Géographie

« Dessiner une terre inconnue », une géoesthétique de l’anthropocène

Géographe

Cinq siècles après les voyageurs de la Renaissance partis cartographier les terra incognita du Nouveau Monde, Terra Forma propose de redécouvrir cette Terre que nous croyons si bien connaître. En nous incitant à « dessiner une terre inconnue », Alexandra Arènes, Axelle Grégoire et Frédérique Aït-Touati offrent l’aventure excitante de la constitution d’une nouvelle imagination créatrice de l’habitation, et nous rappellent au passage, la portée subversive de l’esthétique lorsque celle-ci est tendue vers une visée tout à la fois cognitive et politique.

L’entrée dans l’anthropocène chamboule le décorum des sociétés. En effet, la découverte de l’ampleur de l’impact croissant des activités humaines sur les systèmes biophysiques planétaires met en péril ce que nous pensions connaître et maitriser. Les valeurs, les imaginaires, les sciences, la création, bref tout cet appareil de médiations idéelles mis en place depuis quelques siècles afin de cadrer l’existence terrestre humaine cède face aux constats de plus en plus nombreux du changement global. S’il y a bien un effondrement qu’on peut déjà observer, c’est celui de la plupart de nos certitudes.

Il nous (les terriens) revient dès lors d’inventer de nouvelles manières de penser le monde et notre cohabitation tant à l’échelle globale qu’à l’échelle locale et de nouvelles façons d’y agir. Car la cohabitation (des humains entre eux et des humains et des non-humains) est bel et bien ce que l’anthropocène met sous tension. Nous prenons conscience que nous ne pourrons pas habiter sans coup férir à 10 milliards d’individus, en 2050, selon les standards de vie imposés comme un horizon insurpassable par des décennies de consumérisme prédateur des ressources.

La chose n’est pas simple à admettre ; plus encore les conséquences de cette affirmation élémentaire sont redoutables à affronter. Il importe pourtant d’appréhender différemment notre condition humaine et terrienne et à définir de nouvelles perspectives de vie en commun, qui ne nous fasse renoncer ni aux exigences de justice, ni aux acquis démocratiques, ni aux désirs d’assurer une existence digne à chacun.

Pour cela, il n’y a peut-être pas de chantier plus crucial que d’en revenir à un exercice fondamental : comment « imager » notre expérience habitante et son « milieu » ? Pour le comprendre, rappelons un fait : depuis le début de la période « moderne » occidentale, on (derrière ce on : les scientifiques, les institutions, les militaires, les voyageurs, les explorateurs, les artistes…) n’a eu de cesse de concevoir des images de la terre : à la fois des images de la planète en tant qu’entité physique et biologique et des images de l’écoumène, ce mot qui dénote l’étendue planétaire en tant qu’elle est humanisée, transformée en espaces géographiques.

La cartographie fut et reste un outil d’une puissance inégalée afin d’amener le monde stricto sensu sur une surface de papier. Et par là même de le contrôler.

Bruno Latour a bien mis en exergue l’importance de cette activité imageante : « Il n’y a rien que l’homme soit capable de vraiment dominer : tout est tout de suite trop grand ou trop petit pour lui, trop mélangé ou composé de couches successives qui dissimulent au regard ce qu’il voudrait observer. Si ! Pourtant, une chose et une seule se domine du regard : c’est une feuille de papier étalée sur une table ou punaisée sur un mur. L’histoire des sciences et de techniques est pour une large part celle des ruses permettant d’amener le monde sur cette surface de papier. Alors, oui, l’esprit le domine et le voit. Rien ne peut se cacher, s’obscurcir, se dissimuler. » (Bruno Latour).

La cartographie fut et reste un outil d’une puissance inégalée afin d’amener le monde stricto sensu sur une surface de papier. Et par là même de le contrôler (en totalité et dans ses parties), de le posséder – par exemple en se mettant au service de la guerre et de la conquête coloniale. De nombreux travaux historiques se sont consacrés à cette question, comme celui, qui reste une référence, de Christian Jacob, au titre si explicite : L’empire des cartes. Approche théorique de la cartographie à travers l’histoire (Paris, Albin Michel, 1992). Mais depuis quelques décennies cet empire vacille, car la complexité cumulative des espaces et des sociétés mis en place par la mondialisation et l’urbanisation et l’ampleur des bouleversements liés au changement global brouillent bel et bien les cartes.

Désormais, la vigueur de la critique de la cartographie classique est flagrante. Terra Forma, livre stimulant proposé par Frédérique Aït-Touati (historienne des sciences), Alexandra Arènes et Axelle Grégoire (toutes deux architectes), participe pleinement de ce courant. Il est même un des exemples les plus radicaux, ambitieux et originaux qu’on ait eu l’occasion de lire en matière de processus de déconstruction/reconstruction d’une raison graphique différente.

En effet, nos trois autrices, à partir du constat que l’anthropocène est une bifurcation dans l’histoire de l’humanisation de la planète, qui exige de ne plus rien tenir pour acquis, choisissent de retourner toutes les certitudes cartographiques. Elles prennent le contrepied des habitudes en matière de visualisation géographique héritées de la modernité dont sommes encore héritiers. Dressons une petite liste des moyens de leur salutaire entreprise de dynamitage.

Là où la cartographie classique promouvait le regard zénithal et froid, la vision de l’espace vue d’en haut, elles postulent la nécessité de partir des actants et de leurs actions au plus près de chacun d’entre eux, en renonçant dès le départ à toute image de pensée de surplomb. Leurs cartes sont conçues à partir du sol arpenté par les entités qui se partagent la terre, bon gré mal gré.

Là où il s’agissait de délimiter clairement par la carte des ensembles homogènes séparés par des frontières dont l’imparable tracé semblait procéder de lois naturelles de l’espace, elles avancent que ce sont les mouvements et les « lignes de vie » des humains et des non-humains qui trament les nouvelles géographies contemporaines ; ce faisant elles redonnent sa signification au verbe graphein un peu oublié dans l’usage ordinaire du mot géographie, en postulant que chaque activité « grave » une trace, qui constitue une contribution à une écriture collective, par l’agir, de notre habitation commune, qui est ainsi pensable à partir des inscriptions, des dépôts, qu’elle laisse – de ses archives. Ce livre peut être lu à l’aune du paradigme de la trace, de la piste, des signes et de l’indice, même s’il n’a peut-être pas été conçu explicitement dans ce cadre.

Là où les cartes traditionnelles distinguaient les grands règnes (animal, végétal, minéral) et surtout mettaient systématiquement les humains à l’écart des non-humains, Frédérique Aït-Touati, Alexandra Arènes et Axelle Grégoire choisissent de saisir l’entrelacement permanent, à toutes les échelles, du micro-organisme à la planète, des uns et des autres et de considérer que cet entrelacs n’est rien d’autre que l’habitat lui-même, sans cesse remis sur le métier par les jeux relationnels des entités qui composent un même monde d’expérience, sans forcément le vouloir, ni nécessairement l’apprécier.

Terra forma / « terraformer », pour dire les activités conjointes de vivants humains et de non-humains qui façonnent la terre habitée.

Là où la cartographie stabilisait toute chose dans un perpétuel présent et composait une topographie statique qu’on pouvait aisément arraisonner, où tout était à sa juste place, les auteures privilégient la volonté de montrer les discordances des temps, les synchronies compliquées, les mélanges de régimes d’historicité (entre humains et non-humains, nous ne vivons pas les même temps, sans même parler des temps des formations géologiques ou des cycles biophysiques), les reconfigurations permanentes des agencements des réalités sociales et spatiales par les actions incessantes et pas spontanément convergentes des vivants.

Si l’on intègre bien ce que ces nouveaux principes permettent, on peut apprécier à sa juste valeur le titre du livre. Terra Forma, ne dénote pas l’idée d’une forme immuable de la terre qu’il suffirait à la cartographie de consigner pour que l’on puisse tout en savoir, mais, bien au contraire, donne la possibilité de conjuguer un nouveau verbe : « terraformer », pour dire les activités conjointes de vivants humains et de non-humains qui, en relation avec des forces physiques, façonnent et agencent la terre habitée.

Terra forma est aussi enthousiasmant que déroutant, la déroute constituant la part la plus précieuse du travail et le vecteur de l’enthousiasme. L’ouvrage nous fait perdre d’abord totalement le Nord (celui qui orientait nos cartes, jadis), pour ne nous offrir ensuite aucune boussole de rechange qui serait simple d’usage et claire dans ses indications puisque tout est toujours relatif à une manière de voir et d’orienter les gestes et leurs traces. Ainsi, nous voilà condamnés à ne plus pouvoir en croire nos yeux. À la tranquille assurance de la cartographie classique qui nous offrait de baliser la moindre contrée, de borner la moindre route, d’attribuer son dû à chaque espace, nos trois autrices substituent l’aventure d’une nouvelle sémiotique visuelle.

Terra Forma s’avère une performance à la fois iconoclaste – elle casse les images cartographiques classiques – et iconodoule – elle admire et reconnaît le pouvoir de l’image, sa capacité générative de nouvelles manières d’envisager l’écoumène. Il faut souligner qu’à l’ère du tout « digital », cet ouvrage se fonde sur la puissance du dessin. En effet, tout en reconnaissant l’importance du bouleversement culturel et scientifique du développement du mapping numérique, fondé sur la géolocalisation instantanée et le géo référencement, les auteures choisissent de ne pas emprunter cette voie – appuyée sur le Big Data et les algorithmes et qui est aujourd’hui prisée par de très nombreux expérimentateurs (on songe par exemple aux cartes cinétiques de Carlo Ratti au Senseable City Lab du MIT). Elles conduisent leur chantier en usant d’outils élémentaires : des points, des traits, des surfaces, en noir et blanc, accompagné parfois de bleu. La nouveauté ne tient pas à la technique mais à l’édifice théorique, aux développements conceptuels, au déploiement cohérent d’une visualisation aux parti-pris affirmés. Elles redonnent à la cartographie une force intellectuelle et un statut de support d’expériences de pensée.

Ce livre ne s’avère pas un atlas du monde tel qu’il se tiendrait indépendamment de ses observateurs, mais une série d’images qui réfléchissent, au double sens du mot, (à) l’habitation contemporaine.

Terra Forma ne participe pas d’une démarche représentationnelle classique : les images imprimées ne présentent pas à nouveau, en les codant visuellement, une réalité extérieure déjà-là, qui existerait de façon stable et univoque avant la représentation et que celle-ci se contenterait d’exposer. Non, puisque cette réalité stable et univoque n’existe pas, pas plus que n’existe une représentation qui se contenterait de ce statut de consignation, puisque les réalités habitantes sont celles des agencements pragmatiques entre vivants (sans oublier les relations entre ces vivants et les objets physiques non vivants qui sont peut-être un peu estompées dans cette approche), la carte invente plus qu’elle ne représente.

C’est en ce sens que ce livre ne s’avère pas un atlas du monde tel qu’il se tiendrait indépendamment de ses observateurs, mais une série d’images qui réfléchissent, au double sens du mot, (à) l’habitation contemporaine, qui en stabilisent des modes possibles. Ce « Manuel de cartographies potentielles » (le pluriel n’est pas accessoire) en appelle à des testeurs et à des expérimentateurs pour ouvrir des suites, fût-ce celles de la réfutation.

Reconnaissons-le : les autrices développent une formulation tellement idiosyncrasique de leurs néo-cartographies qu’il est parfois ardu de les suivre. Cela ne remet rien en question de l’importance de cette élaboration d’une grammaire (une sémantique et une syntaxe) qui permet de se lancer dans ce qui est qualifié de « visualisation spéculative » destinée à nous repérer sur une terre sans amers ni repères fixes, mais striée de mouvements et de lignes changeantes. Frédérique Aït-Touati, Alexandra Arènes et Axelle Grégoire progressent à partir de sept « modèles » : Sol, Point de vie, Paysages vivants, Frontières, Espace-temps, (res)sources, Mémoire(s). Ces référentiels permettent de postuler l’importance des nouvelles manières « d’habiter parmi les vivants » et soutiennent chacun un effort d’invention graphique qui rendent compte de leurs logiques. À chaque fois les autrices partent de principes élémentaires, puis les utilisent dans une génération de figures de plus en plus complexes.

L’exposition de ces 7 modèles, dont l’ordre est cohérent, donne le tournis. On peut être lâché par les soudaines accélérations de l’ouvrage, déconcerté par un passage elliptique, décontenancé par des solutions de continuité entre le texte et les images qui font que le lien entre les deux n’est pas toujours évident à réaliser. Le plus difficile à comprendre ce n’est en général pas l’écrit, mais les images qui, d’abord opaques, résistent et ne cèdent qu’à l’issue d’une longue approche. Lorsqu’on parvient à accommoder (au sens de l’ophtalmologie, c’est-à-dire à trouver pour soi la juste distance du regard pour y voir net), la richesse de ce qui est donné à lire et contempler est étonnante.

Terra Forma, en incitant à « dessiner une terre inconnue » offre donc l’aventure excitante de la constitution d’une nouvelle imagination créatrice de l’habitation.

Loin d’être un simple exercice de style, Terra Forma s’avère une contribution précieuse à une éthique et une politique de l’écoumène contemporain émancipées des certitudes modernes. Ainsi, quand il est question des frontières, l’appel à les considérer et à les montrer non pas comme des limites fermes, mais comme des espaces épais, mouvants et parcourables qui fournissent de l’énergie aux vivants qui s’y croisent, qu’on doit habiter pleinement et non simplement contrôler et franchir, débouche immédiatement sur une mise en question des idéologies liminales qui idéalisent depuis des siècles la frontière comme un référent insurpassable. Que l’on décadre la pensée frontalière et visualise ce décadrage, alors toute la géopolitique standard « westphalienne » est mise à mal.

De même, en lançant la réflexion par le modèle : « Sol », et en insistant sur ses profondeurs et ses complexités dynamiques plutôt qu’en préférant l’étude des surfaces et de leur apparente simplicité, on sape la pensée dominante du foncier. À l’étendue foncière superficielle qu’il faut enclore, privatiser et dont il faut maximiser le rapport économique, on oppose l’épaisseur et la plénitude d’un milieu biotique et abiotique (car le sous-sol est aussi convoqué) qui « tient » les activités des vivants et qu’il n’est plus possible de penser comme une chose qu’on peut/doit systématiquement aliéner.

Dernier exemple, cette cartographie est construite à partir d’un « nouveau centre configurateur » qui est celui du « point de vie » (modèle II), afin de « tenter de représenter le monde à partir d’un corps animé » (p.51). Dès lors, une géopolitique différente s’esquisse, non pas celle des territoires qui s’opposent, mais des vivants en mouvements qui ajustent leurs spatialités, comme le montrent les cartes des pages 83-85. Voilà une autre manière de concevoir les luttes et les alliances pour les places, une autre façon possible d’arbitrer les conflits d’allocation, d’agencement et d’usage des espaces entre humains et entre humains et non-humains, à partir de « diplomaties » spécifiques, encore à concevoir.

Terra Forma, en incitant à « dessiner une terre inconnue » offre donc l’aventure excitante de la constitution d’une nouvelle imagination créatrice de l’habitation, et nous rappelle au passage la portée subversive de l’esthétique lorsque celle-ci est tendue vers une visée tout à la fois cognitive et politique.

 

Terra Forma, Alexandra Arènes, Axelle Grégoire et Frédérique Aït-Touati, Éditions B42


Michel Lussault

Géographe, Professeur à l’Université de Lyon (École Normale Supérieure de Lyon) et directeur de l’École urbaine de Lyon

Mots-clés

Anthropocène