Une chimère d’aujourd’hui – à propos de Chimère d’Emmanuelle Pireyre
Est-ce un roman ? On a beau chercher, sur la couverture ou la page de garde, on ne trouve aucune mention de genre pour caractériser le nouveau livre d’Emmanuelle Pireyre, et on se dit du coup que le titre en définit peut-être la nature, une nature d’ailleurs volontiers « transgenre » : Chimère. Chimère est en effet une chimère, au sens premier : un rêve hybride et très drôle, qui se souvient lointainement de fantasmagories mythologiques pour faire vivre une fiction ultra-contemporaine, qui mixe science et nature, littérature et journalisme, documentaire et imagination.
Avec l’espèce d’effervescence qui la caractérise, Emmanuelle Pireyre traverse et relie de la sorte des mondes et des pratiques qui sans doute ne feront pas éclater les limites de la littérature, mais interroge ses frontières présentes, y compris dans sa manière de la mettre en place, ou en scène : Chimère, avant donc d’être ce livre au « format papier », a été un projet décliné sous des formes diverses, dont une performance avec vidéo et musique, développée dès 2016 au Théâtre de Saint-Quentin en Yvelines (ville qui a sa place dans l’intrigue), et nourri d’une enquête journalistique effectivement menée pour Libération sur les OGM, que l’on retrouve telle quelle dans le livre.
La possibilité présente d’un roman (si on tient à restaurer le mot, à moins que l’on préfère comme certains parler de « post-littérature »), ou en tout cas l’excitation qu’il peut susciter encore, tient à cette espèce d’arborescence des pratiques et des thèmes déployée pour faire œuvre, dans un rapport renouvelé au réel. Chimère est particulièrement intéressant à cet égard, car son sujet principal coïncide avec son principe de composition : l’hybridation, et son potentiel poétique presque infini de multiplication… autant dire d’invention.
Ce que la science n’a – peut-être – pas encore réalisé, la littérature l’autorise alors, dans une manière de délire logique à la fois très drôle et parfaitement troublant.
Le point de départ pourrait en être résumé par cette note d’intention de l’écrivaine : « Un jour, j’ai rencontré un chercheur en biologie de la reproduction. Je lui ai demandé comment faire un homme-chien. » Ce que la science n’a – peut-être – pas encore réalisé, la littérature l’autorise alors, dans une manière de délire logique à la fois très drôle et parfaitement troublant, puisque l’enjeu du projet, nous faisant rire et réfléchir tout à la fois, est aussi de susciter une sorte de malaise dans la pensée (sinon dans la civilisation). Disons, pour simplifier, qu’Emmanuelle Pireyre aime les farces qui font peur – parce qu’elles ont l’air vrai.
Des farces ? Des forces, a-t-on immédiatement envie de corriger, tant il est vrai que Chimère, pour tisser les fils nombreux de son intrigue à rebondissements et intertitres incessants, suit le destin de personnages assez formidables, qu’on présenterait volontiers comme des « femmes puissantes ». La première d’entre elles est l’écrivaine elle-même, ou son clone littéraire, « Emmanuelle », dite « Emma », dont on identifie sans peine le patrimoine romanesque et qui donc a accepté l’invitation à produire un article sur les OGM pour un quotidien national. L’affaire est lancée, selon une certaine idée de l’écriture (théorisée par exemple dans une récente émission de « La suite dans les idées », sur France Culture) : enquêter sur le réel, c’est ouvrir spontanément une quête de la fiction, amorcer une histoire, coordonner le présent et ses possibles futurs, dont l’apparente loufoquerie se fond en un tableau étrangement probant d’un monde vraisemblable mais fou, déboussolé mais cohérent. Voici donc notre Emma à la rencontre d’une « Manouche », Wendy, formidable figure de tzigane idéaliste qui voudrait sauver les gadjé, ces sédentaires qu’elle appelle aussi des « paysans », de l’embourbement misérable où elle les voit pris, pour les rendre enfin heureux…
Extraordinaire idée d’un renversement des perspectives, quand d’ordinaire on manifeste une commisération un peu repue pour la condition des « gens du voyage » : ici Wendy nous plaint (la narratrice s’incluant dans ce « nous ») et envisage de conduire à la révélation nos consciences contemporaines un peu en vrac. L’occasion lui en est donnée par sa participation à une convention citoyenne pour laquelle elle a été tirée au sort, dans le cadre d’un programme européen où chacun des 27 pays doit réunir un panel d’intervenants supposés représentatifs de la population, qui aura à réfléchir à quelques questions cruciales pour l’avenir des Européens : l’intelligence artificielle, les minorités, le terrorisme, etc. La liste des attributions par pays suffit à mettre de bonne humeur pour longtemps, où le Luxembourg s’occupe du sujet des « migrants », Malte des « retraites » et où la problématique du « transgenre » échoit… à la Pologne. La France, en tout cas, dont Emma pensait qu’elle hériterait de la question des OGM, sur laquelle elle travaille pour son projet d’article, doit finalement se pencher sur la notion de « temps libre »… et s’y emploie avec une espèce de nonchalance conforme à son objet, dans des séances décrites avec un allant ironique absolument irrésistible.
À partir de là, les personnages se croisent comme on croise des espèces, dans une suite d’expérimentations en chaîne, à la faveur d’un sorte de laboratoire-carrefour : Wendy va demander à Emma de l’aider dans son projet, laquelle est par ailleurs liée à Brigitte, une femme qui semble avoir la passion de la normalité, si ce n’est qu’elle a recueilli un étrange chiot issu d’un centre de recherches de Newcastle – centre où Emma, précisément, a rencontré Tatiana, une biologiste obsédée par les manipulations génétiques… Telle est la chimère, du moins la plus apparente, annoncée par le titre : le chiot, répondant au doux nom d’Alistair, se révèle en fait une créature mi-homme mi-chien, dont on suit avec une délectation un peu effrayée le développement-express, son goût pour les dessins animés japonais et la glose des films d’Eric Rohmer (nous ne sommes pas pour rien dans une ancienne « ville nouvelle »), son apprentissage par la méthode Montessori, sa manière bien à lui de porter une robe de chambre et ses mauvaises manières en général…
Cet Alistair est l’une des trouvailles les plus amusantes du livre, et comme sa ligne de fuite un peu délirante, l’ambiguë perspective de rattrapage de nos ratages humains. De façon moins grinçante, peut-être moins cruelle, il y a là quelque chose qui fait inévitablement penser à Houellebecq, dans la manière qu’a Emmanuelle Pireyre de se planter devant le réel et faire en sorte qu’il se torde (de rire, dans des crampes où pourtant la douleur menace). C’est d’autant plus vrai lorsqu’il s’agit d’un chien, fût-il chimériquement mâtiné d’humain, source en tout cas de considérations généralisantes qui ne manquent pas de verve :
« L’humanité souhaite déposer en l’autre une absolue confiance. Le seul ennui, c’est que les gens trouvèrent souvent trop dur de se soumettre eux-mêmes à la règle qu’ils appelaient pour autrui. De Cro-Magnon au Californien high tech en passant par les Egyptiens, la fidélité est demeurée un concept qui prend la tête à l’humanité et dépasse ses capacités… Bref, l’humanité était tellement férue de fidélité et n’y arrivait tellement pas, qu’un beau jour elle ne supporta plus ce hiatus et chercha à qui refiler la patate chaude. L’humanité regarda autour d’elle et vit la porte, ce qui lui donna envie de s’enfuir en courant ; mais regardant plus attentivement, elle vit le chien devant la porte, frétillant, les yeux brillant d’excitation. Et l’humanité lui refila la patate. »
Peut-être Chimère peut-il s’apparenter à une expérimentation (post)littéraire renversant postes et postures, réels et romanesques.
On voit bien ici toute l’énergie, et les limites parfois, de la prose emballée de Chimère, qui ne se refuse aucune formule, et pourrait fatiguer tantôt par les facilités de son brio, son ébriété même, ce côté « journaliste de libé » un peu d’une autre époque, déjà… Peut-être est-ce là aussi le paradoxe d’un livre engagé d’une façon si volontariste dans le contemporain, et le prix à payer au principe d’hybridation qui le justifie, lui évitant la glaciation d’un pur langage littéraire, l’autorisant – si on veut – à se faire plaisir, sans souci d’un supposé bon goût. Ne nions pas le plaisir qu’on y prend, nous aussi, surtout quand l’un des fils de l’intrigue s’emmêle autour des débats européens et donne à découvrir une galerie de personnages irrésistibles (dont un anthologique « Richard », fonctionnaire belge et déprimé de la commission européenne à Bruxelles…).
Emmanuelle Pireyre s’amuse, se moque, en fait un peu trop, mais dans la comédie qu’elle offre à lire, c’est bien le miroir éclaté de notre actualité que l’on reconnaît, à peine déformé. Ainsi, par exemple, lorsque se réunit la « conférence de citoyens » à partir de laquelle va se déployer le mouvement final du livre, authentique morceau de bravoure où la « chimère » Alistair trouvera naturellement sa part, l’écrivaine s’emploie-t-elle à épingler la presse, dont elle-même d’une certaine façon fait partie : « … la conférence de citoyens avait autant intéressé les quotidiens sérieux que les chaînes d’info en continu et la presse people : rare unanimité. Et cette fois ni atrocités ni mariage princier pour appâter les tabloïds ; c’était la démocratie participative qui les avait attirés. (…) Autour de moi, les Gala et autre Daily Mirror faisaient le siège des citoyens. Paris Match de son habituel air lascif traquait l’absence de corruption. Le Bild allemand qui d’ordinaire mise tout sur le sang et le sperme, se jetait sur la moindre trace d’intelligence collective. Closer ouvrait son œil lubrique sur l’autonomie de la pensée. Et tous recueillaient avec l’énergie goulue de leur usuelle concupiscence cette sainteté d’un genre nouveau. »
Démocratie participative ? Peut-être Chimère, dans sa manière de faire intervenir les personnages, y compris dans l’affirmation pleine de fougue d’un certain féminisme, peut-il s’apparenter à une expérimentation (post)littéraire renversant postes et postures, réels et romanesques, afin que les rôles puissent d’une certaine façon être redistribués, jusque dans l’organisation de la société. Sans doute est-ce trop dire qu’il s’agit là d’un livre proprement politique, mais c’est assurément l’une des plus réjouissantes et inventives invitations qui nous soit donnée aujourd’hui à penser – et peut-être à changer – le présent.
Emmanuelle Pireyre, Chimère, éditions de l’Olivier, 224 pages