Littérature

Autour du ring – à propos de Shadow Box de George Plimpton

Critique Littéraire

Cassius Clay, Hemingway, Norman Mailer, Malcom X : autant de figures des États-Unis des années 1960 et 1970 rassemblées autour de l’évocation par George Plimpton de sa rencontre en 1959, sur le ring, avec Archie Moore. Et de ce monde des amateurs de boxe, il nous entraîne, avec une joyeuse légèreté et au gré de ses souvenirs, sur le chemin d’une Amérique scindée entre racisme et désirs de liberté.

George Plimpton n’était ni une brute, ni un truand. Pourtant, en 1959, ce journaliste filiforme d’une trentaine d’années monte sur un ring pour affronter à New York le champion du monde de boxe poids mi-lourds, Archie Moore, qui lui règle son compte en trois rounds. En contrepartie, à l’issue de son échec, le milieu pugilistique adoube Plimpton et lui témoigne du respect ; dorénavant, il aura ses entrées partout. Il a relevé ce challenge pour la beauté du geste, le plaisir de la plume et au nom du « journalisme participatif », un genre qu’il affirme avoir créé.

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Dans Shadow Box, publié en 1977 aux États-Unis mais jusqu’ici inédit en français, George Plimpton raconte ce simulacre de combat contre Moore. Le récit a l’esprit du journalisme gonzo, mais le ton est moins baroudeur, plus ludique, et le résultat moins narcissique. Plimpton fait preuve d’autodérision et laisse le gilet mille poches au vestiaire. Depuis l’enfance, prévient-il, il peut faire glisser sa montre « du poignet au coude », une complexion a priori peu adaptée à la confrontation avec un champion de boxe. Il saigne facilement du nez et souffre aussi d’une affection que les médecins appellent une « réaction sympathique » : lorsqu’on le frappe, il pleure.

Voici donc George Plimpton dans la peau d’une espèce de Woody Allen dépassé par les événements. Il avait pourtant en magasin d’autres expériences sportives, rédigées pour l’hebdomadaire Sports Illustrated : lanceur contre les Yankees de New York, gardien de but de l’équipe de hockey sur glace de Boston, quarterback dans l’équipe de football américain de Detroit. Ne se limitant pas au seul domaine sportif, Plimpton a aussi joué du triangle au sein du New York Symphonie Orchestra dirigé par Leonard Bernstein. Tissé de digressions et de souvenirs, le texte de cet homme délicieux qui fréquentait Ernest Hemingway, Norman Mailer, Tennessee Williams, etc., relève autant d’un témoignage sur le monde de la boxe que d’un tableau des États-Unis des années 1960 et 1970, un moment, comme le remarque François Busnel dans sa préface, où racisme et désir de liberté bouillonnent à parts égales.

Né à New York en 1927, mort en 2003, George Plimpton était un fils de bonne famille, de tempérament facile et joyeux, écrit François Busnel qui l’a connu. Il étudie à Harvard avant de partir pour Paris, où il fonde The Paris Review avec Peter Matthiessen et William Styron. Ce périodique reste aujourd’hui encore l’une des plus importantes revues littéraires américaines, précieuse pour les longs entretiens qu’il publie avec de grands écrivains. Ceux d’Hemingway, Faulkner ou Nabokov sont des modèles du genre. Ils y parlent de leur inspiration avec la dépression ou l’arrogance qui sont les leurs. C’est à Plimpton que revient l’invention de cette rubrique.

C’est ainsi que The Paris Review a découvert Jack Kerouac, Nadine Gordimer, James Salter, Richard Ford ou Philip Roth, qui mentionne Plimpton dans son roman Exit Ghost. Seule erreur, la revue a refusé John Irving. Plimpton avait d’ailleurs gardé, accrochée au-dessus de son bureau, la lettre de refus envoyée à l’auteur du Monde selon Garp. Intellectuel américain, le journaliste Plimpton se double d’un écrivain et d’un dandy mondain. L’un des charmes de Shadow Box est de tenir le greffe des soirées au cours desquelles, tel qu’en lui-même enfin changé, Plimpton dîne dans les restaurants chics de Manhattan en compagnie de célébrités et de jeunes et jolies femmes. Nous sommes avant #MeToo.

Le journaliste ne croise pas le fer contre ses démons, il n’emboîte pas non plus le pas de Michel Leiris qui incite les écrivains à s’approcher au plus près de la « corne » du taureau. Si bien que Shadow Box, avec Plimpton, est à entendre au sens d’un combat pour de faux.

Shadow Box ne s’inscrit donc pas dans la lignée de récits héroïques et sombres qui voient dans le combat du ring une métaphore de la lutte de l’écrivain contre la page blanche. En France, au début du siècle dernier, lorsque la boxe devient à la mode, Tristan Bernard la prend pour sujet d’écriture. Le Britannique Arthur Cravan, neveu d’Oscar Wilde, est poète, provocateur et boxeur. A Barcelone, il affronte Jack Johnson sous les yeux de Blaise Cendrars. Quant à Apollinaire, il invente un beau calligramme, qui dit : « Terrible boxeur boxant avec ses souvenirs et ses mille désirs. » Dans la suite du siècle, de nombreux écrivains ont écrit sur la boxe, transformant le K.O. contre l’adversaire en victoire sur les ratures ou sur le manque d’imagination.

Plimpton, lui, ne se torture pas. Les larmes, oui, à cause de sa « réaction sympathique », mais la sueur et le sang, très peu pour lui. Si l’expression « Shadow box » évoque habituellement un combat contre soi-même, celui de l’écrivain comme celui du boxeur, elle prend chez Plimpton une autre valeur. Le journaliste ne croise pas le fer contre ses démons, il n’emboîte pas non plus le pas de Michel Leiris qui dans De la littérature considérée comme une tauromachie, incite les écrivains à s’approcher au plus près de la « corne » du taureau. Si bien que Shadow Box, avec Plimpton, est à entendre au sens d’un combat pour de faux. George Plimpton choisit Archie Moore pour partenaire parce qu’il était réputé « sociable et haut en couleur. Son esprit vif en faisait la coqueluche des journalistes. » Il met immédiatement les points sur les i : « Dans ma lettre, je demandai à Moore si, au nom de la littérature – une phrase que je soulignai une ou deux fois – il accepterait de venir à New York pour un match d’exhibition en trois rounds. » De fait, Shadow Box liquide ce match en quelques pages, puis part à sauts et à gambades vers d’autres horizons.

Alors entrent en scène les combattants purs et durs, et notamment Cassius Clay, millésime 1964 : le boxeur vient de se convertir, de rejoindre Nation of Islam et de prendre pour nom Mohamed Ali. Plimpton en dresse un portrait sobre et précis. Il décrit sa maison de Miami, la ville où Ali affronte Sonny Liston. Elle se situe dans le quartier populaire de North Miami : « Toute sa garde rapprochée y était logée, à l’étudiante, à deux ou trois par chambre. » Chaque jour, des films sont projetés à l’extérieur et des enfants y assistent, assis devant la maison. Ils posent des questions, Mohamed Ali leur répond, « on n’entendait plus le son du film. » Un grand succès fait néanmoins régner le silence, c’est L’invasion des profanateurs de sépultures, sorti en 1956. Il y avait « douze rangées d’enfants autour de lui quand il sortait de sa voiture ». Clay-Ali leur demandait : « — Qui est le roi des rois ? — Cassius Clay ! — Qui a ébranlé le monde ? — Cassius Clay ! — Qui est l’ours hideux ? — Sonny Liston ! ». Ce dernier habite une demeure de seize pièces avec vue sur la plage. Plus tard, Plimpton visitera, et donc nous avec lui, la maison d’Ali située à Cherry Hill dans le New Jersey.

Par l’intermédiaire de Mohamed Ali, George Plimpton rencontre Malcom X, dans une cafétéria de Miami. 1964 est l’année où Malcom X se sépare de Nation of Islam et d’Elijah Muhammad. Une autre légende de la boxe, Sugar Ray Robinson, guide le leader entre les tables jusqu’à George Plimpton. « Malcom X a une voix douce, et il affiche souvent un grand sourire, mais ce sourire est dépourvu d’humour. Son attitude est distante, et il demande, avec une pointe d’humour : « Plaît-il ? » quand il n’entend pas ou ne comprend pas une question, en se penchant en avant et en inclinant la tête. » Malcom X dit à Plimpton : « “Un des aspects de notre religion est qu’elle élimine la peur. Le christianisme, lui, est basé sur la peur.” Je lui fis remarquer qu’on pouvait dire que la religion musulmane, qui a ses tabous, ses promesses, et ses menaces, est également basée sur la peur. »

Le journaliste conserve une élégante distance. A la différence d’un reporter gonzo, Plimpton ne se met pas en scène, ne se considère pas lui-même comme sujet du reportage.

Puis il est question de Martin Luther King. Malcom X : « Il perdrait un débat contre moi. » Pourquoi, demande Plimpton ? « Parce que l’intégration est une idée absurde, un rêve, répondit Malcom X. Je ne m’intéresse pas aux rêves, mais aux cauchemars. Martin Luther King et tous les autres, ils ont des rêves pleins la tête. Mais au bout du compte, il n’y a pas de débat entre King et moi. Nous sommes tous deux des accusateurs. Je lui dirais : “Vous, vous accusez et vous leur donnez de l’espoir. Moi, j’accuse, et je ne leur en donne aucun.” » Plimpton ne commente pas les propos qu’il rapporte.

Il continue : aux yeux de Malcom X, un Blanc ne peut pas être l’ami d’un Noir. Le « prêcheur » en veut à John Kennedy d’avoir participé à Washington la marche du 28 août 1963 pour les droits civiques au cours de laquelle Martin Luther King a prononcé son célèbre discours. Selon Malcom X, la présence de Kennedy a transformé les marcheurs en « rampeurs, alors que cette marche se voulait une protestation contre les dirigeants du pays. » Plimpton observe, et pour lui-même, évalue Mohamed Ali par rapport à son mentor, Malcom X : « Clay est plus limité, et son style est différent, mais aucun des deux ne cherche jamais ses mots ou ses idées, de sorte qu’on a rarement l’impression que le cerveau travaille, mais plutôt qu’il suit une routine, comme un magnétophone qu’on active à volonté. » Un an plus tard, Malcom X sera assassiné à Harlem. Plimpton ne commente pas cela non plus, bien que Shadow Box date de 1977.

Un autre bagarreur, Ernest Hemingway, traverse Shadow Box. Querelleur, boxeur depuis ses 14 ans et fasciné par ce sport, il invite Plimpton à Cuba dans sa maison appelée la finca Vigie. Une fois encore, le journaliste conserve son élégante distance. A la différence d’un reporter gonzo, Plimpton ne se met pas en scène, ne se considère pas lui-même comme sujet du reportage. Il raconte avec humour et sympathie le déjeuner chez Hemingway, à la Vigie. L’amertume de l’auteur de Paris est une fête « était devenue une partie de son caractère. Il montait à la tour de la finca pour abattre des vautours qui survolaient les arbres en leur attribuant l’identité de gens qu’il n’aimait pas. » Le pauvre Faulkner fait partie du lot, « un choix ironique en ce que Faulkner avait dit (dans un entretien pour la Paris Review, d’ailleurs) qu’il aurait aimé être un rapace dans une vie ultérieure. » Plimpton rapporte que l’on disait Hemingway incapable « de boxer pour de faux. »

Norman Mailer aussi figure dans Shadow Box : Plimpton et lui assistent ensemble, à Kinshasa au Zaïre, en octobre 1974, au « Rumble in the jungle », le match légendaire qui oppose Mohamed Ali au champion poids lourds George Foreman. Mailer couvre le combat pour la presse et en tirera Le Combat du siècle. Plimpton : « Il m’était impossible, en le voyant en ville couvrant le même événement que moi, de ne pas être tenté par l’envie de reboucher mon stylo-feutre et de refermer mon carnet. » Tous les pronostics donnaient Foreman gagnant, et c’est Ali qui emporte le match. Il redevient champion du monde poids lourds. Plimpton va le trouver après sa victoire : « Je l’entendis déclarer qu’il souhaitait faire quelque chose pour le Président des États-Unis. “Peut-être qu’il pourrait m’envoyer quelque part au nom de mon pays. Je suis connu partout, dit-il avec mélancolie.” (…) Personne ne semblait particulièrement intéressé. »

Si Shadow Box est un livre aussi intéressant et aussi plaisant, cela tient à la souplesse avec laquelle il chemine, d’un lieu à un autre, et à la modestie de George Plimpton. Il n’a rien d’un poseur quand tant d’autres journalistes en immersion le sont. Il n’a aucune « amertume », contrairement à Hemingway. Il se présente en observateur goguenard, en témoin amusé, feignant de ne pas être l’organisateur de situations qui ne lui échappent pourtant pas. C’est cette posture qu’il adopte pour raconter un rendez-vous manqué entre Norman Mailer et Ernest Hemingway. Les deux monstres de la littérature américaine ne se sont jamais rencontrés et ont failli le faire un soir, à New York, sous l’égide de Plimpton. Le journaliste dînait en compagnie d’Hemingway qu’il qualifie de « paranoïaque », et d’Antonio Ordoñez, « le grand torero qui visitait les États-Unis pour la première fois. » Il avait promis à Norman Mailer de l’appeler pour qu’il les rejoigne, mais recule devant l’épreuve. Norman en fut soulagé : « Il avait dans l’idée que la rencontre aurait ressemblé à une visite à un dictateur sud-américain. »

 

George Plimpton, Shadow Box, traduit de l’anglais (États-Unis) par Anatole Pons, Editions du sous-sol, 384 pages.


Virginie Bloch-Lainé

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