Littérature

Correspondance électronique – sur Je crois que tu me plais d’Ersi Sotiropoulos

Écrivain

Je crois que tu me plais est un roman épistolaire à l’heure des emails. La nouveauté du genre ne tient pas seulement à l’accélération foudroyante des échanges peu ou prou instantanés, ni au registre de langue, mais à la capacité de la romancière grecque Ersi Sotiropoulos d’appeler le monde dans ses pages grâce aux outils numériques. Le roman est tellement affranchi des codes romanesques désuets que le lecteur pourrait oublier qu’il lit une (remarquable) œuvre de fiction.

C’est un volume imposant qui d’entrée de jeu – puisque c’est bien d’un jeu avec le lecteur dont il s’agit – se dispense de toutes les convenances et conventions romanesques. Lointain descendant des romans épistolaires, Je crois que tu me plais en transporte certains codes dans l’univers électronique où se façonnent désormais nos existences et nos histoires. La correspondance amoureuse d’un homme et d’une femme dont au départ nous ne savons rien s’y déploie de mails en SMS, évoquant des rencontres et des conversations téléphoniques dont rien n’est jamais raconté sinon à l’occasion d’un souvenir elliptique, puisqu’il est partagé.

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Il faut plusieurs pages pour comprendre qu’ils ont tous deux une vie conjugale, que l’un est un vigneron de haut vol dont le chai est installé sur l’île de Santorin, l’autre une écrivaine grecque qui ne cesse de courir le monde pour accompagner ses parutions ou bénéficier de résidences de création. Alors qu’au début les deux amants ne disposent que d’une identité numérique tout à fait volatile (« lafarce@hotmail.com » s’adresse à « moineau@gmail.com », qui est parfois moins prompt à répondre), il en faudra plusieurs centaines pour qu’apparaissent en signature un timide « E. » lentement métamorphosé en « Ersi » écrivant désormais à « Yorgos ».

Le seul texte qui échappe au dispositif tient en quatre lignes : ce sont les deux exergues qui d’emblée cadrent les échanges, évoquant l’ambivalence amoureuse d’une part et d’autre part les clichés sentimentaux qui en résultent, auxquels on peut toujours prétendre échapper : « Je hais et j’aime à la fois (…) Je le sens, et c’est un supplice » (Catulle) ; « Au pied de l’autel aux chewing-gums, elle faisait le vœu qu’il lui téléphone.» (Eva Stefani).

Une fois tournée cette page des exergues, le pacte romanesque avec le lecteur est clairement affirmé, rendu visible par les adresses mails qui s’affichent avec date et objet, et, autant dire que la règle du jeu est posée : cette correspondance électronique nous est livrée comme si elle était réelle, c’est-à-dire, comme si chaque phrase n’avait jamais été écrite qu’en fonction du seul et unique destinataire qu’elle affiche, le correspondant, auquel il serait évidemment absurde de raconter la nuit passée avec lui. Au lecteur de l’imaginer : de mettre des images dans les blancs qui séparent les mails, alors qu’il est sans cesse renvoyé aux ellipses naturelles du récit qu’il reconstitue, parfois sans mode d’emploi, parfois avec une précision qui n’autorise aucun malentendu, « est-ce que je me fais bien comprendre ? ».

L’histoire amoureuse se ramifie en mêlant ses branches tantôt flamboyantes tantôt dépressives à tout un univers poétique et musical.

La différence que creuse d’emblée la correspondance électronique avec un roman épistolaire ne tient pas seulement à l’accélération foudroyante des échanges peu ou prou instantanés (sauf mauvaise volonté ou mauvaise foi de part ou d’autre), ni au registre de langue (comme un leitmotiv de l’absence et du manque, les « T’es où? » succèdent aux « On peut parler ? » « Appelle dès que possible », ce qui provoque un effet répétitif au sens musical mais n’est jamais innocent pour autant : car au troisième « t’es où ? » consécutif, le lecteur n’a pas besoin de commentaires pour sentir l’énervement monter). Cette différence tient surtout à la capacité dont joue pleinement Ersi Sotiropoulos d’appeler le monde dans ses pages grâce aux outils numériques.

L’histoire amoureuse ne se contente pas d’être rythmée par les citations de poètes majeurs : elle se ramifie en mêlant ses branches tantôt flamboyantes tantôt dépressives à tout un univers poétique et musical dont ne sont pourtant présentes que les traces squelettiques, à savoir les adresses URL, quand les correspondants s’envoient des liens pour partager une vidéo. Ainsi d’un mail de juillet 2016 titré « Allen Ginsberg – « Hurlement » – You Tube » et ne présentant comme seul contenu que cette adresse qui hélas aujourd’hui ne mène pas au hurlement promis : https://www.youtube.com/watch?v=IMCSPFJ1REU (« vidéo non disponible », ricane YouTube. En revanche, https://www.youtube.com/watch?v=q4_TgF-xpuk&list=PL09C37E1C21885AO3 renvoie bien à Tribal Dreams du musicien techno Nikos Diamantopoulos que me voici écoutant – non sans avoir maugréé, pauvre lecteur de papier que je suis, qui ne peut d’un clic m’accaparer le contenu, contraint de copier l’URL lettre à lettre sur mon ordinateur…).

Les deux amants, mais surtout elle, s’envoient donc également de longues citations intégrées au corps des mails : la bibliothèque intime de l’auteur lui permet de partager une multitude de pépites ; outre Constantin Cavafy reviennent souvent Rilke, E.E. Cummings, T.S. Eliot ou Ezra Pound, et l’on fait en ces pages quelques magnifiques découvertes, comme celle de Maureen N. McLane traduite par Stéphane Bouquet. Jouant le jeu, le lecteur ne s’étonne pas d’en voir revenir certaines au long des trois années que couvre le livre, comme il serait naturel dans une vraie correspondance aussi intense où il est bien logique d’en repasser deux fois par Sappho : « Certains prétendent que la plus belle chose qu’on puisse voir sur la terre noire, / c’est une horde de cavaliers, d’autres, un bataillon de fantassins, /d’autres encore, une flotte de navires ; moi je dis que ce qu’il y a de plus beau ; / c’est une personne qu’une autre désire. »).

Mais les amants partagent également des pièces jointes auxquelles, en revanche, nous n’avons pas accès : textes écrits pour une revue, articles de presse sur la situation de la Grèce en crise, dont ce livre est aussi un précieux miroir, et, surtout, photographies de tout ordre. Un rôle particulier incombe rapidement à ces dernières lorsqu’ils s’en envoient, ce que le lecteur sait uniquement parce que l’une d’elles est mentionnée pour ses effets, ou pour les raisons qui ont amené à la partager, puisqu’elles sont rarement décrites et de toute façon toujours absentes. Cet usage de la photo est en somme symptomatique du jeu qui s’intensifie au long des pages, où la question de l’absence, précisément, est centrale, au point de se décliner, tant l’absence de l’autre peut se conjuguer avec l’absence à soi-même, lorsque pointe le sentiment ou la crainte de l’abandon.

Au rythme des élans érotiques mais aussi des reproches et autres récriminations ordinaires en terres adultères, les deux amants tout aux sécrétions de mots que sécrètent leur histoire secrète en viennent à user des gens qui les entourent et des multiples lieux qu’ils traversent de la même manière exactement : à la lumière de leur aparté amoureux, le monde devient un ballet de fantômes, et certains protagonistes mettent plusieurs centaines de pages à révéler le rôle prépondérant qu’ils ont de fait dans la vie de l’un ou de l’autre.

On l’aura compris : Je crois que tu me plais est bel et bien un roman, peut-être ancré dans une expérience réellement vécue ou imaginée (on s’en fiche), mais de toute façon élaboré, très précisément calculé et en somme minutieusement fabriqué (et l’on se souvient écrivant cela que l’étymologie grecque du mot poème envoie au « faire », précisément), mais il s’agit d’un roman tellement affranchi des codes romanesques désuets que le lecteur pourrait oublier qu’il lit une œuvre de fiction.

C’est sa réussite, en réalité, de pouvoir donner l’impression d’être la restitution « sans filtre » d’une histoire vécue, au point que des journalistes ont pu chercher à deviner la part de réalité et la part de fiction de ce détonnant cocktail : c’est la réussite de son dispositif libérateur et novateur d’en donner l’illusion, mais le lecteur qui en resterait à cette illusion sans l’interroger, s’installant dans une position réduite au voyeurisme, se révélerait par lui-même incapable de jouer le jeu proposé, d’y trouver un rôle bien plus enrichissant, de comprendre que Je crois que tu me plais déploie bien plus d’une histoire, en réalité, et les déploie sciemment : dans le but de nous renvoyer à la question de la séparation de l’art et de la vie partout à l’œuvre au nom des intérêts commerciaux dans notre univers où les êtres comme les œuvres sont réduits à des unités de consommation.

Ce qui se raconte, en somme, est la contagion réciproque de la vie et des pages qui s’écrivent.

Les lecteurs qui connaissent l’œuvre d’Ersi Sotiropoulos, découverte en France en 2003 avec l’inoubliable Zigzags dans les orangers[1] hanté par le démon de l’absurde (et déjà habité par une belle violence nimbée d’accès de tendresse qui tout à la fois la contiennent et la rendent explosive), savent le très haut degré d’exigence qui est le sien, tant dans l’équilibre de phrase que dans celui du paragraphe, de la page ou du chapitre. Elle est de ces écrivains qui pèsent leurs mots dans une balance en toile d’araignée, pour emprunter à Villiers de l’Isle Adam cette image magnifique. Sa pratique lente d’écrivain, qui lui coûte patience et longueurs de temps, est l’un des sujets souterrains mais principaux de ce nouveau livre : nul hasard si la correspondance entre « Ersi » et « Yorgos » débute en juillet 2013 pour courir jusqu’en octobre 2016 : ce sont les années de la maturation, de l’élaboration parfois jouissive mais souvent douloureuse puis de la parution et de l’accompagnement de son roman précédent, le remarquable et remarqué Ce qui reste de la nuit[2].

Paru en France à l’automne 2016, ce roman racontait trois journées décisives dans la vie de l’immense poète grec Constantin Cavafy de passage à Paris, en 1897 (il a 33 ans), et lui a valu à très juste titre une belle reconnaissance internationale. Lire Je crois que tu me plais, c’est découvrir la très lente élaboration de ce « chantier Cavafy », sa naissance aux forceps, telle que « Ersi » les raconte à « Yorgos », l’entraînant dans la danse des mots, et le lecteur avec. L’enjeu est aussi de démontrer en quoi et comment l’art et la vie sont inséparables, l’histoire de l’écriture et l’histoire d’amour, consubstantielles. La relation est le fruit d’une quête de forces vitales à transfuser dans le roman en cours d’écriture pour l’arracher à l’immobilisme qui risque à chaque instant d’en faire un objet mort, aux qualités esthétiques peut-être indéniables, mais à rebours de ce qu’il rêve d’être, capable de renouveler de page en page le long combat de Cavafy avec les forces morbides qui, à Paris, en 1897, le menaçaient dans son geste.

Ce qui se raconte, est la contagion réciproque de la vie et des pages qui s’écrivent, quand le livre que l’on lit, en somme, nous raconte les coulisses du précédent sur le mode du partage le plus intime qui soit. « Yorgos » devient partie prenante de l’éclosion de Ce qui reste de la nuit, bien au-delà du rôle inversé de la muse : il y participe de plain-pied, non seulement parce qu’il lit, commente, s’enflamme ou non, mais aussi parce qu’il se révèle être un partenaire nécessaire à la vitalité de la phrase. La meilleure preuve qu’on puisse en donner est négative : car « Ersi », lors de disputes, en vient à reprocher à « Yorgos », non pas de la trahir ou de la mépriser, mais de tuer son roman, ou peu s’en faut : « Sans compter que c’est Cavafy qui va payer les pots cassés. Quelle injustice », écrit-elle en avril 2015, quelques semaines après avoir précisé que le chapitre 14 dans lequel elle est alors engluée « ne va pas bien. Je pense que c’est la faute de cette sensation de rupture entre nous qui m’entrave dans le processus d’écriture (…) monsieur petit nichon s’il en est ainsi mieux vaut que tu te trouves quelqu’un d’autre pour jouer à ce petit jeu-là. » On pourrait voir dans ces phrases une sorte de chantage amoureux, de fait : mais un chantage destiné à faire chanter non pas l’autre mais celui qui s’y livre et n’en peut plus de déchanter…

L’histoire en train de s’écrire et l’amour en train de se vivre sont des vases communicants dans le livre qu’on est en train de lire. Et ce qui est sûr, rendu là, c’est que la toute première phrase de leur correspondance et donc de Je crois que tu me plais prend une toute autre dimension, elle qui sort de la nuit (ou de ce qu’il en reste) : « Je me rappelle maintenant comment cette nuit là a commencé. Formidable. Je te raconterai. »

Il faudrait encore parler des autres livres que contiennent les quelque 800 pages de Je crois que tu me plais, qui est aussi, et ce n’est qu’un exemple, un livre de deuil de la mère de « Ersi » (l’on comprendra à la fin seulement les liens invisibles qui courent entre la maladie maternelle et l’amour adultère). Sa leçon essentielle concerne cependant l’art, plus encore que les affinités électives. L’art et l’amour ne servent à rien, ne servent rien ni personne, mais l’art comme l’amour ont ceci de commun qu’ils ont exactement autant besoin d’être irrigué par la vie que celle-ci a besoin d’eux pour échapper au morbide.

 

Ersi Sotiropoulos, Je crois que tu me plais, traduction Gilles Decorvet, Stock


[1] Traduction de Clio Mavroeidakos-Muller et Michel Volkovitch, éditions Maurice Nadeau, 2003.

[2] Traduction de Gilles Decorvet, éditions Stock, 2016, Le livre de poche, 2019.

Bertrand Leclair

Écrivain, Critique littéraire

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Notes

[1] Traduction de Clio Mavroeidakos-Muller et Michel Volkovitch, éditions Maurice Nadeau, 2003.

[2] Traduction de Gilles Decorvet, éditions Stock, 2016, Le livre de poche, 2019.