Un premier nouveau nouveau nouveau roman ? À propos de Rétine de Théo Casciani
La rentrée littéraire est d’abord une invitation au classement, dans les articles qui traditionnellement lui sont consacrés : pour le seul domaine du roman, on inventorie les fictions françaises et étrangères, on classe par tendances, thèmes, genres et sous-genres, on met à mal la pertinence des catégories pour rendre compte de la diversité d’une « production » que réunit avant tout une date, un rendez-vous éditorial conjoncturel – et souvent réjouissant, avouons-le. Parmi ces catégories, celle – pour le coup facile à cerner – de « premier roman » n’est pas la moins excitante à envisager, et même à (re)penser, si on se fie à l’indépassable suggestion perecquienne du Penser/Classer… C’est en tout cas ce qu’on se dit à la lecture de Rétine, le premier livre d’un jeune homme de 25 ans, Théo Casciani, dont un extrait était apparu déjà en juin 2018 dans la sélection dominicale d’AOC, sous le titre provisoire de « Pourpre ».
Rétine est un premier roman assez extraordinairement ambitieux, forcément imparfait, passionnant pourtant parce qu’il pose de façon originale la question – presque générationnelle – de ce que peut être le roman aujourd’hui, au regard d’autres pratiques qui fatalement le nourrissent et d’une certaine façon le contaminent, et dont ce qu’il est convenu d’appeler l’art contemporain exploite d’abondance les potentialités virtuelles, technologiques, numériques… Cette question est aussi, par ce fait même, celle des pouvoirs ou limites du roman devant le monde, une réalité problématique dont un jeune homme (ou une jeune femme) de notre temps se trouve d’une certaine manière séparé(e) par des régimes de représentation qui ont bouleversé en profondeur notre être-là, pour le dire ainsi.
Monde d’écrans et de musées, cyber et Skype, monde de mise en images systématique des mots, peut-être, et à coup sûr de détours face aux éléments premiers, ce qui reste de la nature et de l’humain, d’une certaine tactilité des corps – leur masse, leur lenteur parfois et la profondeur possible de leur beauté, opposée à l’infinie prolifération des surfaces, à la multiplication virale des miroirs du baroque réseau contemporain où chacun s’entoile, de plein gré. Rétine, dont l’auteur, étudiant à l’école d’art et de design bruxelloise de La Cambre, est lui-même impliqué dans des activités polyvalentes de création contemporaine, affronte ces questions… sans ciller, avec l’aplomb du premier roman, s’il faut en revenir à cette catégorie, et l’évident projet de réfléchir notre rapport – regard, écriture, création – au présent mouvant qui nous entoure.
L’intrigue, car il en reste une, consiste d’abord, pour l’essentiel, en la préparation par un jeune homme – double vraisemblable de l’auteur – d’une installation dont il a la charge en vue d’une vaste exposition rétrospective de « DGF » (comprendre : Dominique Gonzales-Foerster) au Japon, au musée préfectoral de Hyogo, dans la baie de Kobe. Le titre de cette exposition, « Rétine », s’affiche comme la mise en abyme – ou en scène, y compris sous la forme d’une maquette à échelle réduite dont le romancier s’amuse à détailler les salles – du projet d’écriture lui-même, la fine membrane rétinienne figurant « un lieu de transition du réel à la perception », un « espace d’interprétation des images et d’exercice du regard, (qui) fait office d’interface entre la lumière et la sensibilité, l’aspect et l’imagination. » Ce que dit l’écrivain de l’artiste vaut sans nul doute pour lui-même : il y voit « une façon de réfléchir à la vitre qui sépare d’ordinaire le spectateur de l’œuvre observée et d’envisager de nouvelles manières de faire écran. »
Faire écran ? Théo Casciani, on l’a compris, n’hésite pas à théoriser son propos, et on pourrait reprocher à sa prose parfois trop appliquée de surligner des dispositifs dont les cartels, pour ainsi dire, auraient gagné à quelque ellipse… Il n’empêche : il sait créer, en particulier dans la première moitié « japonaise » du livre, une forme assez singulière de suspense, en tout cas de tension dans le récit de la préparation par le jeune héros de la pièce « Visual Purple » que lui a confiée DGF pour son exposition à Kobe. On ne révélera pas ce qu’il en advient finalement, le jour du vernissage, pour signaler seulement la belle idée des cinq énormes blocs de glace pourpre installés au centre d’une salle où sont accrochés une centaine d’écrans : « cette mosaïque, explique le narrateur, tapisserait l’espace d’images puisées dans la banque visuelle que j’établissais depuis déjà plusieurs semaines, des apparitions numériques gouvernées par un algorithme virtuel afin que les seuls aléas d’internet président à leur défilement. Mais l’écoulement des images réagirait surtout aux variations de leur environnement et concorderait avec la fonte progressive de ces cinq volumes répartis dans la salle suivant un plan mûrement réfléchi. Le positionnement des prismes gelés visait en effet à définir des points de vue spécifiques sur chaque écran, à les parer d’un alliage de lumières zénithales venues par la verrière et d’éclairages artificiels et violacés, et surtout à recouvrir l’espace d’une mélasse étrange et colorée à mesure qu’ils se liquéfieraient. »
Le défi est bien ici de faire avancer quelque chose comme une histoire selon un procédé qui, fondé le plus souvent sur la description, consiste en une sorte de séquencement de lieux, de scènes, de moments agencés, prélevés dans le tissu du dehors et rapportés aux effets intérieurs, qui forment en définitive la membrane incertaine d’un récit dont le sujet – le je préservé d’une voix humaine, ou d’un regard – maintient l’unité, vaille que vaille, dans un univers de duplication infinie… Il y a donc encore du roman sous le dispositif, et même quelque chose comme une chronique, l’évocation du moins d’une communauté de personnages unis par le lien de l’art ou de la création : un musicien avec lequel se déploie une belle soirée de dérive onirique à Osaka, un jeune Allemand aux yeux vairons, une petite bande encore réunie dans un bar de Kyoto… et puis, plus loin, cette Japonaise de Berlin, Hitomi, un lien d’amour qui meurt à distance, dans des échanges par Skype énigmatiques, et qui doit pour vraiment s’achever retrouver, ne serait-ce que le temps d’un adieu, la réalité des corps. C’est vers elle que le livre bascule dans sa deuxième partie, berlinoise donc, dans un mouvement qui prolonge d’une autre façon la dynamique japonaise de l’intrigue première : il ne s’agit plus d’une exposition de DGF à installer, mais encore une fois du réel à ré-affronter, dans la rue ou sur des écrans, à l’occasion de la commémoration du trentième anniversaire de la chute du Mur… retourner l’Histoire, retrouver la foule ?
Le livre pose ces questions, n’y répond pas, cherche encore à construire un dispositif pour mettre en scène son doute même. Il y a de la fougue dans cet élan, et quelque chose qui dit encore une certaine universalité du sentiment – déchirure amoureuse, immémoriale esthétique des pleurs – pour s’échapper un peu de l’entre-soi qui menace ce roman où tout le monde est plasticien ou apprenti-esthète, où ne manque, dans une manière de répertoire disséminé, aucun des lieux institutionnels importants de l’art et du monde contemporain (les deux se confondant dans une sorte de cartographie effective du vrai pouvoir d’aujourd’hui). Théo Casciani semble ainsi être prisonnier parfois de son monde, mais résolu à raconter également ses ratages, avec l’énergie ambiguë de la jeunesse qui voudrait sortir de ses limites, fière pourtant d’afficher l’étendue de ses territoires. On aurait envie de l’encourager dans ce désir, en l’invitant à regarder aussi les gens qui traversent les images, les brouillent à leur façon et travaillent à leur révolution sans poser, en vivant seulement l’immédiat d’un possible chaos, dans l’espoir que quelque chose explose, telle une tempête soudaine sur un îlot japonais… Il semble qu’il y ait cet horizon-là, au bout du roman, dans la conscience qui cependant demeure d’un projet avant tout artistique, soucieux assurément de légitimité littéraire.
Il peut dès lors être tentant , même s’il y a là quelque artifice, d’inscrire Rétine dans une généalogie qui remonterait aux lointaines manières d’un Robbe-Grillet et son froid délire descriptif, au temps des postures premières du nouveau roman, érotisme compris, cérébralité incluse, sourire raide en sus : faisons semblant de liquider l’intrigue, et tout le roman avec elle, pour inventer des dispositifs synchrones avec leur époque (ce dernier point apparaissant d’évidence, si l’on accepte de relire de la sorte les années cinquante-soixante). Puis viendrait ce qu’on a appelé, assez furtivement, à la faveur surtout d’une commune maison d’édition, le « nouveau nouveau roman », dont la figure de proue fut au début des années quatre-vingt Jean-Philippe Toussaint, lequel n’est pas complètement étranger à l’univers de Théo Casciani : pas seulement par goût du Japon ou parce qu’il fraye comme lui avec le monde de l’art contemporain, mais aussi par un similaire souci de jouer – dans la narration elle-même – des effets de communication, transports, « simultanéisation » qui caractérisent un certain mode de fonctionnement des sociétés d’aujourd’hui, celles en tout cas qui en ont les moyens. À sa façon, on pourrait considérer que l’auteur de Rétine, installateur de fiction(s), connecteur de mots et d’images, inaugure une sorte de « nouveau nouveau nouveau roman » : une forme contemporaine qui reste respectueuse de la tradition qu’elle bouscule (le texte se clôt sur la métaphore, sagement poétique, d’un livre « refermé sur lui-même »), mais ouvre des perspectives à une œuvre qui puisse se penser, s’inventer au présent. C’est là une belle ambition.
Théo Casciani, Rétine, P.O.L, 284 pages