en pensée, sur le visage de ce jeune ambitieux, une expression mêlant fierté et dépit.

Il les tient surtout informés quant aux avancées, plus que lentes, des grandes œuvres qu’il a mises en chantier et qui le mettent à la torture : le Faune pendant les mois d’été, Hérodiade, surtout, pendant les mois d’hiver. Angoisse, terreur, effroi sont des mots à répétition sous sa plume. Face à la foi poétique qui l’éblouit, la foi tout court ne pèse pas bien lourd, celle-ci même se dissout peu à peu dans l’autre. « Creuser le vers », c’est aussi découvrir, au cœur du langage, que rien n’y est logé, pas plus que dans le monde, qui donne sens à ce monde. « Je veux, confie-t-il à Cazalis, me donner ce spectacle de la matière, ayant conscience d’elle, et, cependant, s’élançant forcenément dans le Rêve qu’elle sait n’être pas. (…) Je chanterai en désespéré ! » (p. 161).

Enchanter le matérialisme, matérialiser l’idée en suspension dans le vide : non seulement il a trouvé « la clef de [sa] dernière Cassette spirituelle » (p. 169), mais il tient sa formule. Du vide laissé par l’évacuation de Dieu – même pas mort, celui-ci n’aura pas eu lieu –, cette formule s’étendra tantôt au vide inscrit au cœur de la matérialité des signes et des nombres, tantôt au vide fondamental servant de socle à l’État républicain. Son ambition, esthétiquement exorbitante, l’enfonce fatalement dans une illusion plus cruelle, celle de son impuissance créatrice. Elle a donc pour contrecoup des plongées dépressives mais aussi, ceci aggravant cela, des accès de spéculation pathologique. « Je suis maintenant impersonnel, et non plus Stéphane que tu as connu, écrit-il à Cazalis, – mais une aptitude qu’a l’Univers Spirituel à se voir et à se développer à travers ce qui fut moi » (p. 185-186). Un principe de réflexivité se prenant lui-même pour objet et abolissant le sujet réfléchissant : effrayante et prodigieuse, cette lettre de 1867, où le cogito de Descartes est comme pris de folie, semble détachée d’un autre carnet de damné. Car à Tournon puis Besançon Mallarmé vit sa saison en enfer, l’ivresse en moins, sinon celle des cimes et des profondeurs, vers lesquelles il s’élève et descend alternativement.

Avec les lettres de cette première période, les plus longues du corpus, on entre non pas seulement dans l’atelier du poète, mais dans sa boîte crânienne. Tout lecteur ayant désappris son Mallarmé scolaire en serait rempli d’inquiétude. Inquiétude à l’égard d’une radicalité esthétique propre à faire passer pour naïve celle de Baudelaire. Inquiétude à l’égard aussi d’une violence qui n’est pas seulement contenue dans l’œuvre en train de se faire en se rendant impossible, ni dans les concepts qui la sous-tendent. Cette autre violence est tournée contre le monde. « Penser de tout son corps » (p. 191), ainsi qu’il en formule pour lui-même l’exigence en 1867, en annexe à une lettre à Lefébure, c’est incarner au maximum l’essence de l’homme qui est d’être une matière ayant conscience de soi. C’est aussi, organes vibrant à l’unisson ou tour à tour, enrôler tout le corps dans les opérations de la pensée. Une chose est sûre : ce pur esprit somatise intensément. Mallarmé, être policé, tout de retenue et de délicatesse, est une boule de colère ordinairement rentrée.

Dans les années 1860, cette boule s’expulse, explose. Ses élèves le chahutent, d’ailleurs il s’en occupe peu, des parents protestent, les inspecteurs le tiennent à l’œil. Tournon est un trou perdu, Besançon aussi, tout y sent la province et ses promiscuités infectes. Les hommes se préoccupent de leurs « affaires », les femmes ont aussi leurs « affaires » : ce ne sont pas les mêmes, mais elles sont marquées des deux côtés au sceau du même matérialisme répugnant (p. 190). Cette colère peut être comique : « Tous ces gens-là », écrit-il en visant les petits chefs de l’Administration, incarnations de la bêtise bourgeoise et de la bestialité sociale, « me paieront cela, car mes poëmes futurs seront pour eux des fioles empoisonnées, des gouttes terribles. Je les priverai du Paradis comme ils me privent du département de la Lozère » (p. 195). Mais cette boule qui sort en projectile lui revient parfois dans la figure.

C’est, alors, la plongée dans la dépression, colère retournée contre soi, l’asphyxie, la paralysie des fonctions expressives. Il dicte ceci à sa femme, qui prend note en mauvaise orthographe : « Ma pensée, occupée par la plainitude de l’Univers et distendu, perdait sa fonction normal : J’ai sentis des symptômes très inquiétants caussés par le seul acte d’écrire » (p. 227). Bref, elle sténographie comme elle peut ce qu’il creuse et qu’il expose depuis des mois dans ses lettres aux poètes savants qui sont ses amis. On devine que Marie, elle, a dû être vraiment inquiète.

Pourtant, c’est l’autre face, lumineuse, de ces mêmes années, il y a, un jour, à Nice, la vision de la Méditerranée : « Ah ! mon ami que ce ciel terrestre est divin ! » (p. 162). Et, entre 1868 et 1870, il est en poste en Avignon, une ville de haute culture celle-ci, avec la présence réconfortante des Félibres. Il y entreprend la rédaction d’Igitur, conte homéopathique, explicite prescription du symptôme de l’incapacité de se tenir à la hauteur de sa prédestination. La « fiole de folie », le « hazard », le lancé des dés, la descente en vrille dans les profondeurs : l’horizon du Coup de dés, sans son orchestration typographique, qui transposera noir sur blanc les constellations se chiffrant blanc sur noir, s’y aperçoit déjà.

Revanche sur la misère de position professorale, il recueille des conseils de lectures et prend des notes en vue d’une thèse de doctorat en Sorbonne sur ce qu’il appelle la « Science du Langage ». Et, en guise d’illustration, il produit cette pièce détachée, exemplaire : la première version du sonnet en ix, « allégorique de lui-même ». Sa théorie du langage mise en acte. Rimes retorses, orchestration d’équivalences, septuor de scintillations multiplié par deux. Intérieur nuit. Nul ptyx : on ne fait pas plus dense dans l’absence. Un salon désert, dont le Maître est parti, descendu aux enfers. Fenêtre ouverte au Nord sur la Grande Ourse se reflétant dans un miroir : le tout dans le presque rien, le grand dehors capté tout au fond du noir et par le dedans. Eurydice, deux fois, est bien morte, le maître Orphée aussi. Mais, ainsi qu’il l’écrit à Lefébure, c’est « rythmé par le hamac, et inspiré par le laurier » – on est chez Laure et Pétrarque – qu’il a pensé à mettre sur le métier ce « sonnet nul et se réfléchissant de toutes les façons » (p. 208 et p. 211).

Avec la perspective de son installation à Paris – effective en novembre 1871, suite à sa nomination au lycée Fontanes : mal noté, ce professeur doit être un peu protégé –, le ciel s’éclaircit. « Je redeviens un littérateur pur et simple, écrit-il à Cazalis. Mon œuvre n’est plus un mythe » (p. 268). Il s’occupe de journalisme, revient de mission à l’Exposition internationale de Londres avec le projet d’une revue de luxe sur les arts décoratifs (sans suite dans l’immédiat, ce projet prendra, fin 1874, la forme de La Dernière Mode). La province est derrière lui, son régime épistolaire se modifie. C’est qu’il est à présent au cœur de la vie littéraire et qu’il n’y a plus lieu de compenser la distance par une sorte de cénacle de papier sous enveloppe. Les grandes lettres survoltées et hautement spéculatives cèdent la place à la correspondance d’un homme de lettres dont l’idéal – resté intact, c’est l’évidence – n’exclut pas de faire jouer les ressorts de sociabilité que requiert la participation à l’univers social de la littérature et des arts.

Témoins de son exil provincial, Lefébure et Cazalis cèdent, eux, de plus en plus la place à Mendès, Zola, Augusta Holmes ou Lemerre, l’éditeur des Parnassiens, qui l’ont accueilli comme un des leurs. Sans doute doit-il souvent résister, sur le chemin vers son lycée, à la tentation de se jeter sur les rails du train depuis le pont au-dessus de la trouée de la gare Saint Lazare ; mais il y a, de l’autre côté, rue de Saint-Pétersbourg, l’atelier de Manet, dont il a fait la connaissance en 1873, qu’il voit presque quotidiennement et auprès duquel il affine une pensée esthétique qui bientôt va se sentir aussi à l’étroit dans le carcan du Parnasse que l’art de Manet dans le goulot d’étranglement du Salon annuel.

On connaît la suite : en juillet 1875, le jury du troisième Parnasse contemporain mis en place par le libraire du passage Choiseul – Anatole France, Banville, Coppée – refuse son envoi du Faune : « On se moquerait de nous ». Colère du poète : « Si [la chose] se vérifiait, écrit-il à Mendès, je me croirais obligé d’aller gifler les trois juges, quels qu’ils soient ; et leur flanquer mon pied quelquepart » (p. 343). Il ne giflera personne, mais les lettres qu’il envoie à Lemerre, jusqu’à rupture définitive, sont implacables. Ce refus est au fond sa chance : il aurait pu rester, pour la postérité, un Parnassien plus doué que d’autres mais noyé dans la masse. Le voilà libéré d’une trop lourde allégeance et engagé, aux côtés de Manet et des impressionnistes, dans une lutte contre obstructions institutionnelles et routines esthétiques. Il est aussi, du coup, un peu sur la touche, éditorialement parlant : L’Après-Midi d’un Faune, illustré par Manet, double livre d’artiste à part entière, paraîtra à grand luxe l’année suivante, mais chez un éditeur médical du Quartier Latin.

À l’exil provincial a donc succédé, si l’on veut, une sorte d’exil esthétique portatif en plein Paris. Sa correspondance en fait signe, tournée de plus en plus vers l’étranger. Ayant déjà caressé l’idée d’une « Société internationale des poètes », il multiplie plus que par avant les contacts avec des confrères anglais et américains, publie de la critique d’art et des chroniques sur la vie culturelle parisienne dans des journaux à Londres, entretient ses seuls correspondants anglo-saxons, tels Arthur O’Shaughnessy, du projet théâtral qu’il envisage, lequel articulerait, pour un vaste public populaire, plusieurs arts du spectacle. Déborder de toutes parts l’espace dont on lui a fermé l’accès est sa tactique de combat. Parier sur l’utopie contre la réalité obstruée. Mettre en place aussi, en pratique, un système d’obligations réciproques, chaque lettre faisant office de nouveau nœud et maillon : « Vous avez remercié Manet de l’envoi de votre livre, écrit-il au dit O’Shaughnessy ; il vous remercie à son tour de l’avoir remercié de vous avoir remercié ; ce qui forme une véritable chaîne qui se prolongera jusqu’à votre voyage à Paris, s’augmentant à chaque lettre d’un anneau » (p. 362).

Cette déshérence esthétique et éditoriale du poète n’est rien, toutefois, au regard du drame qui le frappe au milieu des siens en 1879. La maladie de son fils est racontée, à mots simples, aux amis les plus proches. La correspondance alors se lit la gorge serrée. La mort d’Anatole à huit ans est une tragédie presque muette, au sujet de laquelle – et c’est tant mieux, en fait d’authenticité émotionnelle – Mallarmé se montrera incapable, malgré tant de feuillets rédigés, qui coupent le souffle, d’imiter Hugo refermant sur Léopoldine le grand tombeau des Contemplations. C’est pour l’homme autant que pour le poète un nouveau passage à vide, à travers dépression, rhumatisme aigu, projet secret d’un « Livre » en vue de plus tard ou jamais. Il se voyait, en 1865, « [en] vieillard fini, à vingt-trois ans, alors que tous ceux qu’on aime vivent dans la lumière et les fleurs, à l’âge des chefs-d’œuvre ! » (p. 127).

À l’approche de la quarantaine, il est un poète non sans œuvre certes, mais d’autant plus discret que cette œuvre, rare, difficile, est dispersée, peu accessible : un fascicule de poésies ici, une édition à petit tirage là, des articles colportés de divers côtés. Il est connu dans les milieux poétiques, et même un peu au-delà, mais comme un radical doublé d’un doux cinglé. « C’est chez lui, écrit Zola en 1878, que toute la folie de la forme a éclaté. (…) L’esthétique de M. Mallarmé est de donner la sensation des idées avec des sons et des images. Ce n’est là, en somme, que la théorie des Parnassiens, mais poussée jusqu’à ce point où une cervelle se fêle ».

La suite, ici encore, est bien connue. En 1884, coup sur coup, Verlaine et ses Poètes maudits, Huysmans et A rebours, concentrent sur lui l’attention de la jeunesse lassée par l’amidon parnassien, les trivialités naturalistes et le journalisme au kilomètre. Ses mardis, le cénacle qu’il tient rue de Rome, vont peu à peu se remplir – et d’une génération à l’autre jusqu’en 1898, de Ghil à Gide ou de Kahn à Valéry – d’une petite foule choisie, curieuse d’entendre ses improvisations et ses oracles, et de communier en demi-cercle dans le sentiment intense de leur propre excellence esthétique. Aux lettres cerveau des années 1860 et au maillage amorcé dans les années 1870 succède ce qu’on pourrait appeler ses lettres réseau. C’est le temps de l’extériorisation et, rançon de la consécration et du soin qu’il met à respecter les rites de la vie littéraire, celui d’une véritable corvée, mais vécue comme un devoir rendu par un nouvel Igitur au grand système des Lettres. Non sans plaintes. Celles-ci portaient, à Tournon ou Besançon, sur les obstacles insurmontables que l’ambition interposait entre ses projets et leur réalisation. Très récurrentes, elles porteront désormais sur les servitudes sociales de la littérature, qui le tiennent écarté de l’œuvre en train de se faire, obscurément.

Les lettres se multiplient, impeccables, mais à vive allure. On y compte, bien sûr, de magnifiques adressées aux poètes et aux artistes amis, ses égaux. Des Essarts, Lefébure, Cazalis se sont effacés, comme provincialisés à leur tour. Les ont remplacés Verlaine, Whistler, Verhaeren, Rodenbach, Mirbeau. Mais beaucoup sont tantôt des « lettres d’affaires » adressées aux éditeurs, aux directeurs de revues, aux organisateurs de conférences ou de banquets, aux reporters enquêtant sur la chose littéraire ou sur toute chose au sujet de laquelle la littérature aurait son mot à dire ; tantôt des billets de remerciement, des réponses à des demandes de renseignements divers, des accusés de réception des livres et recueils qu’on lui adresse, certain de recevoir en retour un commentaire élogieux, propre à certifier chacun d’être unique en son genre, d’avoir fait entendre une voix originale dans la cacophonie de l’époque ; tantôt encore de simples poignées de mains et des invitations à venir causer et fumer, rue de Rome, un prochain mardi.

Ce troisième régime épistolaire se double, significativement, de tout un luxe de dénégations que Mallarmé porte au rang d’une sorte de rituel.

De plus en plus nombreuses – 200 environ par an selon les comptages de Marchal –, ces lettres se font donc de plus en plus courtes. Exquises toujours, elles sont, par force, de plus en plus stéréotypées, le maître de la rue de Rome ayant un talent vraiment peu commun, lui, pour monter en dentelle, en les faisant imperceptiblement varier, les lieux communs mallarméens qu’attendent ses correspondants, dont beaucoup sont de jeunes poètes impatients d’être extraits du multiple assez peu différencié avec lequel se confond la mêlée symboliste. Ce troisième régime épistolaire se double, significativement, de tout un luxe de dénégations, lot commun des poètes artistes depuis la révolution romantique, mais que Mallarmé porte au rang d’une sorte de rituel qui accueille autant qu’il tient à distance : je n’écris pas de lettres, une lettre m’ôte le goût d’écrire pendant plusieurs jours, etc. Bref, je vous écris, mais ceci n’est pas une correspondance.

Dans cette grande navette épistolaire – à partir de laquelle on pourrait reconstruire presque tout le système des relations et des sociabilités constitutives de la poésie fin de siècle, en débordant de la France vers la Belgique –, il y a, bien sûr, des lettres phares, qui jettent un puissant éclairage tantôt par exemple sur le long montage éditorial du recueil des Poésies – que l’infatigable Deman, « avec lequel on n’a pas d’emmerdement », sera réduit à ne publier qu’au lendemain de la mort du poète –, tantôt sur la genèse du Coup de dés, objet verbal non identifié ayant traversé en 1897, sans être vu par grand monde au-delà du cercle des poètes les plus proches, le ciel d’un Paris trop occupé, au même moment, par l’incendie du Bazar de la Charité.

Il en va ainsi, d’autre part, du mot de soutien et de salut admiratif qu’il fait parvenir à Zola, le 23 février 1898, dans les heures qui suivent la condamnation du défenseur de Dreyfus à un an de prison : « Pénétré de la sublimité qui éclata en votre Acte, il ne m’a pas paru pouvoir, par un applaudissement, vous distraire ni rompre un silence chaque heure plus poignant. Le spectacle vient d’être donné, à jamais de l’intuition limpide opposée par le génie au concours des pouvoirs, je vénère ce courage et admire [qu’un] homme ait pu sortir encore, neuf, entier, si héroïque ! c’est à lui, condamné, que je demande, comme si je ne le connaissais pas, à cause de l’honneur qu’on en ressent, en tant qu’un dans la foule, de toucher passionnément la main » (p. 1720). Le poète certes s’était dérobé, peu de temps avant, à toute prise de position publique : esprit de prudence autant que souci de ne pas introduire, au sein du micromilieu de son cénacle, des ferments de discorde. Mais si l’on peut regretter qu’une poignée de mains, d’autant plus amicale qu’elle se voulait presque anonyme, lui ait paru préférable à un engagement déclaré dans le champ intellectuel en voie de formation, l’impression n’en prévaut pas moins qu’il y a, dans ces mots, autre chose que l’application d’un schéma rituel et bien davantage qu’une position de distance même complice ou de courtoisie même formelle.

Cette Correspondance, par un second côté, rectifie l’image trop reçue du « Prince des poètes » enfermé comme en un tombeau entre les parois de « l’œuvre pure ». L’ancien rédacteur d’une « gazette du monde et de la famille » n’est pas, sans doute, un homme du monde au sens ordinaire ; l’aristocratie qu’il fréquente est spirituelle bien plus que sociale. C’est un homme au monde, chez qui le sens des formes se double d’un sens aigu des formalités, avec une jouissance toute particulière à en jouer. Monde parisien de la haute culture et des arts forains. Monde matériel aussi dans lequel il se plonge en rejoignant la nature domestiquée de Valvins, où il a sa résidence de refuge, au cours d’étés de plus en plus prolongés ; fin 1893, c’en sera est fini du « hideux travail de pédagogue » (p. 119), il est admis à la retraite anticipée. Voile sur la Seine au bord de la forêt de Fontainebleau. Toilettage des fleurs. Sablage des allées du jardin. Organisation de petits spectacles pour les voisins. Accueil d’invités triés sur le volet. Écriture à double rythme : celui de la correspondance, quotidienne, et celui du « Livre », toujours à venir, entre deux « poèmes critiques » pour La Revue blanche ou le National Observer. On s’amuse d’autre part, très intéressé, à le voir renseigner la mère de Rimbaud au sujet de Paterne Berrichon, lequel a demandé la main d’Isabelle (p. 1572), ou rappeler avec fermeté à un minimum de décence la veuve trop vénale de l’ami Villiers de l’Isle-Adam (p. 839).

Et puis il y a ses « dames ». Marie et Geneviève, qu’il entoure de tous ses soins, à distance, en les tenant informées – de Paris à Valvins ou de Valvins à Paris – de la moindre de ses occupations et un peu moins de ses préoccupations ; auxquelles il tient aussi carnet de bord de ses tournées de conférence en Belgique, où on l’a un peu chahuté, puis à Oxford et Cambridge, où on l’a religieusement écouté, sans y rien comprendre, disserter des rapports entre la « Musique » et les « Lettres ». Et il y a enfin la blonde Méry Laurent – « toute la lyre », ainsi qu’on l’a surnommée à Paris, car elle a le sang chaud pour les poètes –, mais « sans trop d’ardeur » avec lui hélas, elle qui fait le « petit Paon », comme il l’appelle, tandis qu’il ne cesse pas, lui, de faire le beau. Ces lettres intimes, souvent drôles, toujours délicieusement ambiguës, ne cachent pas le poète obsédé par l’idée d’élever ce qu’il appelait les « Lettres » au rang d’une sorte de religion laïque au sein de la République. Elles le font proche. « [Moi] qui admire une affiche (…) à l’égal d’un plafond ou d’une apothéose, je ne connais pas un point de vue en art qui soit inférieur à un autre ; et je jouis partout ainsi qu’il sied », avait-il confié à Zola en 1874 (p. 330-331). Car « penser de tout son corps », c’est cela aussi : se livrer, ainsi qu’il l’écrira à la dernière ligne d’un de ses plus beaux articles poèmes, à la « joie (…) de se percevoir, simple, infiniment sur la terre » (« Bucolique », 1895).

De passage en 1936 à la petite maison de Valvins, alors habitée par la veuve du docteur Bonniot, Paul Léautaud se fait montrer des photographies ayant appartenu à Mallarmé. Il note dans son Journal : « Passés dans une pièce à côté du salon. Ouvert un grand tiroir plein de photographies de toutes sortes de gens. Extrêmement intéressant. De ces photographies comme on en fait faire quand on est jeune, d’autant plus véridiques qu’elles sont ordinaires. (…) Un Mallarmé, photographie d’amateur, en costume et coiffure de canotier, extrêmement vraie et vivante. J’ai eu grand plaisir à la regarder. C’était vraiment lui que je voyais là, bien mieux que sur la photographie au châle, devant un encrier, le porte-plume à la main. » C’est aussi le sentiment avec lequel on ressort de cette Correspondance : on cherchait un pur esprit, sûr de le trouver, égal à lui-même ; on y trouve aussi un homme changeant le poète tel qu’on croyait le connaître. Encore cet homme était-il fait d’une bien curieuse étoffe. Il n’est pas surprenant que Mallarmé ait pu s’occuper de choses aussi banales que le jardinage, l’accueil d’invités estivaux, l’envoi ou la réception de corbeilles de fruits, d’huîtres ou de homards. Il est surprenant, en revanche, qu’il ait pu écrire de cette façon – la sienne – sur tous ces sujets. Avoir été « Mallarmé » tout le temps, sans répit, du plus solennel au plus ordinaire, dans le hors temps de l’Absolu autant que jour après jour, a peut-être bien été, tout compte fait, l’une des formes de son héroïsme.

Un dernier mot, au sujet de ses derniers mots. Du fait que le poète de la rue de Rome et de Valvins a mimé le spasme d’étouffement qui l’avait saisi la veille, avant de s’effondrer, terrassé par un autre spasme, entre les bras de son médecin, en présence de sa femme et de sa fille, on connaît exactement les derniers mots qu’il a prononcés : « Docteur, ne trouvez-vous pas que j’ai l’air d’un coq, d’un Aïssaoua, d’un convulsionnaire ? » Avec la note testamentaire laissée sur son bureau, à l’intention de Marie et Geneviève, telle qu’elle figure à la fin du gros volume de sa Correspondance – mais est-ce une lettre ? –, on connaît, aussi bien, le dernier mot probablement tracé par lui. Ce mot, au sujet des Noces d’Hérodiade, est celui-ci : « Mystère. »

 

Stéphane Mallarmé, Correspondance (1854-1898), édition de Bertrand Marchal, Gallimard, 1968 pages.


Pascal Durand

Professeur de littérature , Faculté de Philosophie et Lettres de l’Université de Liège

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