Drôles de malfaçons – À propos de Propriété privée de Julia Deck
Quand vous emménagez dans un lotissement neuf, fût-il luxueux, il faut s’attendre à ce que la réalisation du projet architectural ne soit pas conforme en tous points à vos attentes. Et si vous-même, vous êtes architecte-urbaniste, il y a des chances pour que l’écart entre votre projection dans cet habitat idéal et la réalité soit assez important. C’est ce qui arrive à la fragile narratrice de Propriété privée, le nouveau roman féroce, drôle, mais aussi très habilement tendu de Julia Deck. Les malfaçons seront nombreuses dans « l’allée », où s’alignent huit pavillons de luxe dans une banlieue desservie par le RER, qui s’embourgeoise. Beaucoup de relents putrides vont se faire sentir sous l’herbe trop verte, et au fil de la lecture, on aura peur de découvrir un cadavre d’animal domestique dans le composteur, à moins que ce ne soit une voisine en décomposition dans le trou quasi-infernal des travaux du gaz, qui ne se referme jamais…
Julia Deck excelle dans la satire féroce des mœurs de banlieue, avec ses bruyants barbecues, son vide grenier qui demande de « se soûler tout un dimanche en exhibant ses rebuts », sa convivialité carcérale. Sous le vernis de la normalité petite-bourgeoise de chacun, les excentricités insoupçonnées se révèlent peu à peu. Car ça fuit, au lotissement : le gaz, mais surtout le petit bruit des conversations qui émerge des isolations défaillantes à travers les cloisons, ou des haies de jardin trop maigres. Et qui a donc tué le chat des voisins ? Où est passé le si gentil petit chiot ?
Julia Deck inverse aussi habilement, avec beaucoup de drôlerie, le rapport ville/campagne. Car les Parisiens étaient venus chercher un peu de nature, une vie plus saine, avec un projet assez idyllique d’autosuffisance énergétique, dans cette « banlieue verdoyante où l’on suffoquait ». Leurs plantes se portaient d’ailleurs beaucoup mieux sur leur balcon parisien que dans le jardin tant convoité. La narratrice a donc « besoin de voir la ville, des tours fuyant vers le ciel, des immeubles massifs aux fenêtres impénétrables » et les seuls moments où elle se sent bien sont ceux où elle peut y fuir et éprouver sa liberté.
Cette banlieue, c’est le rêve d’un monde de surfaces planes et brillantes, celui des documents publicitaires, alors que tout se révèle poreux, troué.
Les défaillances de cette femme intelligente, flanquée de son mari qui va encore plus mal qu’elle, soigné pour quelques troubles névrotiques mal définis – à moins qu’il ne soit assommé par les médicaments pour d’autres raisons – sont de plus en plus manifestes. « Je me trouvais de plus en plus démunie face aux situations nouvelles », avoue-t-elle : cette phrase résume bien sa situation au fil du livre. Cette narratrice urbaniste, quoique désemparée, a un certain chic, on l’apprend par le regard des voisins. Mais elle a aussi ce côté un peu perdu qui était déjà une caractéristique des héroïnes des précédents livres de Julia Deck : la romancière sait nimber à la perfection ses personnages d’une forme d’hésitation poétique.
Une seule chose prospère : les soucis, au sens propre, comme au sens figuré, puisque ce sont les seules fleurs qui veulent bien pousser dans le jardin. La référence à ces fleurs est une sorte de refrain dans le roman, avec des variations qui donnent lieu à chaque fois à de jolies phrases très drôles, puisqu’à double entente : « Les soucis vibraient dans la grisaille de l’automne, impatients de renaître. » Ces jeux de mots sont emblématiques de la double tonalité du livre : à la fois sa tension – il y a bien des soucis, l’atmosphère est pesante – et son humour: ce ne sont que des fleurs, et c’est un jeu …
On ne sait plus si ces voisins affreux, prédateurs d’intimité, sont drôles ou inquiétants. Mais en tout cas le livre pose très bien aussi la question de la communauté et de l’exclusion. Se sentir mis à part, ou même se mettre à part volontairement, c’est tout autant, paradoxalement, tout percevoir, tout ressentir par rapport au groupe auquel on n’appartient pas. La non-appartenance au groupe est aussi, dans ce roman, une façon de lui appartenir.
Il n’y a pas d’échappatoire à ce dispositif infernal du lotissement, et même déménager semble difficile, c’est pourquoi il faut parfois user de procédés plus radicaux… Le travail de l’héroïne devrait lui permettre de s’échapper et de se réaliser, puisqu’elle a remporté un chantier important de rénovation urbaine, mais l’ombre d’un célèbre urbaniste dans laquelle elle se complaît tout d’abord la limite aussi dans son espace professionnel. Trop de pression s’accumule. Car cette narratrice semble prise dans un piège : sa liberté personnelle ne cesse de se restreindre dans tous les domaines, limitée par le handicap de son mari (sur lequel elle s’appuie pourtant beaucoup aussi) par la hiérarchie au travail, par les voisins envahissants.
On apprécie également la façon dont Julia Deck pose la question de la normalité. Qui est dingue, finalement ? Tout est relatif, et ces familles Kinder trop lisses, avec cette voisine qui déboule dans votre salon sans prévenir pour vous demander de réchauffer un biberon au micro-onde en pouffant, se révèlent en réalité plus bizarres encore que notre couple d’anti-héros abîmé par les névroses maniaques. Cette banlieue, c’est le rêve d’un monde de surfaces planes et brillantes, celui des documents publicitaires, alors que tout se révèle poreux, troué.
L’économie de moyens est impressionnante. Les phrases sont sobres et les personnages qui habitent ce petit monde clos sont caractérisés de façon assez minimaliste, mais de façon saisissante et visuelle, entre la mère de famille nombreuse au foyer qui vote Mélenchon et peint des couchers de soleil sur des abats-jours et la peste en mini-short qui n’arrête pas de pouffer. C’est quand on les observe par un interstice de la haie de buis odorants qu’elles apparaissent autrement, en femmes beaucoup plus inquiétantes.
Il y a de la beauté et de la poésie dans les héroïnes des romans de Julia Deck, dans leur vertige lié à la possibilité du vide.
J’avais également lu les autres livres de Julia Deck. Dans Viviane Elisabeth Fauville et Le triangle d’hiver, ses héroïnes sont de douces frappadingues à l’identité troublée, à la mémoire bizarre, et c’est un peu comme si Lol V. Stein de Duras se retrouvait dans un roman policier, parce que l’autrice arrive à mettre dans ses histoires à la fois une dose de fantaisie originale, et du suspens (ce sont des intrigues « à chute »), ce qui est le cas également dans ce dernier roman… La première de ses héroïnes, après une séparation douloureuse, cherche à cacher qu’elle a tué son psychanalyste et la deuxième usurpe l’identité d’une romancière rohmérienne: « Bérénice Beaurivage », cachant sous sa capuche une chevelure qui fait d’elle la sosie imparfaite d’Arielle Dombasle… Ces jeunes femmes sont attachantes, parce qu’elles font de leur mieux, ces filles seules, paumées, veulent reconstruire à partir de débris quelque chose qui ressemble à une identité. Et pourquoi pas une identité de voyou ou de criminelle.
Il y a de la beauté et de la poésie en elles, un vertige lié à la possibilité du vide. On les sent prêtes à basculer vers le néant, et elles mettent une belle énergie, inventive, romanesque, pour se créer une existence alors que tout se délite autour d’elle. Il y a cet attrait pour la dissimulation chez elles deux, mais avec candeur, en amateurs… La narratrice de Propriété privée, malgré le fait qu’elle soit aussi poétiquement perdue, est peut-être plus habile : en tout cas, elle pose aussi le problème de la normalité, de la frontière fragile entre légère folie et comportement rationnel. Sigma était un livre assez différent, puisqu’il reprenait les codes du roman d’espionnage et installait son action dans le milieu de l’art, mais on peut lui trouver aussi quelques thèmes communs avec Propriété privée : l’idée de communauté (il s’agissait alors d’une société secrète) et l’idée de surveillance. Dans son dernier roman, il y a bien de l’espionnage également, mais il s’est déplacé des sphères mondaines du milieu artistique au lotissement de banlieue, et le club d’espions chic s’est démocratisé, chaque voisin espionnant l’autre, sur le qui-vive : quels secrets inavouables recèlent les maisons identiques ? quelles manigances cruelles se trament derrière les façades lisses ?
Julia Deck a de l’humour mais ses romans ne sont pas des comédies, même si ce qui se passe est de plus en plus incroyable : son ironie affleure derrière un récit sobre autant qu’une forme d’inquiétude. L’indécidabilité de cette atmosphère particulière a beaucoup de charme, l’écriture mettant à distance les événements improbables. La réalité stylisée laisse imaginer souvent les images de ses livres comme une BD à la ligne claire ou bien des classiques du cinéma américain : on peut penser dans le cas de ce roman à Fenêtre sur Cour de Hitchcock par exemple. Le lecteur n’est pas tranquille et il est dans la position de la narratrice qui écoute à travers la cloison pour comprendre ce qui se passe chez les voisins : on cherche comme elle, mais à travers le texte de Julia Deck, les interstices et les légers décalages qui permettent de deviner la réalité cachée dans les allusions du récit.