Cinéma

Il était plusieurs fois Tarantino – à propos de Once Upon a Time… in Hollywood

Professeur de littérature

Avec Once Upon a Time… in Hollywood, véritable manifeste cinématographique, Quentin Tarantino réaffirme ses positions d’auteur en multipliant les provocations à l’attention de la critique, et notamment à l’égard d’une certaine relation morale et politique à la fiction qui traverse les débats anglo-saxons depuis une trentaine d’années.

À chaque sortie d’un film de Tarantino ses polémiques. Celles-ci enflent de film en film, et se cristallisent en particulier autour de la manière dont s’articulent les questions politiques et esthétiques. On peut les expliquer par le double effet d’une politisation croissante du discours sur l’art (avec la montée en puissance des paradigmes analytiques des cultural studies) et d’une tendance des films de Quentin Tarantino à reprendre de manière polémique dans ses films les critiques qui lui sont faites.

Comme en témoignent les réactions extrêmement contrastées qu’il a suscitées, Once Upon a Time… in Hollywood n’échappe pas à une telle logique. Bien plus, tout semble indiquer que Quentin Tarantino a choisi de placer le débat avec la critique – et la réaffirmation de ses positions d’auteur – au cœur de cette nouvelle œuvre, non seulement parce qu’il choisit de la truffer de provocations (avec des scènes prêtant le flanc à des accusations de racisme, de sexisme, de masculinisme ou de « révisionnisme historique » pour reprendre une accusation qui avait été faite à Inglourious Basterds), mais aussi parce qu’il structure son film comme la mise en récit à travers l’histoire de ces conflits. Enfin, parce que, en quittant le pastiche de films de genre pour se centrer sur le monde du cinéma, il offre explicitement une vision du cinéma. En ce sens, c’est bien comme un manifeste qu’il faut voir Once Upon a Time… in Hollywood

Un cinéma de la sédimentation culturelle

Avant d’aborder son dernier film, on peut dire un mot de l’esthétique de Tarantino. Pourquoi son cinéma prête-t-il plus que d’autres le flanc à une polarisation des propos, entre politique et esthétique ? Parce qu’il propose un cinéma qui s’inscrit toujours dans une histoire (celle du cinéma et, de plus en plus, celle qui sert de soubassement à notre modernité), et qui choisit d’aborder cette histoire à travers la trace qu’elle a laissée dans notre imaginaire – autrement dit, parce qu’il explore non seulement les esthétiques du passé mais aussi l’idéologie dont ces esthétiques sont porteuses et la trace qu’elles ont laissée dans nos propres représentations. Un exemple : ce n’est pas l’Amérique du XIXe siècle que représente Django, mais sa reconstruction, au fil du temps, à travers la masse des westerns américains puis européens, mais aussi à travers la façon dont les communautés afro-américaines se sont réappropriées les conventions de la pop culture (dans la Blaxploitation, le funk, le hip hop).

De même, quand Tarantino s’inscrit dans une tradition générique (récit criminel, blaxploitation, film de sabre, western, film de guerre), il pastiche moins qu’il ne joue avec l’héritage des genres dans notre culture : le côté badass du cow-boy, la manière que l’on a à saisir les nazis comme les figures du Mal absolu, l’ambiguïté (héritée du cinéma d’exploitation des années 1970) de notre relation érotisée à certaines formes de féminité libérée, sont investis par ses films au même titre que les conventions narratives et stylistiques.

Tarantino produit des énoncés cinématographiques qui sont toujours superposés : il y a le temps du récit (qui peut être historique, comme dans Django ou Inglourious Basterds), il y a celui de l’histoire du cinéma (qui passe en particulier par la mise en relation du film avec un genre et une époque cinématographiques dominants – la blaxploitation pour Jackie Brown, le western spaghetti pour Les Huit salopards), il y a enfin le présent du spectateur et de l’auteur, qui regardent ces deux strates discursives comme historiques (et même parfois comme un peu kitsch pour la seconde), mais qui restent affectés par elles, parce qu’elles forment les soubassements de leur propre culture. Django apparaît à la fois comme un western sur l’esclavage et comme un film soul et funk ; il peut s’achever par un morceau de hip hop, parce qu’il évoque moins une époque historique que l’épaisseur d’une culture afro-américaine dont cette époque est l’une des sources essentielles.

C’est parce qu’il saisit le cinéma comme l’accumulation d’héritages sériels[1] (ceux du genre, mais aussi ceux des tics d’époque, des stéréotypes et des idéologèmes) que Tarantino peut en faire un objet cinématographique qui déborde l’espace de la cinéphilie pour toucher à la culture collective et aux imaginaires sociaux… y compris dans leurs formes embarrassantes : l’imaginaire grindhouse est certes un imaginaire sexiste, mais il reste une composante essentielle des formes d’empowerment contemporain sous-culturel des féministe badass et tatouées (c’est d’ailleurs ce que montre clairement la structure de Boulevard de la mort) ; et de même, quand Tarantino reprend les codes de la masculinité ostentatoire du cinéma des années 1970, il renvoie à la fois à une esthétique désuète du film de salles de quartier et à un imaginaire qui irrigue encore tout notre cinéma sensationnaliste.

On voit alors pourquoi le cinéma de Tarantino peut donner lieu à un débat sur sa relation aux valeurs qu’il manipule à travers ces conventions du cinéma sériel. Il prend à sa charge, en même temps que l’imaginaire et les codes de ces genres populaires passés, l’idéologie qui en est de manière inséparable un composant, parce que c’est l’unité globale de l’expérience esthétique et de sa valeur idéologique qui fait de l’expérience cinématographique une expérience culturelle au présent. Or il y a une évidente forme de provocation à procéder de la sorte, puisque cela revient pour Tarantino à assumer aussi, en même temps que la jouissance des films désuets, celle de l’idéologie qu’elle charrie – d’où l’embarras politique que certains peuvent ressentir devant son œuvre.

C’est ce qui explique par exemple qu’on ait pu reprocher à Inglourious Basterds d’être un film « révisionniste » : en reprenant les codes du film d’exploitation, avec ses tics (la façon de filmer la violence, l’usage de la musique) ou ses caractéristiques thématiques (la violence sadique, la masculinité ostentatoire, la vulgarité ou la relation désinvolte à l’histoire), le film semble se situer à la marge de l’histoire pour proposer une pure fantaisie fictionnelle sans relation à aucun événement historique particulier – et à cet égard, il ne prête guère le flanc à une telle accusation de révisionnisme.

Mais soudain, les personnages de cette fiction historique fantaisiste massacrent à coup de mitraillette et de feu purificateur l’ensemble des dignitaires nazis, produisant immédiatement la sidération joyeuse du spectateur. Or, la surprise qu’il ressent devant le massacre des dignitaires du nazisme (Hitler, Goebbels, Goering) tient précisément au fait qu’il découvre soudain que ce qu’il regardait comme un film de guerre, avec ses conventions, était aussi un film d’histoire, parce que même les codes de la nazisploitation prennent sens à partir du traumatisme de la Shoah (d’où leur sadisme et leur violence associés au nazisme comme signe de ce traumatisme persistant).

Nous découvrons qu’il y avait bien de l’Histoire derrière la fantaisie historique, mais que celle-ci se logeait dans ces imaginaires stéréotypés dans lesquels l’auteur piochait – d’où, à côté des films d’exploitation, la présence en note mineure de citations du Corbeau de Clouzot, de Metropolis, des films de propagande allemands ou du Magicien d’Oz : la trace de l’histoire restait présente, et notre jubilation finale – ou notre gêne – tient à la surprise que nous ressentons (et qu’orchestre la démesure de ce feu d’artifice final) face à cette rémanence de l’histoire que nous redécouvrons soudain au moment même où elle est niée.

D’Inglourious Basterds à Once Upon a Time… in America

Il n’est pas étonnant que la scène clé d’Inglourious Basterds soit explicitement citée dans un des nombreux pastiches que propose Once upon a Time… in Hollywood, autre film explicitement contrefactuel. Dans une séquence du film The 14 Fists of McCluskey, dans lequel l’acteur Rick Dalton (interprété par Leonardo di Caprio) tient le premier rôle, le personnage qu’il incarne profite de l’ouverture d’un vaste rideau (rappelant le rideau de cinéma) pour pénétrer dans la salle de QG où une série de hauts gradés allemands tiennent conseil, et carbonise au lance-flamme lesdits officiers, comme Shoshanna avait carbonisé l’Etat-Major allemand dans une salle de cinéma française.

La scène est d’autant plus savoureuse que, pastiche ici d’un film des années 1960, elle retrouve jusqu’au grain du film d’exploitation et convertit Inglourious Basterds lui-même en l’un des films qu’il pastichait. Il existe en effet un lien entre les structures des deux œuvres et leur façon d’articuler histoire et fiction. Le titre de ce nouveau film le laisse entendre, puisqu’il reprend, par-delà la référence à Sergio Leone, le carton d’ouverture d’Inglourious Basterds (« Once upon a time… in nazi-occupied France »), Once Upon a Time… in Hollywood affirme donc dès l’abord qu’il va dialoguer avec cet autre film.

Pourtant, il y a une série de points d’écart, fondamentaux, qui séparent Once Upon a Time… in Hollywood d’Inglourious Basterds et des autres œuvres de Tarantino. Si, en prenant pour objet un acteur, Rick Dalton, il est l’occasion de nombreux pastiches brefs des films de l’époque, il ne se présente pas en lui-même comme un dialogue avec les conventions d’un genre passé du cinéma populaire. En revanche, Tarantino explore abondamment la fabrique du cinéma – non seulement les tournages et les répétitions, mais aussi la vie privée et mondaine de ceux qui font les films.

La présence dans l’intrigue de personnalités du cinéma accroît encore cet effet : Sharon Tate, Polanski, Bruce Lee ou encore Steve McQueen ancrent dans l’Histoire du médium l’expérience cinématographique, quand les films précédents exploraient plus volontiers l’histoire des imaginaires fictionnels. En opposant dans la diégèse films fictifs (via le pastiche d’extraits ou d’affiches) et cadre réel du monde du cinéma (via les scènes de tournage et la narration de la vie privée des personnages), Tarantino produit un effet de réel global.

Et en situant cette intrigue-cadre dans l’univers de la production de séries et de films de second rayon qu’il apprécie, il semble nous inviter à lire son film comme un commentaire de sa relation au cinéma – à la fois à celui qu’il aime (le cinéma des années 1950 et 1960, qu’il cite abondamment ici) et à celui qu’il tourne puisque, dans une tradition artistique ancienne, on considère qu’une œuvre qui met en scène la question de la création invite son destinataire à l’interpréter comme un commentaire d’elle-même. Simplement, ici, le choix de Tarantino de situer son film dans l’univers de la production cinématographique, comme celui d’y intégrer une série de pastiches, est une invitation, pour le spectateur, à traquer la signification de ce discours sur le cinéma.

Le deuxième trait spécifique tient au choix de rapporter le film à un événement déterminé. Là où les autres films de Tarantino ne renvoyaient qu’à un cadre historique général, Once upon a Time suit une chronologie événementielle précise, empruntée à l’histoire du meurtre de Sharon Tate. Or, même s’il aborde l’histoire de biais, en voisin (Rick Dalton habite la maison qui jouxte la propriété de Polanski), le film fait du meurtre l’élément structurant sa trame narrative à travers toute une série d’indices (présentation du couple, vision fugace de Charles Manson, visite à la « family »…), qui conduisent naturellement le spectateur à envisager un terminus ad quem – la mort de Sharon Tate – déterminant par avance son appréhension du film et de la signification d’un grand nombre de scènes.

Ainsi l’œuvre semble annoncer un fatum tragique, d’autant plus important qu’il renvoie à un événement clé de la culture américaine. Et c’est là le troisième effet de réel produit. Les critiques et Tarantino lui-même dans ses nombreuses interviews l’ont abondamment répété : le meurtre de Sharon Tate est un moment charnière de l’histoire américaine, correspondant au basculement de l’innocence des années 1960 vers le désenchantement et la violence des années 1970. Mais, situé dans le monde du cinéma, le meurtre permet également d’en évoquer les transformations, glissant d’un âge classique d’Hollywood (celui de Rick et Cliff) vers le Nouvel Hollywood (auquel on peut rattacher Polanski). C’est ce que ne cessent de dire les interlocuteurs de Rick et de Cliff Booth, leur renvoyant une image de comédien usé et de cascadeur fini, côtoyés par un nouveau cinéma, prêt à les supplanter.

De fait, les nombreux extraits, affiches et publicités de films et de séries télévisées de ce monde en déclin, jouent systématiquement sur un vintage un peu kitsch, chargé du même ridicule attendrissant qui définit Rick Dalton dans le film. Car plus que jamais ici la cinéphilie de Tarantino est une cinéphilie du kitsch, mettant à distance de manière parodique les productions culturelles naïves et maladroites qu’il pastiche – séries télévisées cheap des années 1950, films d’action de second plan des années 1960, nanars italiens… même le choix du Matt Helm, imposé par la date du récit, mais connu pour être un démarquage loufoque et désinvolte des James Bond porte en lui cette kitscherie pop que Tarantino associe à ce cinéma qu’il revisite. Ici encore deux esthétiques s’opposent : celle, désuète, des films et séries cités, et le style virtuose de Tarantino qui définit avec une très grande précision le cadrage et l’enchaînement des plans, y compris d’ailleurs lorsqu’il s’agit de représenter le tournage des séries télévisées, dans des mouvements de caméra qui glissent imperceptiblement de la représentation du cadre (avec techniciens et câbles dans le champ) à celle du récit filmé (avec champ et contrechamp entre les personnages s’affrontant).

A partir de cette opposition entre deux manières de filmer correspondant à deux univers et deux époques, on peut mieux comprendre la signification du film. Elle repose sur la structure enchevêtrée de l’Histoire (la mort annoncée de Sharon Tate) et de la fiction (le déclin tragicomique du couple de l’acteur et du cascadeur), qui s’articulent pour conduire inéluctablement à une même conclusion, correspondant à une rupture historique – celle de la perte d’une innocence à la fois culturelle et cinématographique. C’est ce sens annoncé et patiemment tissé par l’auteur que la conclusion du film fait voler en éclats au moment où Cliff réduit littéralement en bouillie les assaillants de Sharon Tate d’une manière qui fait basculer le ton du film dans le slapstick (mais à un slapstick qu’on croirait emprunté aux meilleures heures du cinéma gore comique).

Alors que la tension montait depuis l’annonce du dernier chapitre, que le narrateur égrainait les événement devant conduire à l’inévitable dénouement, alors que les mouvements de la bande autour de la maison produisait une tension narrative croissante, invitant le lecteur à anticiper la suite et à s’interroger sur ses modalités (Tarantino allait-il ajouter Rick et Cliff à la liste des victimes ?), la surprise, pour le spectateur non averti est totale, et elle vaut pour inversion carnavalesque – ce qu’expriment d’ailleurs les rires dans la salle manifestant la décharge de tension accumulée.

Comme le gore, dans l’esthétique duquel elle s’inscrit, l’extrême violence vaut pour transgression joyeuse des bienséances. Ici, ces bienséances que Tarantino piétine, comme Cliff piétine le visage de Tex jusqu’à en faire craquer les os, sont celles qui supposent, pour une fiction, de respecter dans ses grandes lignes l’intégrité des événements historiques qu’elle prend pour toile de fond. Une telle convention produit des attentes chez le spectateur, d’autant plus quand, comme ici, l’événement est récent et familier du public, qu’il a été décrit comme un épisode-clé de l’histoire culturelle américaine, et qu’il peut être considéré comme un des grands faits-divers traumatiques du cinéma lui-même.

On voit comment le procédé amplifie à tous égards celui qui avait été employé dans Inglourious Basterds. Et l’on ne peut s’empêcher de penser que la provocation fonctionne comme une surenchère : le geste délirant de tuer Hitler avait donné lieu à des polémiques ? Qu’à cela ne tienne, l’auteur s’en prend alors directement à un événement précis de l’histoire du cinéma et de l’histoire culturelle américaine.

Le cinéma face aux transformation de la critique

Reste à comprendre le sens de ce geste répété, et même intensifié, de transgression des conventions de partage entre logiques fictionnelles et factuelles. S’agit-il simplement, comme on l’a dit parfois pour Inglourious Basterds, d’affirmer le triomphe du cinéma, sa liberté de création ? Sans doute en partie. Mais la forme provocatrice privilégiée ici laisse à penser que Tarantino n’en reste pas à une célébration lénifiante des pouvoirs de la fiction contre les douleurs de la mémoire. En revanche, la scène finale de Once Upon a Time affirme le pouvoir subversif du cinéma face au réel. Celui-ci introduit en effet toujours de la fiction dans l’univers historique qu’il investit, et c’est dans cette dynamique qu’il produit du sens, puisque celui-ci se situe toujours dans l’écart par rapport à la reproduction. C’est donc bien le pouvoir du cinéma que de s’écarter de toute fidélité pour offrir un discours, par la fiction, sur l’histoire et le monde contemporain. Et ce pouvoir, Tarantino le met en scène comme une bravade, à travers le bouleversement brutal d’une structure narrative et historique installée, comme pour produire un choc interprétatif.

Or, ce choix de la provocation témoigne qu’il ne s’agit pas seulement de défendre une forme de bovarysme contre le réel (le cinéma serait ce qui conjure le réel, ce qui soigne les douleurs de l’histoire). L’ironie et la forme de violence subversive qu’elle adopte, est trop forte ici pour qu’on puisse se contenter de cette seule lecture. S’il y a provocation, c’est à l’égard d’une certaine relation morale et politique à la fiction au cœur des débats anglo-saxons depuis une trentaine d’années. C’est en effet cette question qui nourrit les positions des cultural studies (tout particulièrement dans leurs formes américaines), lesquelles saisissent les productions artistiques comme les expressions situées des conflits de pouvoir (de classe, de race, de genre et plus largement de groupes) qui traversent la société.

Toute l’œuvre de Tarantino dialogue constamment avec ces questionnements, suivant des modalités qui montrent qu’il les reproblématise de manière polémique : jouant sans cesse avec les stéréotypes du cinéma d’exploitation, il en manipule aussi l’impensé idéologique sur la race, les femmes, la masculinité ou une certaine conception de la violence. Il le fait en pleine conscience, en reprenant ces codes du genre ou en en inversant le propos (d’une manière qui n’est d’ailleurs pas étrangère avec ces stratégies d’empowerment caractéristiques du cinéma de blaxploitation ou plus largement du cinéma d’exploitation… comme l’ont précisément montré les cultural studies). Ici encore, Tarantino dialogue, à partir de sa position d’auteur actuel parfaitement conscient des débats de son époque, avec l’épaisseur sérielle des fictions de genre qu’il mobilise et avec les stéréotypes qu’elles charrient avec elles. C’est ce qui rend d’ailleurs son propos ambigu : adhère-t-il aux imaginaires associés aux genres qu’il revisite, ou les observe-t-il avec la distance ironique qui en désactive la portée ?

On a pu montrer l’ambiguïté de son propos lorsqu’il s’agit d’évoquer la masculinité ou une féminité guerrière érotisée par le regard masculin. Mais le jeu de citation rend difficile de déterminer la position de l’auteur par rapport aux codes – et elle se situe probablement entre un intérêt authentique pour le système cinématographique global que représentent ces genres (au croisement des codes formels et de leur signification idéologique) et leur déconstruction ironique exploitant l’écart qui sépare ces formes passées de leur réception contemporaine.

C’est la même question qui se pose dans le choix que fait fréquemment l’auteur de mettre dans la bouche de ses personnages des propos reflétant les représentations du temps, mais difficilement acceptables aujourd’hui. Lorsque les personnages parlent des Italiens ou des Mexicains, ou quand ils s’en prennent à ces « putains de hippies », il est clair que Tarantino cherche à provoquer le rire de spectateurs en décalage avec ces valeurs surannées. Et en même temps, son propos s’inscrit dans un imaginaire de la masculinité trop présent dans son œuvre pour ne pas manifester aussi la fascination qu’il suscite chez l’auteur (au moins à travers les genres cinématographiques qui le mobilisent).

Ici, ces discours s’inscrivent dans une économie des valeurs structurant la narration et la mise en monde significativement définie ici en termes de genres : aux hommes le monde d’avant la contreculture, aux femmes (plus jeunes) celui de la libération des mœurs et de l’utopie hippie. Ces deux mondes se croisent peu – à trois reprises en réalité : une première fois dans l’habitacle de la voiture de Cliff, le cascadeur, quand celui-ci embarque une autostoppeuse ; une deuxième fois (à la suite de la première scène) quand Cliff fait la rencontre de la « family », au Ranch Spahn ; et une troisième fois, lors du dénouement final, quand Cliff, puis Rick, règlent leurs comptes aux trois envahisseurs, empêchant sans le savoir le meurtre de Sharon Tate.

La première rencontre fait suite à des scènes de séduction à distance, mais elle se trouve court-circuitée lorsque Cliff refuse la fellation que lui propose la jeune hippie, affirmant qu’il ne voudrait pas finir ses jours en prison pour avoir couché avec une mineure. L’allusion à metoo et à l’affaire Weinstein, contemporaine du tournage, est ici transparente. Elle doit se lire alors comme l’expression de la menace que fait peser cette nouvelle génération critique sur le modèle masculin (patriarcal) de cette ancienne génération. Tarantino lui-même semble d’ailleurs inviter à ce type de lecture lorsqu’il répète régulièrement dans les interviews accompagnant la sortie de son film qu’une partie de son cinéma ne serait plus possible depuis l’affaire Weinstein.

D’autres liens sont tracés dans le film avec l’actualité des débats publics américains depuis metoo et plus largement les modes de lecture qu’imposent les cultural studies : le soupçon qui pèse sur Cliff d’avoir tué sa femme (comme d’ailleurs l’explosion de violence finale envers les personnages féminins) entre en résonance avec les réflexions sur la violence masculine et les féminicides, les discours sur les Mexicains ou les Polonais, ou l’affrontement de Cliff avec Bruce Lee, jouent, par le biais de la distance temporelle, sur la mise en évidence des stéréotypes de race. Plus généralement, l’agacement croissant des personnages à l’égard des hippies est une manière de construire un système d’oppositions entre un monde conservateur d’hommes et celui (féminin) qui le met en cause (comme lorsque les hippies s’en prennent aux « flics » ou à la télévision de leurs parents). Enfin, et peut-être surtout, le fait-divers privilégié n’est pas anodin, puisqu’il tourne autour du personnage de Polanski, lui-même pris depuis dans des années dans un scandale de viol dont les événements de metoo ont régulièrement rappelé les détails.

Conflit des valeurs et esthétique kitsch

Grossièrement, on pourrait donc dire qu’à travers les deux mondes mis en scène dans Once upon a Time, s’opposent un monde patriarcal en crise (celui des westerns et des films d’action) et un univers progressiste et féminin (annonçant celui de metoo et des cultural studies) avec lequel aucun échange (autre que violent) n’est possible. Et ici encore, c’est Cliff, le cascadeur, vrai homme qui ne joue pas contrairement à Rick (c’est ce que dit de lui la jeune autostoppeuse) qui l’exprime en massacrant pêle-mêle les hippies, Bruce Lee, sa femme sans doute… Il le fait au nom du système imaginaire de ces séries télévisées et de ce cinéma un peu désuets dans lesquels il a tourné, et qui constituent l’univers référentiel du cinéaste.

Cela ne signifie pas cependant que ses valeurs correspondent à celles de Tarantino, puisque celui-ci porte en permanence un regard ironique sur ses personnages et sur l’univers télévisuel et cinématographique qui leur est associé. C’est même ce regard ironique et attendri qui rend son propos ambigu, puisqu’il se situe toujours dans une position de distance sympathique – celle qu’on associe généralement, depuis les écrits fondateurs de Fredric Jameson et de Linda Hutcheon, à la parodie postmoderne. De fait, s’il existe une cohérence entre le traitement des stéréotypes de films de genre et les valeurs mainstream qu’ils véhiculent (masculinité, esprit hardboiled, refus de l’intellectualisme, héroïsme middleclass typique de l’american way of life), les uns et les autres sont saisis par Tarantino comme des objets à la fois séduisants et ridicules.

Leur ridicule tient à la désuétude de leur style et de leurs stéréotypes, qui font que l’adhésion sérielle qui faisait à l’origine leur efficacité ne fonctionne plus : si les séries B western ou les eurospy de second rayon ne produisent plus le même suspens qu’à l’époque, c’est qu’ils ne sont plus soutenues par le réseau intertextuel qui leur donnait leur efficacité. Ne reste alors que le ridicule du style : les roulements d’yeux, les effets musicaux appuyés, les répliques attendues. Mais leur séduction malgré tout tient au fait qu’on entrevoit l’efficacité spectaculaire qui était la leur – mais au passé – et le plaisir qu’ils procurent est porté par l’attachement nostalgique qui leur est associé : leur simplicité désuète entre en résonance avec nos souvenirs de consommation naïve (enfantine, adolescente) de la fiction. C’est en cela qu’il y a un effet kitsch.

Dans le plaisir du kitsch on ressent la séduction de l’œuvre sous les modalités de la perte, comme quelque chose qui ne fonctionne plus mais dont on sent qu’elle fonctionnait autrefois. Le kitsch engage une esthétique ironique, mettant en jeu à la fois l’émotion et une forme de distance par rapport à celle-ci, souvent teintée de nostalgie : on ne peut plus jouir de la chose, seulement considérer cette jouissance, mais on peut éprouver l’émotion procurée par le souvenir de cette jouissance. Loin d’être une forme dégradée de plaisir, le kitsch en est une expression complexe, qui met bien souvent en jeu l’intimité du spectateur, sa relation à sa propre mémoire et à son âge – autrement dit à cette épaisseur temporelle dont Tarantino fait la matière de son cinéma en général et qui fournit la structure de signification de son dernier film.

C’est bien dans une telle esthétique du kitsch que s’inscrit la relation de Tarantino aux films de second rayon qu’il convoque abondamment. Autrement dit, il exprime une forme de fascination pour ce monde perdu, mais à distance, teintée d’ironie, précisément parce que ce monde est désuet. Le destin de Rick, toujours plus ridicule dans les films qu’il tourne comme dans son corps épaissi, est une autre expression, physique cette fois, de ce déclin du système qu’il incarne. Il ne reste plus que la nostalgie pour ce type de films et ce monde dépassé, comme sont dépassées les valeurs qu’ils charrient, celles que ressassent Rick et Cliff, maugréant contre ces « putains de hippies ». Mais derrière leur réaction, on entend aussi celle d’un Tarantino qui semble évoquer l’impossibilité pour lui de manipuler ces héritages esthétiques et idéologiques dans ses films. C’est ce qu’il cherche à démontrer par ses provocations, en programmant consciemment les réactions épidermiques qu’elles ont suscitées dans la critique.

Il confirme ainsi, dans l’espace médiatique et intellectuel, l’existence d’un autre tournant esthétique, contemporain cette fois, qu’on devine derrière celui évoqué dans le film : celui d’un cinéma qui s’éteint une seconde fois, parce qu’il ne peut plus même être évoqué sur un mode ironique et distancié. Si Tarantino revendique la possibilité d’un cinéma ambigu qui revisiterait à la fois les formes passées et leur idéologie, il semble indiquer que cette position n’est plus tout à fait tenable. Son film en fait la démonstration : en réagissant de manière attendue à ces provocations du cinéaste, les critiques ont placé Tarantino dans la position de Cliff, celle d’un homme issu d’un monde déjà anachronique.

Mais voici que ce même Cliff, défoncé au LSD, fait bifurquer brutalement le récit. Il explose la tête de ces hippies qui s’apprêtaient à mettre fin à son monde un peu ringard avant que Rick achève son œuvre par le feu, exactement comme son personnage l’avait fait dans The 14 Fists of McCluskey, un de ces vieux films machistes, défraîchis et jouissifs. Et cette violence carthartique produit un plaisir d’autant plus fort chez le spectateur qu’elle décharge la tension du film et rompt avec la tragédie annoncée. Mais le plaisir tient aussi au fait que, pour la première fois, l’intrigue principale se met à emprunter son esthétique à la série B. La violence gore et irréaliste a pour seul référent possible les films de fiction horrifiques (les têtes explosent, les os sont broyés, les testicules sont déchiquetés avec un bruit de craquements) et ce, jusque dans la scène de la piscine qui rejoue les finales des films d’horreur grand-guignolesques avec méchants n’en finissant pas d’agoniser (on songe par exemple à la mort du fils monstrueux dans le Phenomena d’Argento). Tout se passe comme si ce cinéma kitsch refusait finalement de mourir, et envahissait esthétiquement l’univers de la fiction en tabassant tout le monde et en renversant les meubles.

Mais loin de produire du chaos, cette violence sacrificielle permet la réconciliation finale. C’est du moins ce que semble imaginer la dernière scène du film, apaisée. Sharon Tate invite Rick Dalton à se joindre à elle et à ses amis. Les grilles de la propriété Polanski s’ouvrent, la caméra franchit, dans un élégant mouvement de travelling surplombant la scène. Pour la première fois, le cinéma ringard de Rick Dalton peut rencontrer le Nouvel Hollywood de Polanski. Or la rencontre des deux mondes semble dessiner un espace utopique dans lequel le cinéma d’auteur et l’imaginaire et l’esthétique de la pop culture se fécondent mutuellement. Ce cinéma, c’est bien sûr celui de Quentin Tarantino. Mais si on ne fait que l’entrevoir à travers une esquisse contrefactuelle, c’est sans doute aussi parce que Tarantino prétend conjurer magiquement le risque qu’il évoque ici de marginalisation de son propre cinéma, n’envisageant son prolongement que sous cette forme utopique.


[1] Nous prenons le mot sériel au sens large : non seulement celui des séries à personnages récurrents, mais des productions sollicitant explicitement les conventions d’une série dans laquelle elles s’inscrivent : films de genre, œuvres liées à des réseaux de production contraignants, etc.

Matthieu Letourneux

Professeur de littérature, Université Paris Nanterre

Rayonnages

CultureCinéma

Notes

[1] Nous prenons le mot sériel au sens large : non seulement celui des séries à personnages récurrents, mais des productions sollicitant explicitement les conventions d’une série dans laquelle elles s’inscrivent : films de genre, œuvres liées à des réseaux de production contraignants, etc.