Cinéma

Martino – à propos de Martin Eden de Pietro Marcello

Écrivain

Avec Martin Eden, Pietro Marcello transpose au cinéma, dans la baie de Naples, le roman que Jack London situait dans la baie de San Francisco. Le réalisateur italien en garde la trame, celle d’un garçon pauvre qui dé­couvre dans le même temps les splendeurs de la culture et d’une jeune fille de famille bourgeoise, et qui veut
de­venir écri­vain. L’intemporalité dont Pietro Marcello joue à merveille l’amène à poser cette question : est-ce que l’éducation et la culture peuvent éponger la pauvreté ?

Il est minuit, il ne pleut presque plus, je rentre de l’Escurial, le cinéma des Gobelins qui tient bon et nous régale depuis tou­jours, où nous sommes allés voir Martin Eden. Et je me demande encore comment je vais m’y prendre pour en rendre compte. Je me le demande depuis le début du film, dès que j’en ai perçu la tonalité singulière.

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J’aurais tellement aimé adorer ce film, tellement, pour toutes les raisons du monde. Puis l’écrire, que je l’aime beaucoup, parce que la critique est faite pour ça, devrait exister d’abord pour trans­mettre un enthousiasme, une empathie naturelle, jamais forcée, pour les partager, avant de ten­ter d’en comprendre les tenants et les aboutissants.

Pietro Marcello est né en 1976. Autant dire 76 comme Jack London, à un siècle de distance, en juillet, lui, pas en janvier. Je ne pense pas que ce soit une coïncidence, il fau­drait le lui demander. Si on veut une coïncidence, on pourra toujours observer que le film a été pré­senté à la 76eme Mostra où il a été récompensé pour le rôle-titre. Marcello est un œil qui compte et comptera.

Même si ce n’est pas l’heure des rétrospectives, j’aimerais désormais regarder ses documentaires, par curio­sité et pour mieux appréhender, peut-être, le film que je viens de voir. À commencer par Il passagio della linea, ces voyages en train à travers la péninsule et à travers les yeux d’un homme de quatre-vingt-dix ans. Quant à Bella e perduta, c’est un film splendide, entre do­cumentaire et fiction, dont je re­tiens le po­lichinelle qui depuis l’Antiquité écoutait les morts pour parler aux vivants et le buffle qui se roule dans les herbes puisque « être un buffle est un art ». On l’aura retrouvé, le buffle, dans Mar­tin Eden, en un plan fugace. La commedia dell’arte, on l’a retrouvée aussi pour une scène ren­versante, mais pas l’adagio non troppo du Concerto all’antica de Respighi, dommage.

Martin Eden est donc ce qu’on pourrait nommer le roman-phare de Jack London. Les romans très célèbres adaptés au cinéma ne manquent pas. Adaptés ou inspirés, plus ou moins « librement », c’est une habitude qui a donné des résultats souvent magnifiques. Don Quichotte (Kozintsev), Tom Jones (Richardson), Le Guépard (Visconti), parfois un peu moins convaincants, À la recherche du temps perdu (Raoul Ruiz). Il y a aussi le Moby Dick de John Huston qui n’est pas son chef-d’œuvre mais dont je n’oublierai jamais l’injonction du colosse rouquin dans la barque avant d’attaquer au harpon la ba­leine – Souquez mes anges ! Il y a encore plusieurs Liaisons dangereuses voire des Casanova. Par ailleurs, Oblomov est devenu Quelques jours dans la vie d’Oblo­mov pour Mikhalkov et Werther est devenu Le roman de Werther entre les mains de Max Ophuls.

Ce léger décalage tient à la fois au propos et à une espèce de retenue. Dans le cas d’Ophuls, c’est un Français qui adapte et transpose un Allemand. Ici un Italien renouvelle un Américain et la baie de San Francisco au début du XXe siècle devient la baie de Naples on ne sait pas bien quand. Cela dit, ce film se serait in­titulé Le ro­man de Martin Eden, ça n’aurait pas changé grand-chose à l’histoire. Il n’empêche que Marcello en conserve la trame, celle d’un garçon pauvre qui dé­couvre dans le même temps les splendeurs de la culture et d’une jeune fille de famille bourgeoise, qui veut de­venir écri­vain, qui se bat avec les mots et avec les refus des éditeurs, qui rencontre la gloire (le suc­cès et l’ar­gent) et qui n’en supporte pas les contradictions.

Ce qui m’a fait plaisir et m’a plu, c’est l’hommage que le film rend aux livres.

Il va de soi que les réalisateurs – et les scénaristes – ont toute liberté pour s’approprier une œuvre littéraire. Pietro Marcello l’assume à son tour. Bien sûr, on n’en finirait pas de repérer les différences voire les discordances. La question n’est pas là. Écartons donc d’emblée toute velléité de traquer toutes les dissemblances et toutes les ressemblances. L’exercice serait vain. Le person­nage du film Martin Eden n’est pas le personnage du roman Martin Eden. D’ailleurs Martin Eden n’est pas Jack London. La confusion a été assez générale et elle a servi à accréditer le mythe de son suicide. Alors, faut-il le rappeler, qu’il est mort d’une crise d’urémie et qu’il avait conservé une vitalité débordante malgré les tracas en tous genres et les aléas d’un désabusement tragique.

Selon les spécialistes, il y a au moins un autre film Martin Eden, celui tourné pour les films Jack London par Hobart Bosworth, son alter-ego, producteur, réalisateur, acteur, scénariste. Sorti en août 1914, il dure une petite heure, muet par la force des choses, et on aimerait voir les car­tons d’inter­titres. La même année, les mêmes avaient produit John Barleycorn (son livre le plus autobiogra­phique) et Burning Daylight (un magnifique roman à sa fa­çon très proche aussi de sa vie ou de l’image rêvée qu’il en avait).

Alors qu’est-ce que j’ai vu ce soir à l’Escurial ?

En fait, le film ne m’a ni ému ni transporté. Ému, ce n’est pas grave, si je puis dire, car même si on peut considérer que l’émotion est au principe de l’art, et peut-être d’autres spectateurs ont-ils été ou seront-ils émus, elle n’est jamais le sine qua non d’un senti­ment ni d’un jugement esthétique. Par ju­gement, entendons : appréciation, opinion, critique ; ni arbi­trage ni sentence, encore moins sanction. Les exemples ne manquent pas de films qui m’ont em­ballé sans m’émouvoir. En revanche, il im­porte d’être transporté, fût-ce comme le baron de Mün­chausen sur un boulet. Pour autant, les éloges ont été vifs.

Luca Marinelli a reçu à la Mostra la coupe Volpi du meilleur acteur. Dans son petit discours, aux classiques remerciements à l’équipe et la famille, il a ajouté Jack London « qui a créé ce mer­veilleux marin à la recherche de la vérité », un raccourci révélateur d’une certaine ambiguïté du film. Puis, il a adjoint à ces remerciements « toutes les personnes qui sont en mer à sauver des per­sonnes qui fuient des situa­tions terribles » et qui, ainsi, nous sauvent nous-mêmes. Ce qui est bien trouvé et bien pensé à tous points de vue. Toutefois, le plus évident à mes yeux n’est pas son jeu, qui peut paraître passablement outré dans la dernière partie, mais sa carrure. Il est cos­taud, trapu, d’une bonne enver­gure. En ce sens au moins, Martin est bien Martin. Et, c’est peut-être idiot, mais ça m’a fait plaisir.

Ce qui m’a fait plaisir aussi, et m’a plu, c’est l’hommage que le film rend aux livres. On n’a pas vu autant de livres passer dans un film depuis le Ghost Dog de Jarmush porté par un Forest Whitaker métamorphosé en samouraï. Martino (appelons-le Martino) s’éprend des livres. C’est un jeune homme qui n’est pas allé au lycée et qui doit travailler à l’usine ou dans les champs pour gagner sa vie ; mais il lit « avec frénésie » tout ce qui lui passe par les mains, il en achète chez un vieux bro­canteur qui rêve de poésie et qui lui commande une poésie comme on commanderait un tabouret à un menuisier, il découvre Baudelaire avec une maladresse touchante, et je me suis dit en voyant Martino ouvrir Les Fleurs du mal que Fusées et Mon cœur mis à nu lui auraient encore mieux convenu ; à Jack London aussi.

Il lit par passion pour les horizons que lui ouvrent les livres et pour plaire à cette jeune fille (Elena) dont il est tombé amou­reux, il lit pour apprendre, c’est signe de bonne volonté, il lit pour comprendre le monde, ça prouve qu’il a déjà appris. Je n’ai pas été assez vif pour reconnaître les livres qu’il lisait. Le seul, qui occupe une place car­dinale dans le scénario, comme pour Jack London, c’est Le principe de l’évolution de Spencer.

Martin Eden rend aussi hommage à l’écriture, au métier d’écrivain, ce n’est pas tout à fait le propos du Ghost Writer de Polanski, qui n’affiche pas la même ambition. A la bonne vieille machine à écrire que notre génération a eu la chance de connaître et aux feuilles de papier. Et quand Martino les sus­pend avec des pinces à linge à une corde tendue à travers la pièce comme Jack London dans son ranch de Glenn Ellen, elles évoquent ces pho­tographies de Robert Franck où on peut voir suspendue à une ficelle une feuille de pa­pier avec le mot WORDS en plein ciel. Ceci dit, quoi écrire ?

Elena lui adresse un reproche qui le blesse et le place devant une sorte d’impasse ; ses textes sont beaux mais ils sont tristes, il devrait écrire des choses plus lé­gères. Martino défend le principe de réalité et il l’emmène subito presto dans les rues misérables de Naples ; il croise aussi des journalistes confron­tés à l’urgence de rédiger un article sur l’assassinat de paysans révoltés contre les propriétaires fon­ciers et à l’urgence de l’imprimer. La question est po­sée : est-ce la pauvreté des hommes qui doit donner un sens à l’écriture – serait-ce « le seul salut de­vant la déception qui approche » ?

Écrire ce sont encore nos premières lignes sur un cahier d’écolier, ici martin eden martin eden mar­tin eden. C’est la nasse de ses démêlés avec son éditeur et ses lecteurs qui culminent avec l’épisode embarrassé du poème « l’éphémère » situé au cœur du film (qui a écrit quoi ?). Martino affronte, sans l’affron­ter, une société du spectacle qui le submerge d’une « fatigue » implacable et le pousse à sa perte. Le projet d’un grand tour aux USA est une échappatoire. Il a d’abord l’idée d’envoyer un sosie à sa place. S’il y consent, c’est par cette « vanité » dont il n’est pas si simple de se départir. Encore que le sosie ait d’une certaine façon le dernier mot puisqu’il le suit jusqu’à la mer. Ce qui m’a plu enfin, c’est l’audace et l’énergie qu’il a fallu à Marcello pour camper ce nouveau Martin Eden.

Le don de Marcello pour les images bucoliques nous renvoie au mythe de l’âge d’or.

Très vite, j’ai eu l’impression d’être baigné dans un film des années soixante-dix, puis d’en être sorti, d’y replonger, par un ensemble d’éléments qui tiennent au grain de la pellicule et à l’usage de la caméra. Parallèlement, on se rend compte assez vite d’un dispositif intrigant. Si on en croit les scénaristes, le film est dépourvu de coordonnées temporelles. Mieux que ça, il mêle les époques, nous laissant flotter entre elles, les mêlant à la fois par l’usage des archives et par l’avancée du film lui-même ; ce sont aussi bien des archives historiques du début du siècle (le XXe) que des ar­chives personnelles (datant des années soixante-soixante-dix), imbriquées aux images du film, nous obligeant à naviguer dans ce feuilleté des nappes d’un temps qui passe et ne passe pas.

On se re­trouve ainsi à la veille d’une déclaration de guerre, dont l’annonce est faite plein écran par un éclo­pé rudoyé par des che­mises noires alors qu’on vient de voir Elena rejoindre sa mère dans une automo­bile des années cinquante. Quant au don de Marcello pour les images bucoliques, il nous renvoie au mythe de l’âge d’or. La puissance de ce film consiste à s’appuyer sur ce ressort essentiel et sur toute l’his­toire du XXe pour explorer celle d’un XXIe dont la part imprévisible reste forcé­ment en­tière.

Le versant politique de ce Martin Eden, j’imagine qu’il l’assume avec, bien sûr, toute la distance que donnent des personnages à un discours où les attaques contre le libéralisme fusent et où la dé­mocratie est dénoncée comme une « farce », sans oublier le constat cruel des impasses du socia­lisme, aussi « inévitable » fût-il (ou soit-il). Quoiqu’on puisse en penser, ce sont des vraies ques­tions. Et ce n’est pas tous les jours qu’un film aborde, en toutes lettres, l’axiome de la lutte des classes, qu’on y voie un Viva il 1° Maggio, une grève, des drapeaux rouges même sépia, qu’on y prenne la dé­fense des faibles, quels qu’ils soient. « Trop de pauvres », oui, et une pauvreté qui pro­voque les flux d’émigration ; extérieure vers le conti­nent américain, intérieure depuis le Mezzogior­no, bateau, che­min de fer, paysage qui défile par la vitre du train, ce motif de la Conversation en Si­cile de Vittorini qui demeure au faîte de la littérature italienne. 

Naturellement, le versant social est le pendant du politique. Est-ce que l’éducation et la culture peuvent éponger la pauvreté ? Encore une vraie question à laquelle il faut aujourd’hui la foi du char­bonnier pour apporter une réponse positive. On peut toujours s’accrocher au sourire éden­té, à la fois rayonnant et timide, du vieil homme qui a tracé son nom à la craie sur le tableau de l’école devant les mômes hilares et son sourire justifie que j’aie retenu son nom et que je l’écrive à mon tour : Angelo Ciganesi.

Aucun angélisme, pour autant, dans ce film, il suffit d’apercevoir le personnage détestable du beau-frère, affreux, sale et méchant aurait dit Scola, pas vraiment gâté. À l’autre bout de l’éventail social, la bourgeoisie n’est pas plus gâtée. Elle apparaît désœuvrée, réduite aux jeux de billard et de colin-maillard, à une pâle réplique de la cour du XVIIIe où on s’amusait sans ver­gogne du ridicule de qui n’en était pas. Qui suis-je ? Socrate ne suffit pas à éclairer la réponse. Mar­tin Eden butte comme nous tous sur l’aporie de notre temps de communauté improbable : individu vs. individualisme.

Il y a un moment où le film s’envole, je l’espérais. C’est le moment où Martino demande à Maria le temps qu’il lui faut pour coudre les grands mouchoirs, le salaire qu’elle reçoit et le prix auquel ils sont vendus, petite leçon jamais inutile d’économie politique. Elle lui dit à son tour « je ne sais pas les décrire mais j’ai vu de belles choses » ; elle précise : les étoiles, les pâtes, elle ajoute quelque chose qui ressemble à la poitrine des femmes. Et ensuite, je ne sais plus très bien si c’est aussitôt ou un peu plus tard, elle lui apporte les habits du mari mort qu’il revêt et il y a cette douceur comme émerveillée dans ses yeux et ceux de ses enfants.

Et puis, je n’ai pu me défaire de l’idée que le film tournait au mélodrame, un peu comme Two Lo­vers de James Gray, qu’on me pardonne, mais ce n’est pas son meilleur film, à cause de ces tour­ments d’aimer la fille « qu’il ne faut pas ». Pas pu me défaire non plus, surtout vers la fin, de l’im­pression d’être embarqué dans une histoire du cinéma un brin encombrante. Une touche de Visconti dans le visage et l’attitude – si veules – de Martino, une touche de Fellini avec la plage et les barres d’immeubles de banlieue, une touche de Pasolini avec les visages des pauvres plein cadre, pourquoi pas, mais sans la grâce de Fellini et de Pasolini. La grâce de Marcello est ailleurs. Elle appartient au XXIe siècle, il en a déjà donné des signes éclatants, le buffle je l’ai dit, ou ici, dans Martin Eden, la scène du parapluie et la séquence en noir et blanc où les enfants plongent dans la mer et pêchent un poulpe. Que j’y perçoive un écho lointain du Kaos des frères Ta­viani rap­porte encore ce film à ce monde d’images et de sensations qui nous définit.

Le dernier plan, on le voit venir, et c’est très bien. Martino est assis sur le sable, il se lève, il va droit dans la mer, face à la boule rouge orangé du soleil, il nage – on suppose – sans retour dans la mer Tyrrhénienne comme Martin se laisse glisser de son bateau dans les mers du sud. Ce soir, j’aurai donc vu un autre Eden. Le titre auquel songeait London pour son roman a long­temps été Success. C’est évidemment ce que je souhaite du fond du cœur au film de Pietro Marcel­lo.

Martin Eden, réalisé par Pietro Marcello, est sorti le 16 octobre.


Bernard Chambaz

Écrivain, Poète

Rayonnages

CultureCinéma