Crimes contre la sensibilité – à propos de Dora l’exploratrice et du Roi Lion
Cet été, le jeune (et moins jeune) public a pu retrouver sur les écrans de cinéma trois productions qui toutes eurent en commun de retranscrire en film un dessin animé. C’est ainsi qu’au mois d’août dernier, Dora l’exploratrice se vit prendre les traits de la jeune actrice Isabela Moner dans le long métrage Dora et la Cité perdue de James Bobin. C’est ainsi également qu’au mois de mai de cette même année, les studios Disney ont proposé eux aussi une retranscription filmique (réalisée par Guy Ritchie) de leur Aladdin de 1992 puis du Roi Lion (Jon Favreau) en juillet.
Ces productions ont eu des antécédents. Pour Walt Disney, déjà en 2016, le même Jon Favreau réalisait – au sens de rendre « réelles » – les aventures de Mowgli dans Le Livre de la Jungle. Dans un tout autre style, Albator (Albator, corsaire de l’espace, 2013, Shinji Aframaki) avait lui aussi quitté la planéité du manga animé pour prendre corps (numérique) dans une version gonflée aux images de synthèse. Et bien sur, nombreuses furent les adaptations filmiques des comics Marvel et DC Comics, mais aussi des aventures de Tintin, de Spirou ou de Boule et Bill.
Dans les années quatre-vingts, Marshall Mc Luhan distinguait médias froids et chauds. Les premiers, parce qu’ils étaient « pauvres » en informations et en stimuli sensoriels demandaient une participation accrue au lecteur ou auditeur alors que les seconds, et notamment la télévision, parce qu’ils s’adressaient à tous ou quasi tous les sens réduisaient le téléspectateur à une attitude plus passive, lui demandant moins d’investissement.
Il semble que nous vivions aujourd’hui dans une société de l’hypermédia. D’une part parce que les médias, en devenant « sociaux » et mobiles affirment chaque jour un peu plus leur omniprésence dans notre quotidien rythmé par les notifications incessantes de nos interfaces connectées et par la compulsivité avec laquelle nous partageons et informons chaque instant de notre vie. Pas une heure ne se passe alors sans que nous sortions notre smartphone ou allumions notre ordinateur pour poster, noter, commenter, visionner, renseigner ce que l’on vit et consomme.
Si ces histoires ont gagné en réalisme et en définition, c’est au prix d’une perte considérable d’enchantement esthétique et sensible.
Cette vie dans et par le média amène alors à un autre aspect de la société hypermédia : la fin programmée de l’imaginaire et de la poésie. Car si déjà Nietzsche voyait dans la volonté d’Euripide de faire entrer le réel dans la tragédie grecque comme la mort annoncée de cet art que le philosophe allemand concevait comme hors du temps et de la vie de tous les jours, les récentes transcriptions technologiques et réalistes d’Albator, d’Aladdin, du Roi Lion ou de Dora l’exploratrice témoignent à leur tour d’une mise en échec de la fantaisie.
Car ce qui marque tout particulièrement dans les productions Disney de cet été, c’est l’absence (quasi) totale de toute réécriture des œuvres originales. Le spectateur y retrouvera en effet les mêmes intrigues et personnages, et surtout les mêmes plans, cadrages et dialogues. L’actualisation, la contemporanéisation de ces long-métrages ne consiste alors qu’en un remplacement du dessin par la vidéo, et ce faisant de l’adaptation par le refait et la redite mais aussi de la poésie par le proche comme de la magie par la technologie. Car au sortir de la séance, nous ne pouvons que constater que si ces histoires ont gagné en réalisme et en définition, c’est au prix d’une perte considérable d’enchantement esthétique et sensible.
Pour le dire de façon triviale, ces films « scotchent » mais n’émeuvent plus. On y est impressionné par les prouesses technologiques, notamment en voyant de « vrais » lions « jouer » les rôles de Simba et de Mufasa ou les tours du génie de la lampe incarné par le facétieux Will Smith, mais sans ressentir l’émotion que pouvaient susciter les traits des dessinateurs Disney. Si dans l’histoire de l’art figuratif, la notion d’écart fut souvent centrale, de la notion de « vraisemblance » à la Renaissance aux défigurations picassiennes, cet écart semble aujourd’hui le signe d’une déficience à combler. Tâche dont s’acquitte avec une efficacité redoutable la technologie. Dans ces superproductions qui devraient s’attaquer prochainement à d’autres grands classiques de la firme Disney, ne prime alors que le spectaculaire au détriment bien souvent de la subtilité et de la sensibilité. Et pour cause.
Les images que nous voyons s’animer à un rythme fou et sur une bande son tonitruante ne sont pas le fait de la main d’un artiste, mais d’une machine. Ce n’est plus au regard d’un individu qui nous retranscrit à sa manière, selon sa sensibilité et son style – même si dans les studios du géant californien de l’animation, le graphisme est fortement codifié pour ressembler avant tout à un dessin Disney – que nous sommes exposés, mais à des photographies animées par logiciel. Bien plus. Le terme de revisitation se révèle ici inapproprié. Les réalisateurs de ces films n’ont en effet pas revisité une histoire, ne proposant pas de regard. Nous ne découvrons en aucun cas une version personnelle, une lecture ou relecture d’un film ou d’un récit. Ces Aladdin et Roi Lion 2019 se contentent au contraire d’hyperréaliser une trame narrative et des plans déjà pensés et créés par les auteurs des versions d’origine. Autrement dit, nous sommes ici face à des reproductions et non plus face à des recréations.
Débarrassés de toute nouveauté scénaristique et méta-morphique, ces productions révèlent le véritable ferment du cinéma contemporain : la sensation.
En son temps, Platon voyait le peintre comme un simple reproducteur du monde visible. Ce qu’il illustrait par le lit dont le menuisier réalisait l’idée avant que le peintre ne copie cette réalisation. De la même manière ici, les Disney du siècle dernier donnaient pour la plupart à voir des récits souvent tirés de la littérature traditionnelle. Aladdin est ainsi au départ un conte traditionnel arabo-perse. Quant aux aventures de Simba, elles seraient adaptées pour certains d’Hamlet de Shakespeare – comme d’un manga animé datant de 1951, le Roi Léo réalisé par Osamu Tezuka. Les versions de 2019 se contentent quant à elles de reprendre quasi à l’identique ces adaptations dans le seul but de les rendre plus réalistes, et surtout plus impressionnantes, souhait que le philosophe critiquait également à l’époque chez les artistes. Le même Platon pour qui – et par l’entremise de Socrate – le rhapsode, en surjouant des rôles qu’avaient créé le poète inspiré par les Muses ne faisait qu’en émousser la puissance magnétique, à l’aune d’un anneau de métal qui s’éloignerait d’un aimant.
Dès lors, débarrassés de toute nouveauté scénaristique et méta-morphique, ces productions révèlent le véritable ferment du cinéma contemporain : la sensation. Car il faut désormais saisir, renverser, bousculer le spectateur. Et d’autant plus des jeunes qui dès leur plus jeune âge sont habitués aux agitations visuelles et sonores de dessins animés dans lesquels les personnages se poursuivent et se tapent sur un rythme frénétique qui ne laisse aucune place pour le silence et la contemplation. De même nombre de jeux vidéos leur imposent-ils leur économie de la réactivité et de l’impulsivité. De sorte que pour accrocher un tel public, le cinéma se voit réduit à des démonstrations technologiques, faisant de la machine sa véritable héroïne et son vrai sujet.
Autre point. Pour Le Roi Lion, après avoir recréé numériquement la savane africaine, le réalisateur a ensuite utilisé la Réalité Virtuelle pour s’y mouvoir et régler les mouvements de caméras et lumières. Il a ensuite demandé à des acteurs de jouer les scènes pour animer les gueules des animaux du film. Au final, nous assistons à une réelle et inédite domestication du sauvage et à une humanisation sans précédent de l’animal. Car si l’attribution de comportements, sentiments et modes de vie humains à des bêtes se retrouve dans nombre de mythes et productions culturelles, cette désanimalisation de l’animal est ici poussée à son point ultime avec une machine créée par l’homme qui préside aux mouvements et expressions de ces « humanimachines » (tout à la fois humains, animaux et machines).
Au sensible et à la projection émotionnelle dans la bête succède alors désormais le calcul et le traitement machinique de l’animalité et de la nature. Et cela dans un seul but : produire – et non plus créer – un résultat « renversant ». Nous retrouvons alors bien ici toute la démesure d’un siècle hyperbolique qui voit en la technologie et l’Intelligence Artificielle un moyen de doper le réel comme une intelligence trop sensible.
Ce traitement hypertrophique du réel qui s’attaque désormais à l’imaginaire, nous le retrouvons également dans la production des studios Paramount Pictures France qui fit cet été de la jeune et innocente Dora l’exploratrice une version adolescente d’Indiana Jones. D’ailleurs, le sous-titre de ce film, « et la Cité Perdue » rappelle – volontairement ? – l’« arche perdue » du premier opus du célèbre archéologue-aventurier. Quant à l’affiche, elle n’est également pas sans renvoyer à celle du film de 1981, la jeune exploratrice ayant juste troqué le mythique fouet par une torche. En réalité, cette Cité Perdue est évoquée dans le premier épisode des aventures de Dora. Elle est l’endroit où se retrouvent tous les jouets et trésors perdus où la jeune fille se rendra avec son fidèle Babouche afin d’y chercher son ours en peluche disparu.
Ce programme qui dans sa version d’origine se proposait d’apprendre de façon ludique des mots et expressions hispaniques aux jeunes téléspectateurs américains, et qui transposa l’espagnol en anglais dans la version française, se voulait pédagogique et reposait pour cela sur le désir d’engager le jeune téléspectateur. Pour cela, Dora s’adressait régulièrement à l’enfant pour lui demander de repérer des objets dissimulés dans l’image ou de retrouver son chemin. Très coloré et rythmé par des musiques latino, il le sensibilisait ainsi à d’autres langues, aux instruments de musique ou à la lecture d’une carte géographique.
Pour sa version cinématographique de 2019, le réalisateur James Bobin a opté pour sa part pour une ambiance plus sombre, gardant l’humour et le sourire de son héroïne mais en y injectant du sensationnel à travers bagarres et cascades. Le spectateur n’est plus invité à interagir avec Dora qui ne s’arrête plus pour lui laisser le temps de répondre à ses questions et demandes, mais se retrouve embarqué dans une course effrénée aux prises avec une nature hostile et de « vrais » méchants. Là encore, la bonhomie et la candeur du programme d’origine tournent au spectaculaire et au haletant.
Nous voulons de moins en moins découvrir, mais plutôt reconnaître.
Dans ces deux productions, nous retrouvons le primat du « renversant », de l’hyperbolique et du technologique. Mais surtout, s’y dessine une défaite de l’imaginaire dans ce remplacement de la fantaisie et de la poésie graphique par son équivalence photoréaliste. Le proche et le reconnu de la réalité semblent désormais être préférés à l’altérité de la vision et réécriture subjective du réel par l’artiste. En somme, la production industrielle succède à la reproduction artistique. Michel Thevoz pouvait voir toute relation à une œuvre d’art comme relevant d’un malentendu, et dans cet écart, dans cette incompréhension ou « surcompréhension » le levain de toute expérience esthétique.
En devenant hyperréalistes, ces fantaisies, ces alter-mondes perdent alors tout de leur originalité pour devenir plus réels et donc plus proches de ce que nous connaissons déjà et voyons tous les jours. Nous voulons de moins en moins découvrir, mais plutôt reconnaître. Pourquoi ? Peut-être est-ce parce que nous vivons aujourd’hui dans une hyperconnaissance d’un monde dont chaque parcelle, macro ou microscopique nous est disponible dans l’instant sur notre smartphone. L’inconnu a au cours des siècles été découvert, archivé et médiatisé. Désormais, même l’imaginaire se voit recouvert par ce connu. Et il n’est plus offert à nos enfants hyperconnectés de rêver, mais simplement de reconnaître et de rationaliser.
Contrairement aux artistes de la Renaissance qui voyaient dans la vraisemblance le moyen de « réaliser » les Dieux grecs ou Saints chrétiens tout en leur conservant leur part d’aréalité, de mythe, d’impossible, de mystère, l’actuelle vogue de l’hyperréalisme donne à voir au contraire une réduction de l’imaginaire aux seules données du connu. Une fermeture sur le « réaliste » comme expression d’une civilisation de l’hyperconnaissance et de la maitrise et augmentation calculée de l’existence et du monde.
Dans L’Esprit du temps I, Névroses (Grasset, 1962), Edgar Morin voyait l’Âme comme une « nouvelle Afrique » que se mirent à coloniser en la quadrillant « les circuits du cinéma ». Après avoir rempli leurs rêves et cauchemars d’images produites en série, ces dernières sont désormais remplacées à l’ère de l’hypermédia par la réalité elle-même. Ce faisant, notre jeunesse ne produit plus elle-même ses propres figures archaïques, comme l’avait établi Jung en son temps et plus tard Adorno pour qui chaque individu disposait « d’une image originaire tirée d’un conte de fées ». Bien au contraire, leur esprit se voit plein de monstres et héros markétés Walt Disney, Marvel ou Epics Game. Des fantaisies formatées qui sont désormais remplacées par le réel lui-même. Cet imaginaire se voit désormais congédié par la technologie qui augmente le réel à la place de l’enfant, lequel se voit ainsi amputé d’une activité pourtant fondamentale dans son développement cognitif.
Dès lors, si pour Stéphane Vial toute nouvelle technique ou technologie s’accompagne d’une ontophanie, d’une émergence de nouveaux modes d’être au monde, le numérique, en hyperreéalisant rêves, cauchemars et fantasmes de nos enfants pourrait bien avoir pour conséquence l’extinction progressive de leur monde intérieur au profit d’une réalité présentée comme remodelable, augmentable et animable à l’envi. Un autre aspect de cette intelligence « artificielle » qui continue inexorablement son remplacement de l’intelligence « sensible ».