Littérature

Une éducation de carabin – à propos de Quand la parole attend la nuit de Patrick Autréaux

Journaliste

Avec Quand la parole attend la nuit, Patrick Autréaux explore, de manière romanesque cette fois, un chapitre antérieur de sa biographie : ses années de formation médicale. S’éclaire ainsi l’inclination poétique d’une œuvre singulière où l’intime et l’universel se conjuguent laissant le silence s’instiller dans l’aérienne musique des mots.

«Il serait heureux que puisse ici s’écrire un roman d’apprentissage ou que Solal prenne les traits juvéniles des héros de quelque saga initiatique, ceux d’un jeune homme enfin prêt à participer au salut de l’humanité souffrante. » Voici le vœu formulé en cours de roman par le narrateur de Quand la parole attend la nuit, alors que son personnage principal, Solal – on entend « seul » dans Solal, la solitude étant dans cette histoire d’une importance cruciale –, est loin d’avoir épuisé toutes les découvertes sur lui-même et sur les autres. Il est permis de s’interroger sur ce conditionnel et sur ce vœu, comme si le projet de ce nouveau livre de Patrick Autréaux avait un but aléatoire, comme si le récit en cours pouvait se perdre.

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Certes, c’est le lot des œuvres relevant vraiment de la littérature : non de prospérer sur les rails d’un savoir-faire, mais d’avancer à l’aveugle, avec l’espoir que le matériau jaillissant façonne un tout cohérent, dont les contours se révèlent au fur et à mesure de l’écriture. Les lignes qui suivent la précédente citation apportent cependant des précisions : « Les études de médecine, en général, ne sont guère que des initiations de pacotille. S’il y demeure des reliquats rituels, que s’y inventent des postures, si surnagent des codes qu’on peut intégrer et tout un folklore que certains aiment à cultiver, c’est à une pensée pauvre en symboles et peu perméables à l’imaginaire qu’elles restreignent ». Il est loin en effet le temps où médecine et philosophie étaient, disait Démocrite, des disciplines sœurs.

Solal est donc étudiant en médecine. Et ce que Quand la parole… dessine, c’est le parcours suivi par le jeune homme le faisant atteindre à une forme de liberté, qui transforme – ou, pourrait-on dire : humanise, si le terme n’était galvaudé – son rapport aux patients. Trajectoire chaotique, composite qui se retrouve dans la construction même du récit, bien que chronologique. Le narrateur le reconnaît : il s’agit d’« une histoire en morceaux », le terme apparaît dans les dernières pages. Pourtant la mosaïque n’est pas éclatée. Elle forme un bloc unique, solidaire, dont la trame se laisse voir.

Les noms de l’anatomie ont aussi leur poésie, et rappelle que les corps exultants, souffrants, ou mourants relèvent d’un continuum.

Les exergues confirment le parcours aventureux. Parmi elles, cette citation de Pétrone, dans le Satyricon : « Nulle torche pour nous éclairer pour découvrir la route à nos pas incertains ». Patrick Autréaux a aussi noté ce vers du poète Jean Sénac : « Mais vient quelqu’un soigne le fil refait notre visage grand ». Tout le livre semble contenu dans ces mots : la question du soin, le « fil » qui atteste de l’unité d’une personne en même temps qu’il la relie à la communauté des humains, constituant un au-delà de soi ou « notre visage grand ». Poursuivons avec Jean Sénac, homme multiple, chrétien, engagé auprès du FLN (l’exergue est extraite d’un recueil intitulé Pour une terre possible), retrouvé tué chez lui à Alger en 1973, et homosexuel, ce qui le fit écrire : « Ce pauvre corps aussi veut sa libération ».

La libération sexuelle de Solal passe par Simon, étudiant en médecine comme lui. La première grande passion érotique de Solal, lui qui a appris le corps des hommes dans une encyclopédie dont un tome portait sur la sexualité et ses « pratiques déviantes ». Elle ouvre sur « un temps qui n’était pas suspendu mais étiré au bout d’une langue et de lèvres, tout à goûter la nacre des dents, la moiteur d’une bouche et ce qu’elle ouvrait de refuge où dérouler les excroissances de sa fantaisie et se laisser vibrer à quatre mains et yeux fermés, où se mettre à léviter sur un tapis de semence et de salive ».

Cette exaltation des corps est immédiatement suivie par un chapitre où les jeunes carabins se livrent à leurs premières dissections, dans des vapeurs de décomposition et d’eau de Javel. Ce rapprochement est frappant, d’autant que les noms de l’anatomie ont aussi leur poésie, et rappelle que les corps exultants, souffrants, ou mourants relèvent d’un continuum – c’est le « fil » qui court…

La relation avec Simon, qui avait en germe sa fin future, une séparation difficile, en appelait sans doute une autre, plus sereine, plus ouverte, mais sans sexe : avec une jeune femme, Lou, elle aussi sur les bancs de la faculté de médecine. De Simon à Lou, Solal apprend la nécessité, y compris à deux, de sauvegarder sa propre solitude et aussi le courage de la vérité. Ces rencontres sont déterminantes, fondatrices. Deux amours impossibles, deux étapes dans son évolution, l’une brûlante, l’autre réconciliatrice, qui en lui ne se referment pas promptement et l’amènent vers ce que le narrateur nomme « la nouvelle vie ».

Mais, arrivé à ce stade (les cinquante premières pages), un tel compte rendu manque déjà beaucoup de choses. L’écriture de Patrick Autréaux ne trace pas aussi vite. Elle prospecte, se déploie en rhizome, en correspondances, porte à la fois un récit et son commentaire, ou sa morale. Elle laisse sa chance à ce qui se développe, y compris à l’insu de son personnage : « Combien de possibles forment une même vie ? Et combien de digressions pour le vaste houppier de l’être qui devient ce qu’il peut être ? » Le lien est fait, par exemple, entre le début de la relation de Solal avec Simon, se repliant sur leur passion hors du monde, et le moment où cela se passe, lors de la chute du mur de Berlin, entraînant ce qu’on a appelé « la fin de l’Histoire », cette « douceâtre illusion, qui tient […] du roman d’anticipation ».

Il faudrait aussi parler de la mésentente durable et destructrice des parents de Solal. Et du recueil de poèmes qu’il a publié durant sa deuxième année de médecine, dont il paraît ensuite se détacher au cours de ses études, tandis que ces poèmes de l’enfance de l’écriture irrigue Quand la parole attend la nuit, parfois explicitement (quelques-uns sont cités in extenso), souvent souterrainement.

L’art de la médecine pour Patrick Autréaux, relève de l’art d’être au monde.

« La nouvelle vie » – fruit de bouleversements intimes plus que de tout autre chose – c’est dans les salles d’urgence que Solal va l’expérimenter, plus particulièrement dans des services de psychiatrie, spécialité qu’il a choisie parce qu’« à la jonction de ce qu’il avait appris du corps et de son aspiration à penser le tout des personnes ». Le narrateur en livre quelques épisodes. Sans être spectaculaires, ils sont charnières dans la formation de Solal. Celui-ci apprend aussi l’engagement, non déclaratif mais discret, effectif, qui tient en des gestes d’humanité contre les mesures d’économie exigées par les grands chefs de service, conséquences des restrictions budgétaires. Solal fait aussi le constat que ce qu’il considérait au début de ses études comme un « préambule » à la médecine en est « le cœur même, l’archéologie peut-être : interroger, regarder, ausculter, palper… »

Cependant, l’hôpital est loin de tout enseigner de la médecine. Par exemple, Solal est parvenu à se défaire de l’état hautement recommandé dans la profession de « neutralité bienveillante » et de « distance thérapeutique » – prolongement du masque « marmoréen » cachant les émotions et les « petites hontes » –, grâce à « des voyages, des larmes, des deuils, des amours déçues, mais aussi l’émotion d’un certain matin d’été, où la réalité des livres étaient devenue très proche et attirante comme un petit serpent qu’on voit zigzaguer dans le lit d’un ruisseau ». Il est long le chemin pour se délester « de toutes ces choses sur soi, qu’on croit dur comme fer »… Mieux encore, il finit par se reconnaître dans les patients – qualifiés pourtant de « fous » par l’institution – qui arrivent devant lui. C’est qu’ils traversent la même « zone turbulente, instable » que celle qu’il a connue face à Simon ou à sa mère. Plus largement, « de son enfance à cet hôpital où il est interne, [Solal] sait qu’il y a un fil tendu, où jouer au funambule et qui lui permet d’être autrement présent à ceux qu’il espère soigner ».

En réalité, Quand la parole attend la nuit ne cesse d’excéder le sujet auquel on aurait tort de vouloir le contenir. Reprenons le souhait avec lequel nous ouvrions : « Il serait heureux que puisse ici s’écrire un roman d’apprentissage ». Le vœu est amplement exaucé. Mais l’apprentissage dont il est question est bien plus vaste que celui de devenir un praticien. L’art de la médecine pour Patrick Autréaux, qui fut lui-même psychiatre urgentiste avant de cesser d’exercer, relève de l’art d’être au monde ou, pour reprendre un de ses termes, d’être au « cosmos ».

Tout en unifiant l’âme et le corps, l’auteur renoue à distance et à sa manière avec une conception de la médecine plus proche de celle de Démocrite que de celle, technicienne, d’aujourd’hui, suivant un matérialisme non étroit, sensible au secret et à l’invisible qui traverse les hommes. C’est exprimé ici sans ambiguïté, à propos de Solal : « peut-être comprenait-il qu’il faisait autre chose qu’un simple métier, si noble soit-il, qu’il participait à une activité organisée par aucune instance transcendantale mais qui débordait l’individu qu’il était ».

Avec Quand la parole attend la nuit, Patrick Autréaux offre un nouvel axe à son travail en cours. Ses premiers livres, tels Dans la vallée des larmes ou Se Survivre étaient marqués par la proximité de la mort, lui qui a dû se battre contre un cancer ne lui laissant a priori que peu de chances. Dans son avant-dernier ouvrage, La Voix écrite (Verdier, 2017), il déployait sa réflexion à propos des contrecoups que la maladie avait eus sur son écriture et sa nécessité.

Avec ce nouveau livre, et même si celui-ci a une dimension romanesque, Patrick Autréaux explore un chapitre antérieur de sa biographie, qui forme les soubassements de ses livres précédents, et éclaire y compris son inclination poétique. Nous avons la chance que cette œuvre très singulière, où l’intime et l’universel se conjuguent comme rarement, où le silence s’instille dans l’aérienne musique des mots, se développe sous nos yeux. Il serait dommage de ne pas s’en saisir.

 

Patrick Autréaux, Quand la parole attend la nuit, Verdier, 174 p.


Christophe Kantcheff

Journaliste, Critique

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