Léonard l’intempestif – sur l’exposition Vinci au Louvre
Dans Les Vies des meilleurs peintres, sculpteurs et architectes, considéré comme l’un des ouvrages fondateurs de l’histoire de l’art telle que nous la pratiquons aujourd’hui, Giorgio Vasari consacrait en 1550 un chapitre à Léonard de Vinci. Quatre siècles plus tard, Paul Valéry perpétuait son éloge en préface de l’édition de 1942 de ses carnets.
Aujourd’hui, à l’occasion du cinquième centenaire de sa mort, il est de nouveau célébré à travers la réédition des carnets dans la collection « Quarto » de Gallimard, où figure à nouveau l’introduction de Valéry. Enfin, dans un retentissement mondial, le Louvre célèbre cette année celui qui lui a fourni son œuvre la plus canonique : l’exposition-événement Léonard de Vinci 1452-1519 est l’occasion pour tous de découvrir, au-delà de la Joconde, certaines des peintures de Léonard de Vinci parmi les plus célèbres, ainsi que nombre de ses dessins, ses études pour tableaux, ses recherches et ses inventions scientifiques.
Dans cette exposition les carnets, les grandes toiles et les croquis d’une finesse incomparable permettent de reconstituer le portrait vivant d’un homme dont l’histoire semble, depuis sa mort il y a 500 ans, ne jamais avoir oublié la valeur. Un génie, un inventeur, un artiste ; un esprit étroitement associé à celui de son époque, symbole et artisan de la Renaissance qui lui est contemporaine.
Un artiste populaire
Au-delà de ce que l’histoire a retenu du personnage, l’exposition permet de faire une expérience intéressante de cette renommée. Léonard de Vinci 1452-1519 ne désemplira pas et accueillera probablement une quantité record de public – il faut réserver les visites plusieurs semaines à l’avance. Cela ne tient pas au seul effet de publicité que connaissent de nos jours ces grandes expositions-événements ; il suffit de se mêler aux spectateurs et d’écouter leurs commentaires pour comprendre l’engouement commun autour d’une figure populaire. Le public nourrit pour « Léonard » non seulement un intérêt, mais une véritable affection, une forme d’intimité qui permet de prendre à cœur l’ensemble hétéroclite des propositions de cet artiste-inventeur, d’apprécier et de relier les multiples facettes de son legs.
Le geste d’exposition réussit à préserver ce sentiment, malgré le monde, malgré la complexité de lecture autant visuelle que conceptuelle des différents travaux. Le spectateur a la possibilité d’éprouver l’œuvre à proximité et partager le regard de Léonard de Vinci en se penchant au plus près des dessins. Là se détaille l’enchevêtrement délicat des traits, des ombres, des encres aux lavis si clairs qu’on manquerait presque de les discerner ; et l’on parcourt les secousses de son imagination au fil des carnets, plonge dans les regards des tableaux en notant qu’il y a décidément quelque chose d’inimitable et de terriblement reconnaissable dans les travaux de Léonard de Vinci, quelque chose pour le distinguer immanquablement de ceux de son atelier.
Léonard de Vinci nous est familier, puissamment accessible – ce qui pourrait sembler paradoxal si l’on considère que cet esprit de haute volée, par une pratique et un questionnement permanent du monde, des matières, de la pensée et des techniques, est d’une plasticité, d’une agilité intellectuelle justement hors du commun. Mais sans aller jusqu’à évoquer ce phénomène nouveau de défiance à l’égard des élites, notamment intellectuelles, observé comme une forme possible du populisme, on peut simplement noter que parmi les figures célèbres et surtout populaires aucune n’a la stature humaniste et intellectuelle de Léonard de Vinci, aucune ne réunit autant de domaines de savoirs et de pratiques.
Certes, Léonard de Vinci se disait uomo sanza lettere, « homme sans lettres », illettré. Il s’insurgeait il y a plus de 500 ans déjà contre cette forme d’élitisme et de privilège du savoir qui le condamnait, enfant bâtard, aux arts mécaniques et aux ateliers, en le privant de l’étude des lettres et de la théorie. Mais ce n’est pas à cet endroit que se fonde notre passion commune pour Léonard de Vinci. Il n’est pas « populaire » par la force des choses qui l’excluent du privilège des élites de son temps ; ni pour son appartenance indépassable à un statut social inférieur.
Car loin de se conforter dans une opposition aux savoirs dont il a été privé enfant, Léonard passe sa vie à se former et à chercher l’enseignement, afin de pallier cette frustration première – une véritable souffrance, mais au fondement de ce désir de savoir qui traverse l’ensemble de son entreprise et qu’il poursuit toute sa vie. De cela, on ne prend véritablement la mesure qu’à la lecture de ses carnets : dès le préambule, il s’agit pour Léonard de défendre la légitimité et la valeur d’une pensée et de travaux nécessairement autodidactes, « résultat de l’expérience simple et pure, laquelle est la vraie maîtresse ».
Là réside la véritable portée de Léonard de Vinci, ce qui le rend familier et accessible à tous et au commun, loin de toute frustration sociale, dans la célébration réjouie de la connaissance. Les infinies possibilités de savoir dont chacun peut – et doit – faire l’expérience « vous permettront de distinguer le vrai du faux […] ; vous interdisent de faire usage d’un manteau d’ignorance, par quoi vous n’arrivez à aucun résultat et, de désespoir, vous vous abandonnez à la mélancolie. » Léonard prodigue cet enseignement dans une forme de conseil permanent, bienveillant, touchant à tout ce que le monde offre de remarquable.
Les Carnets tiennent ainsi autant du journal intime, que d’une adresse permanente à l’autre. Avant tout et plus que tout, Léonard de Vinci appartient à l’espace infini, disponible et à disposition de tous, de la connaissance, du monde – espace qu’il appartient à chacun et à tous en commun de se l’approprier. Cette appartenance-là se joue dans un regard permanent avec ses contemporains. Léonard n’écrit pas, il écrit pour : s’adresse à un lecteur, afin de lui enseigner un savoir qui se projette en tous les aspects du monde. Lire Léonard de Vinci, c’est se voir remettre le monde en main par son soin et sa curiosité – deux sens d’un même mot latin, la cura –, par ses écrits et par ses mots.
Si éclairant que soit le détour par les écrits de Léonard de Vinci, il serait dommage de se borner à leur lecture sans considérer la façon dont ce partage d’expérience œuvre au sein de l’ensemble de ses pratiques. Ainsi que le note Paul Valéry dans sa préface à l’édition de 1942 des Carnets, « Nous percevons bien plus que nous ne pouvons concevoir » : l’exposition est ainsi l’occasion de percevoir Léonard de Vinci comme de recevoir tout son enseignement – puisqu’il nous en propose, à travers la contemplation des cinq tableaux et de la vingtaine de dessins que réunit le Louvre pour l’occasion, une expérience.
Léonard de Vinci n’est pas un homme de science et un artiste, il est homme de science en tant qu’il est artiste. Il faut donc recevoir son œuvre picturale de la façon dont nous abordons sa pensée, ses écrits et ses considérations scientifiques. « Si les peintres n’ont pas décrit la peinture et s’ils n’en n’ont pas fait une science, la faute n’en revient pas à la peinture […] Peu de peintres savent les lettres parce que leur vie ne leur suffit pas pour les comprendre » ; autrement dit le décloisonnement des disciplines et le rééquilibre des savoirs et des pratiques dépassent la finitude d’une vie, et doivent nécessairement faire l’objet d’un partage au-delà des époques, des individus et des générations. Nous devons voir, revoir et recevoir la peinture de Léonard de Vinci.
Le soin infini du monde
Les peintures et les esquisses de Léonard de Vinci ne sont pas moins que ses inventions techniques et autres machines le fruit de son imagination débordante, en projection incessante sur le monde. Or cette projection ne distingue jamais la compréhension du monde de sa mise en œuvre. La peinture se nourrit d’une expérience du fonctionnement physique de la nature, de la biologie des organes qui le perçoivent. De même les machines ne fonctionnent qu’en s’accordant à ces règles et ces lois. Pour Léonard de Vinci, comprendre le monde dans tous les plis et les replis que constituent les infinies possibilités de ses lois est de cette manière indissociable de sa mise en œuvre.
Mais l’œuvre en question est autant l’ouvrage de peinture que l’invention mécanique. Dans l’un et l’autre l’imagination produit des formes pour parcourir ces plis infinis ; infinis de possibilité, mais encore de temps, puisque cette mise en œuvre du monde échappe heureusement à son auteur et résonne pour les générations futures, dans l’expérience des machines et enfin dans la contemplation des peintures, de leurs ombres et de leurs sourires. Notre présent reçoit pleinement cette double expérience qu’adresse Léonard de Vinci à son lecteur, à ses contemporains, puisque tout au long de sa vie l’inventeur a œuvré « de sorte que l’invention ne soit pas perdue ».
Dans la mesure où l’invention perpétuelle de Léonard de Vinci déborde ainsi son époque et se projette dans le temps, Léonard de Vinci parle indéniablement à notre présent. Mais au-delà de cette évidence demeure un paradoxe : cette figure humaniste n’entre pas en résonance à l’endroit de notre temps, mais résonne au contraire avec son envers.
Dans une forme de contretemps, au lieu d’un contrepoint, Léonard de Vinci déborde notre époque tout autant que la sienne. Car s’il est inventeur, concepteur, il n’incarne toutefois en rien ce que nous connaissons et pratiquons aujourd’hui largement de cette forme de conception que nous appelons « design ». Dans son acception la plus répandue et la plus pratiquée aujourd’hui, le design pense la question de la conception non pas à partir de son projet, mais à l’aune d’une certaine idée et même d’une certaine esthétique de la « finition ». Ce terme signe le plein accomplissement du design, l’horizon d’attente qui sous-tend l’ensemble de sa pratique et de son marché.
Non, Léonard de Vinci n’est pas contemporain de ce design-là ; son statut d’inventeur n’est pas encensé parce que nous y retrouvons une figure de designer. Vasari le notait au milieu du XVème siècle, Léonard est bien plus un homme de projets et de dessins que de travaux achevés. Nous n’avons pourtant jamais occulté cette dimension du personnage, puisqu’ainsi que Valéry le répétait quatre siècles plus tard, « on le dit incapable d’achever ses œuvres ».
Le dessin contre le design
Au fond, Léonard de Vinci existe et demeure dans cette forme d’inachèvement. Et c’est en réalité dans ce pan entièrement inachevé de son œuvre que réside son génie bouleversant, pour la simple raison qu’il s’y trouve déjà le plus essentiel de son invention, dépouillé de toute finition comme de toute finitude : le dessin.
Contrepoint de notre « design » actuel, l’intemporel disegno italien met en avant le lien puissant entre le dessin et le dessein, qui pendant longtemps ne connaissaient pas de distinction orthographique en français. Moins qu’une simple indétermination conceptuelle, le mot italien traduit plus que le passage de l’espace mental à une réalisation dans le monde, le dialogue permanent entre l’esprit et la main, les sens. Dans le disegno s’accomplissent la saisie du monde et les potentialités de l’esprit ; une association profonde et féconde, qui raconte la capacité de l’esprit à se projeter comme à se réaliser, car le dessin réalise l’esprit en le projetant sur les choses. Le disegno est donc le point commun aux machines volantes, aux portraits de la Vierge, à la Joconde achevée comme aux études de grimaces. Il est le fondement de l’invention, autant artistique que technique.
Tout au long de l’exposition, dans la contemplation d’un esprit à l’œuvre, en questionnement, en tension vers une réalisation encore imparfaite, nous tirons ainsi un enseignement incomparable et infini : l’enseignement magnifique des œuvres inachevées. À cet égard, le Saint Jérôme pénitent est bien, malgré et par son inachèvement, l’une des œuvres les plus éclairantes de l’exposition. Il s’y déploie tout le génie de Léonard, celui-là même qui permet l’apparaître, la vision, le passage de l’esquisse à la peinture, du plan au volume de la forme sont visibles ; littéralement, voilà l’imagination en train de se faire. Le disegno, le dessin, est le lieu que notre monde contemporain hésite à investir, mais absolument nécessaire à sa survie : le lieu de la projection infinie.
Le disegno de Léonard de Vinci en ferait de nos jours un bien piètre designer. Au récit transmis par Vasari de ses œuvres « inachevé[es], comme tant d’autres de ses ouvrages », « comme presque toujours », s’ajoutent les commandes qu’il ne parvenait pas à honorer pour des raisons de finitions et d’expérimentations techniques : « s’étant mis en tête de peindre à l’huile sur le mur, il élabora une mixture si épaisse pour la préparation à la colle, qu’elle commença à couler pendant l’exécution de la peinture, et au bout de peu de temps il y renonça, la voyant se gâter ».
Au lieu de s’atteler à ces exigences-là, l’imagination de Léonard de Vinci dérive, multiplie les objets et les lieux de projections. C’est un jeu permanent, qui plaît pour sa fraîcheur : jusqu’à sa mort et à travers chacune de ses inventions, Léonard de Vinci est occupé par la fiction du monde. Il le façonne par ses projets, mais ses projets sont aussi toutes les fictions qu’il se raconte à son propos, comme un enfant fait œuvre d’imagination en s’imaginant des aventures et des histoires.
Un projet de machine de guerre est montré dans la seconde moitié de l’exposition : près de la représentation de l’invention, Léonard imagine la guerre et dessine la bataille, depuis la stratégie générale jusqu’aux corps des petits soldats, où servirait cette machine. Le rapport à l’enfance n’est pas anodin ; nous entendons d’ailleurs parler de Léonard de Vinci depuis notre enfance, et c’est du fond de notre enfance que nous nourrissons une telle affection pour ce personnage qui écrit curieusement à l’envers et qu’on dit être le premier inventeur des hélicoptères.
Enseignements de la peinture
Mais de façon plus importante encore, le disegno de Léonard parle à notre enfance dans la mesure où il s’articule à la fois à des jeux d’enfant et aux enjeux de formation, d’éducation, d’émancipation, essentiels dès l’enfance dans l’accomplissement d’un être humain. Léonard enseigne par son invention. Il ne fait pas le design d’objets intelligents, toujours ajustés au plus près du corps, de l’esprit et des besoins humains ; son disegno est au contraire le lieu d’intelligence du monde, le lieu où l’esprit, la main et les sens se reconfigurent sans cesse pour se réajuster au monde et le saisir dans tous les sens du terme. Les enseignements de cette expérience de la projection infinie ne se trouvent pas uniquement dans la partie inachevée de son œuvre. Cet infini-là appartient entièrement au disegno, c’est-à-dire est compris dans le projet de Léonard.
Les œuvres terminées de Léonard accomplissent ainsi, paradoxalement, l’inachèvement à même de susciter un autre regard chez le spectateur – un regard capable de s’émanciper en faisant sa propre expérience du monde. C’est l’effet de brouillage produit par la célèbre technique du sfumato que théorise Léonard de Vinci, et qui sans que l’on sache toujours à quoi cela tient, est peut-être ce qui permet de distinguer son œuvre de celles de l’atelier.
Le sfumato travaille le contour d’une figure, son unité, et donc son apparaître ; il règle la façon qu’elle a de se tramer dans le tableau. L’effacement du contour et son brouillage l’inscrivent dans le monde, dans une forme de vie et de vérité qui n’appartient qu’à la peinture. Le sfumato du tableau achevé maintient ainsi cette forme de conviction première de l’esquisse qu’est le componimento inculto, la composition inculte, l’ « esquisse informe » – le geste du peintre qui compose en se débarrassant de la perfection formelle de toute culture, pour mieux le saisir dans son expérience.
Tout n’est pas dit, tout n’est pas lisible : le disegno de Léonard de Vinci ne livre pas un objet entièrement ajusté à la paresse de nos sens, achevé et achevant le dialogue de la peinture et du regardeur. Au contraire, l’œuvre suscite le regard : le visage et les mains de La Vierge aux rochers émergent de l’ombre, mais c’est à l’œil de réinventer la façon dont le corps se trame dans l’obscurité, la façon dont une partie de la tête se dérobe, la façon dont les gestes et les mains se réarticulent dans la composition générale du tableau.
Il semble que notre design de la finition commence à « faire son temps », et que notre engouement commun pour Léonard de Vinci suggère combien nous gagnerions à réinvestir et réinventer son disegno. De façon marginale certes mais bien réelle, notre époque contemporaine compte aussi ses artisans du disegno pour prôner une autre conception du design, plus juste, plus ajustée au monde et plus éloignée de la toute-puissance de ce design de masse produit hors de toute mesure, en dépit des ressources et loin de toute considération d’émancipation des individus.
Ces artisans-là sont pourtant bien loin d’être aujourd’hui aussi populaires et reconnus que Léonard de Vinci. Il revient donc à nous, consommateurs de design comme d’art, d’aller les chercher, les reconnaître parmi les artistes et les designers ; d’éprouver l’enseignement de leurs œuvres. Installons donc notre regard dans cet humanisme de la Renaissance pour comprendre que des artistes et des inventeurs relèvent encore aujourd’hui de cet humanisme, en contrepoint des grandes tendances de notre temps, mais pour son plus grand bien.
C’est peut-être le dernier et le plus lointain des enseignements que nous pouvons tirer de Léonard de Vinci au terme de cette rétrospective et de ces célébrations : puisque l’expérience du regard est un lieu de notre humanisation, sachons le questionner et le diriger vers les objets et les artistes qui cherchent à le libérer. Empêchons-nous, comme Léonard de Vinci exhortait ses contemporains et puisque nous sommes contemporains de son enseignement, de faire « manteau d’ignorance ».
Exposition « Léonard de Vinci », au Louvre jusqu’au 24 février 2020.
Léonard de Vinci, Carnets, Gallimard, Collection « Quarto », traduit de l’italien par Louise Servicen, préface de Paul Valéry, Édition de Pascal Brioist, Texte établi par Edward MacCurdy.