Littérature

White de Bret Easton Ellis, voix virtuose de ceux par qui Trump est arrivé – et reviendra peut-être

Journaliste

Dans White, premier essai pour Bret Easton Ellis, l’auteur poursuit son analyse acide et provocatrice des États-Unis. Aussi ironique que Moins que zéro, aussi mortifiant qu’American Psycho, ce nouvel ouvrage d’un auteur plus dangereux que jamais offre un portrait grinçant (teinté de mauvaise foi) d’un temps présent rongé par le conformisme et d’une génération « dégonflée ».

Au début, on ne sait pas très bien ce qu’il cherche, ce qu’il veut raconter. Il a l’air d’écrire comme on parlerait dans un salon, un verre à la main. Et puis non, sous l’apparence débraillée, c’est ciselé, précis. Il parle de films qui l’ont marqué, depuis l’adolescence, soit une quarantaine d’années. Il en a vu beaucoup –uniquement des films américains semble-t-il. Et c’est le plus brillant exercice de critique de cinéma qu’on ait pu lire depuis une éternité. Une phrase, un paragraphe, dix pages : à chaque fois Bret Easton Ellis fait surgir, fait sentir en quoi ce film est significatif, en quoi il a touché un nerf de l’époque, où et comment il a vibré à l’unisson d’un mouvement intérieur de la société américaine depuis la fin des années 1970 jusqu’à aujourd’hui.

Depuis Shampoo et La Fièvre du samedi soir jusqu’à Moonlight et Cinquante nuances de Grey en passant par American Gigolo, À la recherche de Mr. Goodbar ou Wall Street. Au passage, il consacre des développements acérés à des figures de l’écran où il décèle les symptômes de l’époque, au premier rang desquellesRichard Gere et Tom Cruise.

Bret Easton Ellis est un écrivain dangereux, et qu’il est très nécessaire d’entendre, aujourd’hui plus encore qu’à l’époque de Moins que zéro ou d’American Psycho.

Ce qu’Ellis a à en dire n’est jamais convenu, jamais programmé. Et moi qui fais profession de critique de cinéma, moi qui connais ces films, et qui n’est pratiquement jamais d’accord avec lui – je veux dire que je n’aime beaucoup de ce qu’il apprécie, ou que j’aime des films qu’il aime aussi pour d’autres raisons, voire des raisons opposées – je ne peux d’abord qu’admirer. Admirer la sensibilité à ce qui se joue dans une mise en scène plus encore que dans des scénarios, la capacité à se rendre disponible à ce que font des films, et à proposer, par l’écriture, une mise en écho avec ce qui advient dans le monde dans lequel vit cet écrivain. Puisque, à n’en pas douter, Bret Easton Ellis est un écrivain.

Il est un écrivain dangereux, et qu’il est très nécessaire d’entendre, aujourd’hui plus encore qu’à l’époque de Moins que zéro ou d’American Psycho. Pourquoi ? Parce que le monde a bougé, y compris pour lui, l’enfant si à l’aise dans les névroses de cette Amérique cynique et affairiste des années Reagan et suivantes, et ayant alors si bien su en tirer gloire et profit. Pourquoi ? Parce que Donald Trump, évidemment.

Surfant en virtuose sur les signes des temps produits par l’industrie de l’entertainment et l’édition à succès, Ellis est particulièrement sensible à certains angles, à certains enjeux, surtout ceux qui concernent les gays, lui qui a de longtemps revendiqué son homosexualité. Et assurément la manière dont la visibilité LGBT est devenue une dimension majeure de la vie publie étatsunienne est une des caractéristiques de ces temps.

Ellis y consacre en particulier un éloge appuyé au film Week-end d’Andrew Haigh, essentiellement pour ne pas avoir fait de l’orientation sexuelle de ses deux personnages un sujet, et encore moins une cause. Tout le contraire du navrant Moonlight de Barry Jenkins, auquel l’auteur de White réserve un traitement particulièrement teigneux, pour ce qu’est le film, et pour ce qu’il représente : « une époque qui juge tout le monde si sévèrement à travers la lorgnette de la politique identitaire que vous êtes, d’une certaine façon, foutu si vous prétendez résister au conformisme menaçant de l’idéologie progressiste, qui propose l’inclusion universelle sauf pour ceux qui osent poser des questions. Chacun doit être le même et avoir les mêmes réactions face à n’importe quelle œuvre d’art, n’importe quel mouvement, n’importe quelle idée, et si une personne refuse de se joindre au chœur de l’approbation, elle sera juste taxée de racisme et de misogynie. C’est ce qui arrive à une culture lorsqu’elle ne se soucie plus du tout d’art. »

Tout l’enjeu politique de White se joue dans ce balancement, entre dénonciation d’un politiquement correct au front bas, faisant de la conformité à la morale l’alpha et l’oméga des critères de jugements de tout et en particulier des œuvres, et recyclage de ce refus de ladite pensée unique par un argumentaire d’extrême droite s’affichant en anticonformisme libertaire.

L’anarchisme de droite a une longue histoire, qui a surtout été celle d’un dandysme plus ou moins talentueux. La donne change complètement aux temps actuels, qui sont bien ceux dans lesquels s’inscrit ce livre qui s’avère à la fois une chronique autobiographique (même quand il parle de films, de disques ou de programmes télé, Ellis ne parle que de lui) et un pamphlet à propos du moment contemporain : le moment où Donald Trump occupe la Maison blanche et dirige le pays le plus puissant du monde. Mais du monde, Brett Easton Ellis n’en a cure. « Le monde », pour lui, c’est une petite planète composée d’un bout de côte Nord-Est, de New York (avec Wall Street, quelques restaurants chics et quelques hauts lieux culturels) à Boston (et Harvard), et d’un fragment de Californie comprenant Los Angeles (Hollywood et quelques autres restaurants chics), San Francisco et la Silicon Valley. C’est à dire pas du tout les États-Unis d’Amérique dans leur ensemble. Quant aux autres continents…

Abandonnant le bricolage entre fiction et documentaire des précédents livres, il fait de ce récit le miroir d’une époque dont lui-même n’est plus à la pointe.

Donc, Ellis raconte sa vie dans White. Narcissisme ? Pour lui, ce n’est même pas un compliment, plutôt un présupposé naturel. Mais racontant comment il a écrit ses livres, comment ceux-ci ont été adaptés au cinéma et sur scène, les vedettes avec qui il a bu des cocktails et autres fascinantes informations, il passe son monde au scanner de son style affuté depuis plus de 30 ans : troisième degré passionné par les apparences miroitantes, entre défonce snob et trash, affairisme échevelé et signes extérieurs de pouvoir réverbérés par les cruautés sans complexe de jeunes seigneurs à la vulgarité calculée.

Abandonnant le bricolage plus ou moins complexe entre fiction et documentaire des précédents livres, il fait de ce récit fourmillant de name dropping et de considérations sur ses propres affects le miroir d’une époque dont lui-même n’est plus à la pointe. Il la contemple et la juge depuis la posture qu’il a construite comme héraut de la Génération X, et qui lui sert à essayer de comprendre ceux qui lui ont succédé : ces « millenials » dominent désormais son monde, orientent la manière de se comporter et de considérer les autres depuis les réseaux sociaux et les médias trendy. Ces êtres lui apparaissent saturés de faiblesse, victimes d’une éducation ne leur ayant rien appris des réalités de ce bas monde, par la faute de la génération de leur parents (qui est aussi celle d’Ellis, mais lui qui n’a pas d’enfant s’en exclue à cet égard). Lesquels parents seraient coupables d’avoir surprotégé une progéniture d’enfants encore plus gâtés, encore plus gavés de séries TV, de films de zombies, d’extrémisme alimentaire (vegan ou trashfood), de spiritualité customisée et de promiscuité virtuelle qui se sont greffés sur les gavages survitaminés de l’American Way of Life de l’ère antérieure.

Ce regard à la fois ironique et navré sur la génération qui le suit est saturé de ces reproches classiques des parents réactionnaires, qui toujours trouvent que leurs rejetons ne sont plus à la hauteur. Chez Ellis, cela ne s’exprime pas sous la forme canonique « il leur faudrait une bonne guerre », mais l’idée y est. Ces jeunes adultes infantiles et suréquipés, reflets exagérés de ce qu’il fut et qu’il reste, sont brocardés à l’envi par le livre, mais de manière incidente. Le véritable enjeu est ailleurs.

La véritable cible de White apparaît dans la deuxième moitié de l’ouvrage qui se transforme alors en pamphlet obsessionnel, incantatoire. La critique des excès de la correction politique quand le message pro-gay, pro-Noirs, pro-femmes devient l’alpha et l’oméga du critère de jugement sur les productions de l’entertainment (c’est à dire de la production des modes de représentation contemporain dominants) ne manque pas de fondement.

Ellis en fait le pendant, ou terreau, de ce qu’il décrit comme l’hystérie qui se serait selon lui emparée des libéraux étatsuniens suite à l’élection de Trump, élection qu’il tient pour sa part pour un incident pas nécessairement heureux, mais certainement pas pour une catastrophe. Et face à quoi il a beau jeu de souligner que « depuis l’élection, de multiples façons, Hollywood s’était révélé une des enclaves capitalistes les plus hypocrites au monde ». Des blockbusters produits par les conglomérats hypercapitalistes et où le méchant est si souvent un capitaliste assoiffé de profit à Harvey Weinstein, qui fut aussi un des principaux soutiens démocrates, les arguments en faveur de cette affirmation ne manquent pas.

Mais en quoi tout cela a-t-il le moindre intérêt au regard du monde réel, loin des miroirs sans fin biseautés par le cynisme, l’appât du gain, la drogue et l’imbécilité massmédiatique ? En ceci que « ces gens-là », ceux dont Ellis est le porte-parole affuté mais aussi une partie de ses ennemis, jouent un rôle majeur dans les décisions qui affectent des domaines absolument inconnus du livre : le changement climatique, le sort des migrants, la couverture sociale, le soutien aux dirigeants les plus répressifs, les guerres commerciales à très courte vue, l’ingérence manipulatrice dans les politiques étrangères pouvant mener à des conflits armés, etc…

Ellis donne une voix à une vaste catégorie d’Américains, éduqués, aisés, très contemporains dans leurs mœurs et leur inscription dans la société, pour qui Trump est une hypothèse funcool.

Contre l’idée trop répandue selon laquelle la base électorale et idéologique de Trump serait essentiellement constituée de bouseux du Sud profond ivres de Budweiser, d’évangélisme et de nostalgie Dixie, avec le soutien d’une poignée de milliardaires fascisants, Ellis donne ici une voix à une vaste catégorie d’Américains, éduqués, aisés, très contemporains dans leurs mœurs et leur inscription dans la société, pour qui Trump est une hypothèse fun, cool, etc. Ce fragment significatif de la population étatsunienne dispose d’un pouvoir qui va bien au-delà d’un bulletin de vote – que beaucoup, comme Ellis lui-même, s’enorgueillissent de ne pas utiliser : ils sont une part considérable des influenceurs de la vie publique américaine. Qui plus est, l’auteur de White rompt des lances contre toute une autre partie de ses concitoyens, traités indifféremment de libéraux, de démocrates et de gauchistes.

Si ce fourre-tout méprisant est une tactique polémique, et empêche de faire la différence parmi les opposants à Trump, il recouvre en partie une réalité. Celle d’un autre groupe à peine moins inquiétant que ceux dont Ellis est le porte-parole, pour qui l’élection de l’actuel occupant de la Maison blanche ne serait qu’une insupportable faute de goût, une sorte d’énorme rôt malodorant issu d’une Amérique profonde largement fantasmée par eux. Soit un rapport à la vie civique d’une médiocrité et d’une arrogance qu’Ellis a beau jeu de brocarder, et qui relève au fond de la même myopie. L’aveuglement de ces anti-Trump concourrait évidemment lui aussi à une possible réélection de l’Ubu peroxydé qui est aujourd’hui la pire menace pour la vie et la paix sur cette planète.

Bret Easton Ellis, ses alliés, et ses ennemis sont du même microcosme, ils détiennent des leviers de pouvoir considérables : ils modélisent les représentations dominantes, et pas seulement aux États-Unis. Ellis – et c’est ce dont témoignait avec éclat le brillant exercice critique sur lequel s’ouvrait le livre, sait mieux que les autres comment ça marche. Il en fait à la fois le matériau de son écriture, et le véritable sujet.

 

Bret Easton Ellis, White, traduit de l’américain par Pierre Guglielmina, éditions Robert Laffont, 312 pages.

 


Jean-Michel Frodon

Journaliste, Critique de cinéma et professeur associé à Sciences Po

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