Au migrant (pas tout à fait) inconnu – sur des livres de Sylvain George et Cristina Cattaneo
« Un roman qui traite de notre épouvantable époque doit être épouvantable : violent, disposé sur plusieurs couches, riche en contrastes crus, parsemé d’obscénités, de visions, de transes, de fragments de discussions sur la politique, la métaphysique, les problèmes artistiques et sociaux ». En juillet 1943, lorsqu’il écrit ces lignes dans son journal, Klaus Mann est réfugié aux États-Unis, à deux mois de recevoir sa naturalisation. Quelques pages plus loin, il propose « La course d’obstacles » comme titre de son prochain roman, faisant allusion aux « effroyables haies que l’on est contraint de sauter ».
Adorno énonça la (non-)théorie esthétique à dégager d’un tel positionnement sous la forme d’un art « non administré », refusant toute complicité ou toute conciliation avec le réel et reconduisant à cette fin l’énergie de résistance des avant-gardes. La poésie de Celan, l’écriture de Beckett en sont des exemples ou encore les espaces mouvants de Rothko et les figures déchirées de Bacon dont on comprend au Centre Pompidou que son geste prolonge l’invitation au risque énoncée par Nietzsche ou Bataille qu’il lisait.
Le fils du « Magicien », ainsi que sa famille nommait Thomas Mann, fut non seulement l’un des témoins les plus sensibles des horreurs de la Seconde guerre mondiale mais tout autant un observateur impitoyable d’une de ces phases où l’histoire sombre dans le chaos et échappe à toute approche rationnelle. Il n’est même plus question de comprendre, simplement d’avoir le courage de regarder et, éventuellement, de rapporter l’épouvante avec l’espoir que le témoignage puisse éveiller des consciences. Thomas Mann signa La montagne magique, Klaus Mann Le volcan. Tout est dit dans les titres.
De ces périodes de déréliction, notre présent participe. Sous deux aspects : la catastrophe écologique vers laquelle le monde se dirige tranquillement au mépris de son propre futur et le drame migratoire face auquel les sociétés occidentales réagissent par l’inhumanité