Rediffusion

L’écriture à l’aventure dans une zone critique – à propos de Kiruna de Maylis de Kerangal

Journaliste

Maylis de Kerangal débarque de nuit à l’aéroport de Kiruna en Laponie suédoise, la ville porte le même nom que la mine – la plus grande au monde – qui la fait vivre. C’est le territoire qu’a choisit l’autrice pour un reportage littéraire dans lequel observations savantes et sensibles s’entre-nourrissent. Tour à tour artiste, ethnologue ou géographe, elle échafaude une œuvre originale qui, en combinant ces approches, permet de dresser un portrait en rhizomes de Kiruna. Un grand petit livre. Rediffusion du 15 mai 2019.

En avion, en voiture, à pied. Ce serait une idée, un peu abstraite, mais qui deviendrait le plus concret des voyages. Une expédition, des rencontres, une enquête – comme les ethnologues, les journalistes ou les détectives, mais avec un outil très particulier : la littérature. L’écriture pas seulement comme moyen, mais comme ressource.

« J’ai cherché une mine où aller. Une mine active, bruyante et peuplée – et non un bassin industriel désactivé, recyclé en patrimoine muséal… » Un jour, Maylis de Kerangal a conçu le projet de visiter la plus grande mine de fer du monde. Elle s’appelle Kiruna, comme la ville près de laquelle elle se situe, et qu’elle fait vivre, tout au Nord de la Suède. Avec un ou deux contacts en poche, l’écrivaine est partie. Ensuite…

Ensuite beaucoup de choses, qui aboutissent à ce petit livre à la couverture blanche semée de signes bleus, comme des cristaux de glace. Car la visite de Kiruna est une aventure. Pourtant il ne se produira rien de particulièrement spectaculaire, de particulièrement « romanesque ». Invitée dans le cadre d’une résidence d’artistes initiée par la Communauté d’agglomération de Béthune-Bruay, et intitulée « Mineurs d’un autre monde », l’écrivaine a préparé son voyage, plutôt comme une ethnographe, elle a regardé les cartes, exploré les photos aériennes disponibles sur Internet, lus les documents, pris rendez-vous avec un responsable. Mais, parce qu’elle est écrivaine, elle prête aussi attention à la beauté des formes, à l’esthétique des modèles numérisés, à des impressions subjectives.

Par exemple, à son arrivée en Laponie suédoise, elle rencontre Lars, le responsable de la communication de LKAB, la société qui exploite la mine. Lars est un contact, une source. Et c’est, aussi, un personnage. On ne dit pas que les chercheurs, géographes ou anthropologues, ne sont pas sensibles à la beauté des cartes ou à la qualité humaine de la rencontre avec un interlocuteur, mais d’ordinaire ils n’en font pas état dans leurs comptes-rendus d’enquête. Maylis de Kerangal, si. Car Kiruna, son livre, est très exactement ceci : un compte-rendu. Mais un compte-rendu de véritable écrivain, qui dit « je », et prend en charge aussi ce qui l’émeut, ce qui la trouble, ce qui la fait imaginer. Ses propres souvenirs ont droit d’existence tout autant que ceux des personnes qu’elle rencontre, ou ce que racontent les archives, les bâtiments, les lieux.

Il faut ici l’association des moyens de l’enquête et de l’écriture littéraire pour rendre compte de Kiruna, au moins l’approcher.

Ainsi conçu, le récit se trouve en parfaite connivence avec ce que raconte – il s’agit bien d’une narration – Kiruna. De ce mot lui-même, Kiruna, Maylis de Kerangal écrit : « ce n’est pas une ville mais un territoire ». « Territoire » est ici moins une définition qu’une formule (un peu magique, et poétique autant que scientifique) pour ouvrir aux multiples réseaux de relations qui peuvent se tisser à partir de cet endroit. Kiruna, c’est ça : un certain tissage de relations géologiques, économiques, historiques, émotionnelles, urbanistiques, mémorielles, sociales, imaginaires, technologiques. Il faut ici l’association des moyens de l’enquête et de l’écriture littéraire pour en rendre compte, au moins l’approcher. Il est clair que cela pourrait valoir pour un très grand nombre d’autres « territoires », chaque fois sans sa singularité.

Il existe un autre terme pour désigner ce que le livre met en évidence, un terme plus précis que « territoire » même s’il est chargé de sous-entendus qui peuvent le rendre délicat à employer. Ce terme est : zone critique. Mais zone critique au sens bien précis que lui donne les géographes et les sciences de la terre : cette fine pellicule où se concentre la vie terrestre, comprenant le sol et la basse ­atmosphère. Ou, plus précisément, à la suite des scientifiques mais de manière plus circonscrite, le sens que donne à cette expression Bruno Latour notamment dans son livre Où atterrir ? et dans la conférence performée Inside. Soit la possibilité de prendre en compte, de prendre en considération dirait Marielle Macé, les « attachements » de natures très variées qui construisent, et reconstruisent sans cesse, un espace qui est toujours minéral, végétal, animal, humain, politique, érotique, co-défini par la météo, les intérêts économiques, la nature des roches, les souvenirs des habitants… mais toujours de manière particulière.

La « zone critique » désigne la mince couche autour de la planète, quelques centaines de mètres au-dessus et quelques centaines de mètres en dessous, c’est ici surtout en-dessous que Maylis de Kerangal veut aller voir, « Sous la peau de la terre », comme elle intitule un de ses chapitres. Mais elle se retrouve dans plein d’autres endroits, dans la montagne, dans la mémoire, dans des projets d’architecture contemporaine, dans un gourbis puant de la fin du 19e siècle, dans le cortège des funérailles d’une cantinière au tempérament de feu qui s’appelait Anna Rebecka Hofstadt, dite « l’ourse noire », et dont l’Histoire, comme on dit, n’a pas retenu le nom. Elle a bien tort.

Il faut toute la patience modeste d’un chercheur de terrain et toute l’ambition assumée d’un artiste pour réagencer, phrase à phrase, cet écheveau vivant et extraordinairement multiple qui se peut nommer Kiruna.

Entrer, tous sens en éveil, dans cette zone critique, c’est bien autre chose que d’accumuler des notes, des images, des anecdotes, des informations. C’est se rendre sensible à des formes de circulation, où cette « surface » sous laquelle la voyageuse a voulu accéder grâce à un puits de mine en activité se révèle mener dans un très grand nombre de directions. On croise en chemin des projets industriels et un hôtel de luxe, une dame sami qui vend des bagues en os de renne et un chauffeur de taxi en colère, des rails dans la neige et des migrants venus d’Erythrée, deux supermarchés que sépare l’inégalité des conditions sociales. On écoute des histoires de géologie, d’urbanisme, de flèche déviée par la masse métallique à fleur de terre. On rencontre une église, une perdrix blanche et une foreuse de mine – c’est une femme, pas une machine, mais des machines, il y en a aussi, et de très impressionnantes. Il faut toute la patience modeste d’un chercheur de terrain et toute l’ambition assumée d’un artiste pour réagencer, phrase à phrase et court chapitre par court chapitre, cet écheveau vivant et extraordinairement multiple qui se peut nommer Kiruna.

« Vivant » n’est pas ici une figure de style, la mine bouge, elle mange l’espace, elle avance sous la ville qu’elle fait vivre. Dans un avenir proche, elle provoquera un effondrement massif, dont les premiers effets sont apparus. Il s’agit donc de déplacer la ville Kiruna, elle aussi va bouger — forme de vie urbaine singulière. La déplacer (en conservant de nombreux éléments) tout en la réinventant, à l’améliorant, mais qui décide ? Les dirigeants de l’entreprise ? Les élus locaux ? Les responsables politiques suédois ? Les habitants ? Qu’est qu’on garde, qu’est-ce qu’on ajoute ? Qu’est-ce qu’on abandonne au passé, et pourquoi ? La rentabilité économique, l’attachement sentimental, les symboliques diverses ont, dans cet endroit où il fait nuit six mois par an, le bon goût de beaucoup négocier, et ainsi de produire un tableau complexe et mouvant de ce qui fait un monde. Rien d’idyllique dans cette affaire, qui n’est pas du tout une utopie. Rien d’assigné à la catastrophe non plus : pas de tragédie ni de destin fatal, mais des mouvements divers, qui se recombinent, pas toujours pour le mieux, loin s’en faut, pas toujours pour le pire non plus. La vie, quoi.

Ce monde, on a compris qu’il n’est pas, loin s’en faut, peuplé que d’humains – mais des humains, il y en a aussi, et de fort divers. Certains sont nés là, d’autres y sont venus, parfois de loin (de France), parfois de très loin (du Congo). Un mot apparaît au fil des pages, à mesure que face à la surprise de l’enquêtrice – « vraiment, vous aimez vivre ici ? avec ce froid ? » – se déploient des réponses elles aussi singulières. Ce mot a aujourd’hui mauvaise réputation, et non sans raison : s’adapter. Mais il y a là des gens qui ne trouvent pas malheureux de s’être adaptés – au climat, à la langue, à un mode de vie très éloigné de celui avec lequel ils ou elles ont grandi. Ce que raconte à sa manière Kiruna tout en restant directement rattaché au lieu et à ce et ceux qui s’y trouvent, est bien en effet les possibilité d’une dynamique, ou de multiples dynamiques en partie contradictoire, mais trouvant comment s’associer et se combiner d’innombrables manières. Kiruna est le récit d’un biotope.

On peut dès lors s’étonner qu’un livre aussi inventif, qui plus est signé d’une auteure connue, ait si peu attiré l’attention depuis sa sortie au début de cette année. L’explication tient sans doute en partie à ce qu’il paraît chez une petite maison d’édition du Nord de la France, La Contre-allée, éditeur dépourvu de puissance de feu médiatique – mais pas de qualités pour ce qui est de fabriquer des livres, comme en atteste la qualité de l’objet. Cette regrettable discrétion doit probablement un peu aussi à l’accueil tiède du précédent livre de l’auteure, livre pourtant admirable d’ambition, de finesse et de précision, de cette écrivaine, Un monde à portée de main. Mais l’injuste manque de considération envers l’ouvrage s’explique aussi de ce que, contrairement aux œuvres les plus célébrées de Maylis de Kerangal (Corniche Kennedy, Construire un pont, Réparer les vivants), Kiruna n’associe pas à la description de situations réelles, richement nourries d’éléments factuels, voire techniques, des ressorts fictionnels sentimentaux, histoires d’amour et conflits entre des personnages inventés, ingrédients supposés indispensables au romanesque.

Or c’est exactement le contraire que prouve ici cette écriture habitée. Kiruna, endroit étonnant, n’est pas un décor – à la différence de la manière dont la cité lapone a été utilisée par d’autres romans (Horreur boréale et Tant que dure ta colère d’Åsa Larsson), par le film Rendez-vous à Kiruna d’Anna Novion avec Jean-Pierre Daroussin ou par la série franco-suédoise Jours polaires avec Leila Bekhti et Peter Stormare). Kiruna est même bien d’avantage qu’un personnage, un complexe vivant où trouve à se déployer la puissance d’association libre par le lecteur, à partir d’éléments réels et présentés comme tels, mais dans la richesse ouverte, mouvante, de leur mise en mots. Avec ce livre, Maylis de Kerangal n’a peut-être jamais autant été écrivaine.

Maylis de Kerangal, Kiruna, La Contre Allée, 160 pages.

Cet article a été publié pour la première fois le 15 mai 2019 sur AOC.


Jean-Michel Frodon

Journaliste, Critique de cinéma et professeur associé à Sciences Po