Littérature

Finkielkraut, l’idée plus que l’idéologie

Critique littéraire

Alain Finkielkraut n’est pas forcément là où on voudrait le bloquer, l’enfermer, là où on lui cherche constamment querelle. Mais pour comprendre cela, il faut l’entendre, l’écouter, loin des polémiques où il est embarqué, où, reconnaissons-le, il s’embarque souvent lui-même. Et il faut surtout le lire, puisque c’est d’abord un homme de l’écrit, et qu’il publie en cette rentrée A la première personne.

Rêvons un peu. Comme par enchantement, la notion de personnalité clivante se dissout, privée de sens et de toute pertinence. Bien sûr, il faut d’emblée affronter les protestations outrées des bien-pensants ridicules qui n’ont pas l’intention de renoncer à une expression aussi commode. Mais le rêve n’en continue pas moins, dont je vais tenter de me faire l’interprète dans un cas bien précis, celui d’Alain Finkielkraut.

Non, trois fois non, il n’est pas la personne que l’on caricature sous ce vocable. Certes, il répond un peu trop aux sollicitations et invitations qu’on lui lance depuis les plateaux de TV et de radio ; il résiste mal à la séduction des micros qu’on lui tend ; il brûle de s’exprimer, de faire entendre la voix de ses convictions, parfois aussi celle de ses humeurs. Il n’empêche. C’est d’abord un homme, un intellectuel – et, depuis 2014, un académicien français – qui réfléchit avant de parler, d’écrire : que ses ennemis lui accordent au moins ce crédit.

Si, selon la loi des contraires (des clivages sommaires), une idéologie cherche à l’enfermer dans l’idéologie adverse, pourquoi devrait-il accepter de se reconnaître en celle-ci ? Toute assignation est une violence. Pour le dire vite : il n’est pas forcément là où on voudrait le bloquer, l’enfermer, là où on lui cherche constamment querelle. Mais pour comprendre cela, il faut l’entendre, l’écouter, loin des polémiques où il est embarqué, où, reconnaissons-le, il s’embarque souvent lui-même. Et il faut surtout le lire, puisque c’est d’abord un homme de l’écrit.

Il a eu le désir de s’expliquer, en son propre nom donc, à partir de ce qu’il est, de son histoire personnelle inscrite dans un demi-siècle, avec Mai 68 comme repère générationnel.

Le livre qu’Alain Finkielkraut publie en cette rentrée porte un titre explicite : A la première personne. C’est moins une somme autobiographique, un bilan, qu’un bref livre de réflexion personnelle et de circonstances, une mise au point, une réponse au triple procès, politique, intellectuel et moral, qu’on lui intente, souvent assortis de menaces et d’injures. À force d’être renvoyé à la caricature du réactionnaire patenté – du « néo-réac » avait décrété le sociologue Daniel Lindenberg en 2002 –, il a eu le désir de s’expliquer, en son propre nom donc, à partir de ce qu’il est, de son histoire personnelle inscrite dans un demi-siècle, avec Mai 68 comme repère générationnel.

L’expression est vive, précise, documentée, sans concession. Elle ne prétend pas donner le fin mot de tous les sujets abordés, mais on avance assurément vers un peu plus de lumière, de raison. Naguère, on posa, avec un sourire entendu, cette question : Finkielkraut est-il un philosophe ? Non, mais pour de dignes motifs : il y a pour lui trop d’urgences, trop d’actualités face auxquelles, il faut contre-attaquer, défendre sans tarder ce qui mérite de l’être, ici et maintenant. La philosophie, elle, exige le retrait, l’écart, bannit l’urgence.

Le point de départ, c’est cette « voix de mémoire engloutie » dont parle Charles Péguy dans Notre partie. Voix qui nous attache et nous libère, à laquelle nous sommes, notre vie durant, redevable. Voix qu’il est devenu banal de récuser, de faire taire, au titre d’une modernité réduite à sa plus médiocre et amnésique expression. « Mon passé ne me constitue pas. Il me toise », écrit impeccablement Finkielkraut, attentif à la dynamique présente de ce passé, aux devoirs et exigences que porte toute histoire vécue, héritée, transmise, à transmettre.

Il y a aussi cet acte de foi concret, politique au sens le plus large, que le même Péguy, dont on sait à quel point Finkielkraut est un fervent lecteur (voir notamment son livre, Le Mécontemporain, Gallimard, 1991), avait exprimé dans son Brunetière, invoquant « le respect absolu de la réalité, de ses mystères, le respect religieux de la réalité souveraine et maîtresse absolue, du réel comme il vient, comme il nous est donné, de l’événement comme il vient ». Oui, la réalité, c’est aussi ce « mystère » qui nous oblige, qui nous interdit d’établir une correspondance certaine entre un événement et l’interprétation qu’on voudrait aussitôt lui accoler. Le réel est une perpétuelle incertitude et donc une injonction à (le) bien, ou mieux, penser. Aussi convaincue ou violente soit-elle, aucune idéologie ne peut lever cette incertitude. À chaque moment, il s’agit moins de « faire étalage de [son] intelligence » que de « progresser dans l’intelligence des choses ».

Cela commença, pour Finkielkraut, par l’intelligence, forcément partielle, de l’amour et du sexe, dans ce livre mémorable (pour des personnes de ma génération tout au moins) qu’il publia en 1977, au Seuil, dans la collection de Denis Roche, « Fiction & Cie », avec Pascal Bruckner, Le nouveau désordre amoureux. Même si les pions ne sont plus distribués comme ils l’étaient jadis, on peut relire aujourd’hui, avec profit, ce livre plein de fraîcheur et de lucidité. Et sourire de l’idée que s’en feraient certains lecteurs contemporains – ceux qui, par exemple, pensent avoir triomphé de cette vieille idée qui s’obstine à différencier les sexes : là, le clivage est pourtant irrécusable… À l’époque, le jeune agrégé de lettres modernes avait déjà infléchi sa vision du monde, des hommes et des femmes, à la lumière de Levinas et de Rousseau. « Les lampions de 68 s’éteignaient doucement, la Révolution n’était plus un objet de foi ou de désir comme on aimait dire quand on s’échinait à marier Marx avec Freud. » Il devinait que rien ne serait simple.

La question suivante qui se posa, qui se pose toujours pour Alain Finkielkraut, est celle de l’identité juive, avec cette « malédiction du Juif charnel » devenue « lieu commun » de la pensée contemporaine. Question centrale, grave et personnelle, renvoyant à la fois à l’histoire intime, familiale, et à l’universelle et tragique histoire du XXe siècle. Ce fut d’abord, en 1980, Le Juif imaginaire (Seuil), puis des écrits contre le négationnisme L’Avenir d’une négation : réflexion sur la question du génocide (Seuil, 1982) et La mémoire vaine : du crime contre l’humanité (Gallimard, 1989).

Il ne s’arrêtera pas là, l’antisémitisme ayant pris d’autres visages, s’étant adapté à d’autres temps que ceux de Drumont ou de Céline (Au nom de l’Autre. Réflexions sur l’antisémitisme qui vient, Gallimard, 2003). Nous sommes loin, ici, d’un « cabotinage identitaire » – que l’auteur se reproche d’avoir pratiqué dans sa jeunesse. Avec le négationnisme de Faurisson (et de bien d’autres), avec ces formes nouvelles de l’antisémitisme, « la convulsion se réconciliait avec le concept. L’absurdité était conjurée, la violence à nouveau faisait sens. »

Enfin, il y eut cette « radicalité de l’antisionisme », et l’« impeccable syllogisme qui a mondialisé la négation » : « La destruction des juifs profite trop à l’État juif pour n’être pas suspecte ». De Milan Kundera, l’une des références majeures de Finkielkraut, et à qui il dédie ce livre, cette phrase qui mériterait une longue méditation et que l’on voudrait offrir à bien des esprits pressés, qui se rassurent de se penser sérieux… « Rien ni personne n’est dispensé du comique, qui est notre condition, notre ombre, notre soulagement, et notre condamnation. » Le recul de l’humour est aussi nécessaire que celui de l’intelligence. Le mot générique et général de culture désigne cet espace de liberté et de jugement, de libre progression dans le jugement.

En accord avec la haute figure de l’« ignorant », Alain Finkielkraut rappelle sa dette à l’égard de la pensée de Heidegger.

Mais à l’heure où « le cultivé disparaît dans le culturel », dans une « faculté d’englobement » qui « couvre le champ entier de l’expérience » et « avale goulûment l’intégralité du phénomène humain », cette liberté est menacée. Le mot de culture « qui indiquait à la fois le chemin et la destination canonise désormais le déjà-là, quelque forme qu’il prenne ». Face à cette dérive du discernement, on ne peut que rappeler les paroles inaugurales de Cébès au début de Tête d’or de Claudel : « Me voici, / Imbécile, ignorant, / Homme nouveau devant les choses inconnues. »

En accord avec la haute figure de l’« ignorant », Alain Finkielkraut rappelle sa dette à l’égard de la pensée de Heidegger. Avec conscience, sans mettre sous le tapis la réalité des dérives nazis du philosophe, ni se livrer à une « exégèse entortillée », il souligne l’importance décisive de sa pensée. « S’il y a scandale, écrit-il, c’est précisément parce que l’œuvre est grande, c’est-à-dire éclairante. » L’analyse approfondie de l’arraisonnement (gestell dans la langue du philosophe) du monde par la technique qui a « chassé et supplanté l’esprit de la langue », est une nécessité. À partir de celle-ci, Finkielkraut peut justement déplorer que « l’idée que l’on puisse aimer, c’est-à-dire sauvegarder, soigner, servir, honorer, écouter la langue a perdu tout sens. Réduite à son état humilié et humiliant de « fonction », la langue a cédé le pas à une sorte de « langue universelle » vouée à la communication, impuissante à accéder à une parole partagée, partageable.

Un jour, Alain Badiou qualifia Finkielkraut d’« académicien du suprématisme occidental, venu des profondeurs abyssales de la pire réaction ». C’est moins la violence caricaturale de cette assignation qui retient l’attention que la clôture hermétique ainsi établie devant toute parole possible, disponible, ouverte à ces « choses inconnues » dont parlait à l’instant Claudel. Dans un livre intitulé L’Arche de la parole (PUF, 1998), le philosophe récemment disparu Jean-Louis Chrétien, écrivait, à l’exact opposé des invectives qui sont devenues monnaie courante : « Nous parlons en nous adressant à un autre, et en nous tournant vers lui, mais c’est nous que cette parole enseigne et c’est sur nous qu’elle agit. » « Ce qui caractérise notre temps, conclut Finkielkraut, ce n’est pas l’évitement irénique des querelles, c’est leur remplacement par la pratique féroce de l’excommunication ». Il n’est pas certain, hélas, que ce livre protège l’auteur de cette férocité…


Patrick Kéchichian

Critique littéraire, Écrivain

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