Une vie à l’encre sympathique – sur l’exposition Adolfo Kaminsky
L’exposition que le Musée d’art et d’histoire du judaïsme consacre à Adolfo Kaminsky est un diptyque. Installée au sous-sol, un lieu qui sied à ce prince de la clandestinité, elle comprend deux volets. Le premier présente le travail de faussaire de Kaminsky, sa vie d’homme de l’ombre et du silence. Le second dévoile son œuvre de photographe, ses habits de lumière, rarement montrés jusqu’ici : deux salles de photos noir et blanc que Kaminsky a prises dehors, à l’air libre, au moment même où il œuvrait dans le secret, entre 1944 et 1976.
Dans le livre qu’elle a écrit sur son père (Adolfo Kaminsky, une vie de faussaire), Sarah Kaminsky avoue qu’elle a compris très tard quelle avait été son activité principale. C’est peu surprenant. Il était contrefacteur, fabriquant de faux papiers, un savoir-faire qu’il s’est découvert jeune, par hasard mais en pleine Seconde Guerre mondiale, quand l’urgence à sauver des vies s’imposait. « Faussaire », « contrefacteur » : attribués à Kaminsky, ces mots revêtent un nouveau sens. Il suffit d’ouvrir le Larousse et de lire la définition rigoriste de « faussaire », un terme qui fleure la prévarication. « Personne qui commet une atteinte à la confiance publique en réalisant un faux », lit-on. Les termes juridiques sont frappants – atteinte, commet, publique : ils sous-entendent l’illégalité, le délit et la trahison.
Quel paradoxe, car la vie d’Adolfo Kaminsky fut en tout point contraire : elle est saisissante par l’évidence de son engagement et stupéfiante pour qui songe à l’absolue confiance de ceux qui ont été les premiers à remettre leur destin entre ses mains – au sens propre –, dès 1943 : des personnes condamnées à la déportation en raison de leur judéité. Biffer, tricher, mentir, inventer un nom : que reste-t-il de la légalité, quelle vérité, quand il s’agit de secourir un être humain ? C’est toute une réflexion sur la notion de « droit » et, partant, celle de « devoir », que l’on peut engager à l’occasion de cette exposition.
La vie d’Adolfo Kaminsky est une vie exemplaire. L’homme, qui a aujourd’hui 94 ans, est né en Argentine en 1925 dans une famille juive venue de Russie, qui s’installe en France en 1932. L’Occupation n’est pas loin, tous seront déportés à Drancy. Adolfo est l’enfant de ces déplacements incessants, de cette errance qui n’en finit jamais, si propre à l’histoire des Juifs. Où ? Ici ? Là ? Pourquoi ? Pourquoi pas ? Nationalité, frontière, identité civile, territoire : ces notions sont d’emblée sapées quand l’histoire et les autres vous chassent et vous traquent. Fabriquer de faux passeports pour sauver des vies ? Le geste est le prolongement naturel de cet éternel mouvement.
Mais l’héritage de histoire d’un peuple ne suffit pas. Adolfo Kaminsky avait aussi des parents activistes, engagés à gauche et parties prenantes du Bund, l’Union générale des travailleurs juifs de Lituanie, de Pologne et de Russie. Il porte en lui cette sensibilité politique et sa traduction concrète à l’échelle de la vie individuelle. Il incarne cette sympathie pour le socius, le prochain, le voisin avec qui vous faites société.
Enfin, il avait un don, un talent qu’il développa à l’origine pour gagner sa vie, parce qu’il faut manger et avoir quelques sous : des doigts d’or pour manipuler, mixer, teindre, déteindre, effacer de l’encre et la remplacer par une autre. Cette dextérité, ce versant purement technique de sa personnalité est d’autant plus marquant chez cet homme qu’en soi il est fortuit, gratuit, à cheval entre l’artisanat et la science.
En 1940, Adolfo Kaminsky avait un simple certificat d’études primaires. Il vivait avec sa famille dans le Calvados, à Vire, chez un oncle. Renvoyé de l’usine où il travaillait parce que juif, le voilà embauché comme apprenti teinturier par un ingénieur chimiste démobilisé. La France est pauvre et manque de tout. Il apprend à changer la couleur d’uniformes de la Grande Guerre pour les recycler en habits civils. La présence de la guerre, sa normalité, se niche jusque dans les plis et les teintes des vêtements. Très vite, l’adolescent découvre le goût de la chimie et se lance dans des expériences, seul ou avec un complice qui travaille pour une beurrerie. « Il suffisait de tremper du bleu de méthylène dans un échantillon de crème et de calculer le temps de décoloration de l’encre par l’acide lactique », explique-t-il dans le livre de sa fille. De cette connaissance de la matière, de l’instabilité des molécules, de la volatilité des éléments, il fera un instrument de libération et de secours. En parvenant à effacer l’encre bleue utilisée sur les papiers d’identité.
Ses choix politiques rappellent ceux des éditions de Minuit, nées dans la clandestinité lors de la deuxième guerre, puis partisanes durant la Guerre d’Algérie, du temps de Jérôme Lindon.
Hasard, ou demi-hasard, qui sait ? Un des plus grands écrivains et témoins de la déportation était chimiste. Il faut relire les pages que Primo Levi a consacrées à la chimie dans Le Système périodique, où chaque métal et chaque gaz est l’objet d’un récit plus ou moins autobiographique. L’écrivain évoque ainsi le zinc dont la réaction aux acides est différente suivant qu’il est pur ou impur : le zinc pur résiste à l’attaque, le zinc impur se laisse dévorer. « De cela on pouvait tirer deux conséquences philosophiques opposées : l’éloge de la pureté, qui protège du mal comme une cuirasse ; l’éloge de l’impureté, qui ouvre la voie aux métamorphoses, c’est-à-dire à la vie. […] Pour que la roue tourne, pour que la vie vive, les impuretés sont nécessaires […] il faut le désaccord, le différent, le grain de sel et de séné ; le fascisme n’en veut pas, il les interdit. » La pureté est à Primo Levi ce que la légalité est à Kaminsky : ils en refusent la loi d’airain quand elle est mortifère.
Dès 1943, enfermés puis libérés de Drancy grâce à leur nationalité argentine, Kaminsky a rencontré ses premiers contacts résistants et fabriqué des faux papiers pour sauver des enfants, des femmes et des hommes des camps. Toute sa vie, Kaminsky le Juste a œuvré dans le silence et la mi-nuit. Ses choix politiques rappellent ceux des éditions de Minuit, nées dans la clandestinité lors de la deuxième guerre, puis partisanes durant la Guerre d’Algérie, du temps de Jérôme Lindon. Car dès le début et longtemps après la Libération, dans le cadre de la résistance juive ou de réseaux comme les réseaux Jeanson et Curiel, il a œuvré pour les déplacés, les résistants et les dissidents : pour la Haganah aidant des rescapés à émigrer clandestinement en Palestine, pour le groupe Stern, mais aussi pour des porteurs de valise du FLN algérien, pour des opposants aux régimes dictatoriaux portugais, espagnols et grecs, pour des déserteurs américains à l’époque de la guerre du Vietnam.
Son engagement est multipolaire, mais dans la pratique il faut l’imaginer concentré entre les quatre murs d’un laboratoire, d’un espace minuscule, à partir duquel il multiplie les rayons de générosité et de liberté envoyés à l’extérieur, aux autres, autant d’actes tangibles, offerts à des semblables du monde entier.
Pour éviter la grandiloquence, notons que l’exposition du MAHJ montre une photo de Daniel Cohn-Bendit, interdit de séjour à Paris. Kaminsky fabriqua des papiers lui permettant d’y revenir pour un meeting. « C’était certainement le faux le plus médiatique et le moins utile que j’aie réalisé de toute ma vie », dit-il dans un documentaire réalisé par le New York Times. La remarque fait sourire : elle révèle de l’humour, mais, avant tout, un sens des priorités, une sensibilité aiguë à l’urgence et une évaluation éprouvée du vrai danger.
Kaminsky surprend. C’est un as de la chambre obscure, un vrai photographe, un amoureux des arts et de la lumière. « Tous mes amis étaient partis et, pour vaincre ma solitude, je me suis jeté corps et âme dans la photographie. Chaque nuit, je grimpais sur les toits de Paris pour capturer l’instant dans la ville endormie. » Réverbères, pavés brillants après la pluie, enseignes lumineuses, éclairages obliques : ces images sont nombreuses dans les deux salles qui rendent compte de son œuvre photographique.
Son œuvre en noir et blanc n’est pas celle d’un pur esthète. Elle émeut en vertu de son grain, de son humanité, de sa beauté simple.
Enfant, Kaminsky voulait être peintre. Adulte, il fut ami d’artistes, notamment Jesús-Rafael Soto, dont l’exposition du MAHJ montre une photo. Soto était vénézuélien, Adolfo était argentin ; chacun à sa manière est un illusionniste puisque le premier est un des inventeurs de l’art cinétique, fondé sur le mouvement et l’illusion optique. Kaminsky a aussi travaillé pour le décorateur de cinéma Alexandre Trauner. Le cliché de pavés mouillés que l’exposition affiche est d’ailleurs une photo qui servit à un décor en studio de Trauner. Artisanat ? Art ? Le texte du photographe Amaury da Cunha, publié dans l’album qui sort en même temps que l’exposition, Adolphe Kaminsky, changer la donne, est une analyse subtile de la ligne où se situe Kaminsky, à mi-chemin entre les deux, et toujours en équilibre entre la façon et la contrefaçon.
La vie de Kaminsky est si allégorique qu’il faudrait presque s’interdire de surcharger ses photos pour ne pas les noyer sous le poids de l’histoire. Bien sûr, il y a cet autoportrait qui le montre assis sur un wagonnet posé sur des rails : comment ne pas y voir les convois de la déportation, le déplacement forcé et permanent ? Ou cette photo d’enfants cachés qui viennent d’apprendre que leurs parents ont disparu, prise en 1944. Ou encore plusieurs clichés d’embarquement de migrants à Marseille, en partance pour Israël, datés de 1948.
Ces images au noir et blanc lesté de drame en côtoient d’autres, plus légères, plus libres et heureuses : des enfants qui jouent dans les rues de Paris et de sa banlieue pauvre, la guerre à peine finie ; des amoureux qui se bécotent sur un banc public, puis le même banc, vide ; des ouvriers qui s’offrent une pause sur un pont parisien ; de jeunes hommes qui pêchent dans la Seine en 1960 ; une photo de prise de vue de mode en 1953, au pied de l’Académie française. Les images frappent par leur attention aux métiers, aux activités : le marché aux puces, le rempailleur, le rémouleur, le libraire, le mineur…
Le nombre d’hommes barbus est impressionnant. « J’ai photographié beaucoup d’hommes barbus », confirme le photographe dans Changer la donne avant d’évoquer le souvenir d’un homme rasé d’office à Drancy. Les photos de paysage algérien sont plus tardives, prises dans les années 70, alors que Kaminsky avait mis fin à son activité de fabriquant de faux-papiers ; elles rappellent que c’est sur la terre algérienne qu’Adolfo rencontra Leïla, son épouse aujourd’hui.
Son œuvre en noir et blanc n’est pas celle d’un pur esthète. Elle émeut en vertu de son grain, de son humanité, de sa beauté simple. Vue en 2019, elle a une valeur d’archive et de témoignage que les textes de Sophie Cœuré et Elisabeth de Fontenay soulignent dans Changer la donne. Elle est aussi empreinte de nostalgie et dessine un portrait de la France de la fin de la guerre et de l’après-guerre proche de celui qu’a dessiné en mots Patrick Modiano. La filiation entre l’écrivain et le photographe s’impose ; elle a la force des affinités intuitives, tacites, des liens qui n’ont pas besoin d’être dits pour être.
« On a détruit la Petite-Roquette. À sa place s’étend un square. Vers vingt ans, j’allais souvent rendre visite à un certain Adolfo Kaminsky, un photographe qui habitait l’un des grands immeubles, le long de la rue, face à la prison. » C’est ainsi que Kaminsky apparaît dans L’Herbe des nuits, récit publié en 2012. Parce que sa vie fut une vie de chambre noire, de changement d’identités et de pénombre contrainte, le photographe semble né dans un roman de Modiano.
Adolfo Kaminsky, Faussaire et photographe, Musée d’art et d’histoire du judaïsme, Paris, jusqu’au 8 décembre 2019.
Adolfo Kaminsky, changer la donne, photos d’Adolfo Kaminsky, textes d’Élisabeth de Fontenay, Sophie Cœuré et Amaury da Cunha, préface de Paul Salmona, Éditions Cent Mille Milliards, 2019, 132 pages.