L’épure d’une tragi-comédie familiale – à propos des Inéquitables de Philippe Djian
C’est l’hôpital, ici : une main en silicone, un moignon de bras, une couronne qui jaillit d’une mâchoire, une canne pour claudiquer en paix et des êtres qui crachent et s’épongent, fuient de tous les côtés et pissent quantité de fluides. Surtout, les personnages des Inéquitables, le nouveau roman de Philippe Djian, trébuchent, c’est-à-dire ratent des occasions de s’épargner des difficultés, souffrent, se trompent mais se relèvent miraculeusement. Ces hommes et ces femmes démantibulés ont un côté Pierre Richard, l’acteur qui se prend les portes vitrées dans la figure.
À lire, à voir, ce ballet d’acrobaties est comique et poignant à la fois, car bien que le sentimentalisme soit étranger à Philippe Djian, les affects tapissent Les Inéquitables. Blottis entre les lignes, ils attendent leur heure et montent progressivement vers le lecteur, sans que la prose merveilleusement épurée ne prenne un gramme de gras pour autant. Jamais, peut-être, l’auteur septuagénaire de 37,2 le matin, qui continue de publier un roman par an, n’a aiguisé à ce point la musicalité et la scansion de ses dialogues, économes en ponctuation et en signes typographiques ; tant de qualités, parmi d’autres, qui font sa singularité et son talent.
Djian écrit cut. Première phrase des Inéquitables : « Mais il voulait qu’elle enlève ses mains, qu’elle cesse de le toucher, qu’elle s’écarte, disparaisse (…) Prends mon mouchoir, dit-elle ». S’agit-il d’une étreinte qui tourne mal ? Non, Marc saigne parce que Serge vient de le tabasser. Serge flirtait en boîte de nuit avec Diana, celle qui tend son mouchoir. Marc, le beau-frère de Diana, n’a pas supporté ce badinage. Depuis la mort de Patrick, le mari de Diana et le frère de Marc, ce dernier sert de chaperon à sa belle-sœur, une quinquagénaire rousse qui ballade un sexy assumé : « La plupart de leurs sorties se terminaient par des coups de poing dans la gueule, il y avait toujours un type qui la voulait, un type qui devenait fou après avoir posé le regard sur elle » Marc habite avec Diana à la manière d’un garde du corps, mais c’est souvent elle qui prend soin de lui. Elle est dentiste et remplace ses dents après les bagarres. Il partage sa maison située en bordure de l’océan, le décor de plusieurs romans de Philippe Djian, puisqu’habiter sur une frontière convient à des personnages au bord du gouffre.
Diana a tort de traîner avec Serge, soi-disant vendeur de piscines gonflables mais plus probablement flic. Quelques heures après le passage à tabac de la boîte de nuit, Marc continue de chercher les ennuis en ramassant à l’aube, sur la plage, de petits paquets de cocaïne jetés d’un bateau. La police n’est pas encore sur les lieux, si bien que Marc se les approprie avec l’intention de les vendre pour rembourser ses dettes de jeu. Serge ne tarde pas à mettre son nez dans l’affaire. Marc partage sa découverte avec Joël, le frère de Diana, pas net lui non plus, voire monstrueux : « Joël était en froid avec sa sœur – de façon récurrente et pour une raison qu’eux seuls connaissaient ». Vers la fin du texte, Diana dévoile à Marc le tort que Joël lui a causé. Elle le fait sous la forme privilégiée de Philippe Djian : l’écriture en les lignes, le sous-entendu, une frugalité qui confère au style sa subtilité. Jamais Diana n’a osé dénoncer son frère : « C’était autre chose que des amis, c’était compliqué, c’était la famille ». Les Inéquitables est une tragi-comédie familiale.
Or de la famille, terrain privilégié de Djian, on ne se sépare pas impunément. Pour cette raison, Marc supportait les « raclées » que lui administrait Patrick, son sanguin de frère aîné. Les Inéquitables ou le crash test permanent : il n’y en a pas un qui ne frappe l’autre ou qui ne s’autodétruise. Diana en est à sa troisième tentative de suicide. Elle s’est jetée sous un véhicule : « La voiture l’a heurtée de plein fouet, les roues arrière lui sont passées dessus. Marc faillit éclater de rire, c’était nerveux ». Le masochisme féminin, motif de l’œuvre de Philippe Djian, si présent dans Oh … et dans le film de Paul Verhoeven dont il est tiré, Elle, est de nouveau ici un carburant ; et les hommes ne sont pas en reste, ils s’abîment sans retenue.
Le préfixe « in » du titre, Les Inéquitables, ne fait-il pas songer au mot « infirmes » ?
Les pulsions sont le moteur des Inéquitables, où règne la sexualité. Ils ne pensent qu’à ça, surtout Marc, puceau à 33 ans et dont les érections surgissent inopportunément. Vous connaissiez Serge, Marc, Diana et Patrick, mort, allez savoir pourquoi, dans les bras de sa femme devant les caméras du monde entier. D’ailleurs, « l’image de Diana tenant Patrick avait déclenché des larmes jusqu’au fond des chaumières, cette pauvre femme éclaboussée du sang de son mari, ce visage de madone disgracié, cette beauté lugubre, blablabla ». Vous allez découvrir Brigitte et Charlotte, mariées respectivement à Joël et à Serge.
Brigitte a trente ans de moins que Joël, qu’elle excite mais qu’il ne touche plus, sauf au moment de la tuer. D’après lui, elle le méritait : « Elle m’a cassé le nez, reprit Joël. Elle m’a frappé avec un cendrier et elle m’a laissé me démerder. C’est un cauchemar (…) Je lui serrai la gorge quand elle m’a explosé la figure, d’accord ». Marc découvre le cadavre de Brigitte planqué par Joël derrière un canapé, comme le ferait un enfant avec un vase brisé. Pour compenser la chasteté conjugale, Joël couche avec Denise, une prostituée de son âge que Philippe Djian, peu avare en invraisemblances, dépose littéralement sur le chemin de son personnage : elle apparaît à la manière de Joséphine ange gardien.
Sensuelle en diable, Denise laisse glisser sa jupe au sol et l’enjambe « en gardant ses talons, comme si elle sortait de la coquille d’un œuf encore tiède » : l’écriture de Djian passe de l’ironie à la beauté d’une image dans laquelle n’entre aucun second degré. L’instant d’après, Denise devient grossière, mais Joël ne fait pas la différence. La nuit suivante, c’est pire encore, elle se venge de Joël et de sa goujaterie si masculine. Denise connaît son client sur le bout des doigts et sait de quelle façon le punir : les personnages des Inéquitables ont des intuitions de magiciens.
Quant à Charlotte, comme Diana et Brigitte, c’est une belle fille que Serge ne touche plus non plus, et à laquelle (allez encore savoir pourquoi), il manque une main. C’est une drôle de créature, excitante, tantôt naïve, tantôt maligne : « Charlotte fumait de l’herbe dans une pipe. Chez elle, le plus souvent, elle enlevait sa prothèse et faisait un nœud à la manche de son pull, elle déposait la main dans le tiroir d’un bureau dont elle gardait la clé ». Serge couche avec Diana, ce « demi-monstre» recousu de partout depuis sa tentative de suicide. Il y prend d‘autant plus de plaisir qu’il s’est « découvert un goût particulier pour les infirmes ». Le préfixe « in » du titre, Les Inéquitables, ne fait-il pas songer au mot « infirmes » ? Les inéquitables, ce sont les boiteux, ceux qui flanchent face à plus forts qu’eux. Dans un roman aussi peu moralisateur, inéquitables ne peut s’entendre au sens d’iniques.
Les Inéquitables, plus que ses autres romans, s’approche du théâtre de boulevard.
Les Inéquitables évoque aussi Impuretés ou Impardonnables, deux précédents romans de Philippe Djian. Que ce soit à travers leurs titres, les prénoms de leurs personnages ou leurs motifs, ses livres se font écho. Tous portent les codes du polar sans appartenir néanmoins pleinement à ce genre. Les Inéquitables, plus que ses autres romans, s’approche du théâtre de boulevard. À un rebondissement en succède un autre, et quand ce n’est pas l’un qui reçoit un coup sur la tête, c’est l’autre. Les personnages mentent, commettent des impairs, et se repentent quand il est trop tard. Plus on avance dans la lecture, plus on rit. Joël pleure après l’assassinat de sa femme dont il a balancé le corps lesté de fonte à la mer. Il regrette de ne pas lui avoir offert une sépulture et demande à tous ceux qu’ils croisent s’ils supporteraient, eux, de ne pas avoir de tombe. La réponse est non, Joël redouble de pleurs. Bien qu’à cela s’ajoutent des quiproquos, nous sommes loin de la comédie pure.
Les sentiments que Diana, Marc ou Joël étouffent pour avancer, remontent à la surface : « Le fossé était devenu si béant, si large, disait-il, il faudra bientôt un porte-voix pour se parler d’une rive à l’autre », remarque Joël à propos de sa relation avec Brigitte. Joël est à la fois immonde et sensible. L’incommunicabilité, Philippe Djian la traduit par des dialogues taillés à la serpe, aussi minimaux et cassés qu’omniprésents. Djian est l’écrivain qui vous réconcilie avec les dialogues si vous êtes échaudés par tant de romans qu’ils alourdissent. Il en va de même avec la psychologie : pour qui sait attendre, elle apparaît bel et bien.
Dans les entretiens qu’il accorde, l’auteur affirme sa croyance en la langue davantage qu’en l’histoire d’un roman. Du style se lève l’histoire, dans un second temps. Il appuie sa conviction en citant Céline et Raymond Carver, son écrivain préféré, dont la langue et non les péripéties dresse tout un monde, celui dans lequel il vit. Comme Carver, Philippe Djian, qui reconnaît en Virginie Despentes et Régis Jauffret ses pairs, souhaite regarder l’époque qui est la sienne, et non reconstituer un passé avec des phrases du passé. Ce tempérament explique en partie son attrait pour les séries américaines, qui collent au présent. Entre 2005 et 2008, il fut l’auteur d’une série de six romans baptisée Doggy Bag, écrite selon les codes et le rythme des séries télévisées.
Que capte de notre temps la langue des Inéquitables ? La solitude, l’agitation, et notre errance. Ces couples ne s’écoutent pas, ils se coupent, ils se cognent sans cesse. À quoi bon se confier si l’on n’est pas entendus ? Ils se croisent, ils baisent, Serge et Charlotte ont même une petite fille, mais aucune solidarité ne les lie. De là naît un comique de répétition qui se tient sur une ligne de crête et penche vers les ténèbres. Si le roman est émouvant, c’est que les bleus à l’âme tus par les personnages ne nous échappent pas. Ils les rangent sous le tapis mais n’ont pas le pouvoir de les effacer. Un duo parmi les trois que compte Les Inéquitables échappe à l’égoïsme : il s’agit de Marc et Diana. Ils ont chacun le souci de l’autre. Des deux, Marc est le plus fin. Il explique en creux à Diana l’importance du recul et du non-dit, si cher à Philippe Djian : « On dit souvent des choses qu’on ne pense pas. La plupart du temps, d’ailleurs ».
Philippe Djian, Les Inéquitables, Gallimard, 176 pages.
Cet article a été publié pour la première fois le 24 avril 2019 sur AOC.