L’Amérique, grand corps malade – À propos de la rétrospective Peter Saul aux Abattoirs de Toulouse
Comment regarder l’œuvre de Peter Saul ? Elle est encombrante, intempestive. Reconnue sur le marché comme dans les grandes collections muséales, elle n’en a pas perdu son caractère répulsif, irritant, tant elle se tient entière dans un irréductible au-delà du goût, du bon comme du mauvais.
Elle sait se faire détester, et en jouit, mais elle a aussi de quoi nourrir l’enthousiasme des inconditionnels, au-delà de ce qui fait de Saul un artiste pour artistes. Elle divise profondément mais elle réserve pourtant à l’œil moins superficiel des aspects remarquables tant elle relève d’un parti pris d’artiste singulier. Classiquement picturale – Peter Saul dit se reconnaître bien plus chez les peintres d’histoire du XIXe que dans le modernisme dont il est le contemporain – sa peinture est nouée dans le monde, dans les signes de la société de son temps, dans les représentations, les figures symboliques, les clichés, le gros bouillon de la culture américaine, de ses standards et de ses motifs.
C’est cette dimension qui ancre l’oeuvre de Saul dans l’appellation pop ; non par appartenance à un moment décrit par la critique et par l’histoire de l’art, dont il se fiche, mais par l’ancrage et l’identification à la culture populaire, où il se reconnait. En demeurant résolument attaché à la forme tableau, comme un anachronisme tranquillement revendiqué, ces cultures, sous-cultures et autres cultures de masse se manifestent au travers d’une iconographie débordante, débridée.
Le Grand Art croise la pochade, la bande dessinée, le graffiti, la publicité et l’illustration de presse. Face au débat que la dualité du high and low a longtemps nourri dans le monde de l’art, Peter Saul répond à côté. La rétrospective donnée par les Abattoirs à Toulouse met en évidence la cohérence et la continuité de l’œuvre sur plus de soixante années, mais aussi la solidité, la finesse et la puissance critique de l’artiste à l’égard de son temps.
Un regard qui grince, qui grippe, qui pète, qui étripe, qui dégueule, une peinture qui gicle, pas sur le mode formaliste d’un Pollock, mais dans l’esprit des comics strips et du Grand Guignol, du gore et du trash porté par la peinture à l’huile et l’imagerie : MAD magazine et le Musée d’Orsay contre Greenberg. Le décervelage s’exprime en une éclaboussure d’hémoglobine, pour mieux viser l’involution de la culture américaine et dresser un paysage de la catastrophe ordinaire de l’american way of life, d’une Amérique qui hante l’artiste et l’œuvre depuis plus de soixante ans.
En prenant le parti de la chronologie, Annabelle Ténèze, directrice des Abattoirs et commissaire de l’exposition, impose dès la première salle l’efficacité et l’inventivité plastiques des premières heures, en réunissant des dessins du tout début de carrière de l’artiste, en 1958. Quittant San Francisco où il est né (1934) et tournant le dos (avec l’intention de ne pas y revenir) à une Amérique qu’il rejette pour son atmosphère normative et puritaine ainsi que pour sa violence — éprouvée souvent au collège où son nom biblique lui vaut des attaques antisémites, racontera-t-il —, Peter Saul arrive en Europe à 22 ans, d’abord aux Pays-Bas, puis en France et à Rome.
Il y engage alors une carrière d’outsider, tel qu’il se définit encore aujourd’hui. Il est pourtant vite repéré, ce qui lui vaut de commencer à vivre de son art très vite et d’être reconnu par la critique dans le contexte artistique du moment. En France, il se voit très vite associé, mais sans s’y attacher, à l’essor de la figuration narrative, aux côtés des Erró, Rancillac, Télémaque, que le Musée d’art moderne de la Ville de Paris célèbre en 1964 avec l’exposition Mythologies quotidiennes. Aux États-Unis, alors qu’à New York s’est installé le Pop art, avec Warhol, Lichtenstein et tant d’autres, c’est à Chicago, une scène autrement politisée, qu’il trouvera sa reconnaissance. Son retour en 1964 le ramène à une Amérique très différente de celle qu’il a quittée, et San Francisco en particulier.
Saul fournit une équation simple de son intention, quand il déclare que sa préoccupation relève à 60 pour cent de la peinture, et à 40 pour cent du social.
Au gré de ses différentes localisations — Austin où il enseigne vingt ans ou encore New York ou sa région, où il vit désormais —, le travail d’atelier demeure primordial pour lui. L’esprit d’indépendance qu’il affiche ne le prive cependant pas de rencontres avec nombres d’artistes et d’acteurs contemporains. Cela lui permet d’entretenir une démarche continue, sensible aux événements, aux mouvements et aux figures nationales, à l’histoire sociale et politique, mais aussi à l’histoire de l’art : celle de son temps. Résolument ambivalent entre hommage et jeu de massacre, il n’hésite pas à reprendre, détourner, malmener maîtres anciens et contemporains — leur œuvre ou leur personne, notamment dans la pratique du portait-charge qui n’est pas la dernière veine de sa virulence.
Le musée de Peter Saul, dont l’exposition de Toulouse réunit quelques pièces dans sa nef centrale, embrasse large, et sans interdits : s’y côtoient Rembrandt, Manet, La Joconde qui dégueule pizza ou macaroni selon la version à la face du regardeur, La mort de Sardanapale ou Le Radeau de la Méduse. La part belle est faite aux œuvres qui jouent avec la violence narrative de la guerre ou la brutalité physique — ou représentée : Van Gogh se tranche l’oreille au couteau en live, Guernica dégoutte à coup de couteau et de scie de bûcheron, et, irrévérencieuse référence à l’histoire américaine, Dawn at the Alamo, grand morceau de l’histoire de la peinture américaine qui orne le Texas State Capitol à Austin, jubile dans la cervelle éclatée.
Viennent aussi les Woman de Willem de Kooning, Jasper Johns, l’urinoir de Duchamp, les montres molles de Dali, ou encore une boite de soupe Campbell warholienne que le peintre éventre d’une tronçonneuse décisive. Pour repérable et régulier qu’il soit, pour gaillardement sacrilège qu’il se donne, ce jeu de référence à l’histoire de l’art n’est qu’un seul aspect des appétits iconiques de l’artiste, qui surtout impose vite son jeu en revendiquant un antagonisme entre thèmes et facture.
Les dessins sur papier des années 58-60 réunis en tête du parcours offrent une perception marquante de l’ensemble de l’œuvre, avec la radicalité de traitement de l’image, du collage, de la combinaison d’éléments, où la désinvolture s’associe à une force de composition appuyée. La grammaire visuelle qui va gouverner six décennies à suivre est déjà là : fragmentation, montage, croquis enfantin, dessin spontané, graffiti de table d’école, mélange libre de techniques où, au côté de l’emprunt direct à l’image imprimée, le dessin et le trait à l’écriture rapide tient une place importante et structurante.
Saul s’inscrit très tôt, dès les peintures de 1963-1964, dans les moyens du « grand art » en s’autorisant toute liberté de traitement. À l’exception de quelques expériences de sculptures vers 1966, dont il semble ne rester qu’une maigre documentation, et d’une production de dessins préparatoires ou dessins de circonstance, cartons, illustrations, il pratique désormais essentiellement le médium tableau dans des formats moyens, loin de la fréquente monumentalisation des formats pratiquée par nombre de ses contemporains. La peinture, elle, demeure : volontiers à l’huile, souvent mâtinée d’acrylique pour sa commodité d’exécution et ses coloris pétants, comme les fluos des années 60-70 californiennes.
Le traitement pictural de l’oeuvre de Saul présente une continuité frappante, avec des écarts relativement marginaux. À partir d’un dessin peint avec une palette libre et efficace, il s’appuie sur une composition graphique qui sait à la fois reprendre des règles classiques (centrage, rapport figure-fond), mais aussi emprunter aux écritures vernaculaires de la bande dessinées ou du dessin de presse par la surenchère de détails, la saturation et les ruptures d’échelles.
Les variations de la touche brouillent peu à peu la ligne du dessin par un coup de pinceau qui rapporte un sfumato rudimentaire, une touche nuageuse et cotonneuse qui amollit singulièrement la surface peinte, une mignardise à contrepied de la verve de l’imagerie. Il en ressort une peinture plutôt ingrate qui explore les chemins les plus opposés à la satisfaction de l’esthète, tutoyant le moche et le disgracieux.
C’est cette tension même qui rend l’œuvre de Peter Saul exceptionnelle et irréductible tant à la satisfaction esthétique qu’à la réduction interprétative d’y voir un art politique. Saul fournit une équation simple de son intention, quand il déclare que sa préoccupation relève à 60 pour cent de la peinture, et à 40 pour cent du social. Il faut sans doute plus encore s’en tenir à son attachement déclaré à la peinture d’histoire pour mesurer ce qu’il engage de rapport au monde dans lequel sa démarche s’inscrit, en ce que celle-ci témoigne de la capacité de l’artiste de mettre les pieds dans le plat du réel. La revendication ne ramène pas Saul vers quelque académisme que ce soit, lui qui reconnaît à l’égal David, Géricault et Manet quand il songe au Musée d’Orsay, un brin provocateur.
Car son art de peindre s’attache — s’attaque — à toutes sortes d’images tirées de l’univers visuel et symbolique de la culture de masse, avec un même esprit de sauvagerie carnavalesque et de verve débridée depuis ses premières œuvres, avec l’énergie d’une machine à essorer. Dans des agencements que l’on a pu associer à une grammaire surréaliste de la parataxe et du collage, apparaissent choses et gens.
Objets domestiques, portes, automobiles, avions, sous-marins, bateaux, armes de toutes espèces, escaliers et autres espaces intérieurs, cuvettes de chiottes, bras assassins, coureurs à figure humaine ou objets humanisés, clébards, architecture urbaine, routes, phylactères de bande dessinée, inscriptions de toutes sortes, héros de la culture de la jeunesse : Mickey, Superman, Dick Tracy et tant d’autres, participent de multiples micro-récits volontiers délirants.
En plus du style graphique ou des figures qui en sont directement issues, c’est l’énergie narrative tirée du comic strip qui fait définitivement verser Peter Saul vers un art qui raconte. À contre-pied tant des abstractions expressionnistes que de la plus grande partie du Pop Art — du pop américain, en tous cas, il s’inscrit, avec son langage de peintre, du côté du vernaculaire, du trivial, du vulgaire, des sous-genres, tout en puisant de plus en plus clairement l’univers de ses tableaux dans l’événement et l’actualité politique.
La caricature, la pochade, les scènes de genres et les scènes de crime voient cohabiter, s’étriper, se shooter, tout un monde où l’on croise divers super-héros dé-héroïsés, des bouteilles de Coca, la faucille et le marteau, des paysages urbains et le Golden Gate Bridge, des militaires, des boyaux répandus, de la cervelle qui gicle, des dollars, la colonnade de la Bank of America, des dés, Donald Duck, Donald Duck et encore Donald Duck et autres canards anonymes dans des postures variées, des haches sanglantes, des boîtes de conserve, des cendriers pleins, des gants de boxe, des meubles, beaucoup de tubes, tuyaux et autres éléments de plomberie plus ou moins organiques, des palmiers, des rouleaux de papier toilette, des golden boys et autres traders, des gangsters et des flics, des seringues, des réfrigérateurs, des couteaux, des gâteaux, des hamburgers, des autos, un métro qui déraille, des flingues, Fidel Castro, Dieu à plusieurs reprises, des onomatopées, des chiffres, du slang, des grands mots, bon nombre de crucifixions pas très bibliques, la Vérité sodomisant la Justice, des présidents, des gros seins, des bites érigées, des testicules maltraitées, des vulves ouvertes, des anus dilatés, des étrons, des langues lèche-cul, des bouches qui bouffent ou régurgitent, des yeux exorbités, arrachés, pendants et des tripes qui se répandent, des membres distendus…
La dénonciation est directe, explicite, mais si elle prend le chemin de l’héroïsation, c’est en mettant en scène non sans cruauté une hypercorporéité crue des personnages.
Installée dans le grand Guignol, croisant parmi tant d’autres Crumb et les Monty Python, la vision qui se construit ainsi, installe une parodie sauvage de la culture qu’elle dévore, entre jubilation et répulsion. Théâtralisant le vertige consumériste généralisé, elle l’associe ainsi à la violence sociale et ses signes les plus explicites, affichant l’aspect mortifère et assassin du fétichisme de la marchandise sur un mode d’apocalypse guerrière et ordinaire. Dans ce paysage d’une Amérique qui le hante, Saul poursuit une obsession railleuse, sarcastique, déglinguée mais d’une précision de tir et d’une acuité impitoyable.
La dimension critique est patente, au travers de la délectation morose et exultante, et prend les références aux faits et figures politiques de plus en plus directement. La guerre du Viêt-Nam, sujet de tableaux des années 1967-1968, donne un fond terrible à la banalité de la violence, que sa contestation souligne encore. Deux figures deviennent obsédantes et voient Peter Saul préciser et radicaliser une forme d’engagement très direct, celles de Mohamed Ali et d’Angela Davis, associés dans plusieurs tableaux de 1971. Angela Davis est alors en cours de procès et incarcérée pendant plusieurs mois, alors que le boxeur est en attente de la révision du procès qui l’a condamné pour objection de conscience et privé de ses titres de champion.
Le sort que leur réserve Peter Saul relève clairement et — faut-il y insister — courageusement du soutien à leur cause en faisant des figures de tableaux véhéments. Empalée par le bâtiment même du departement of justice ici, l’activiste noire est là nue, traversée par un tronc qui la pénètre par le vagin pour ressortir par la gorge sous forme de croix, son corps torturé flottant dans un éther rouge, au dessus d’une frise décorative fleurie où on lit la formule sans ambiguïté : wite justiss.
On la retrouve dans un autre tableau de 1971 associée à Mohamed Ali, par la couleur bleue de leur peau nue qui célèbre beauté et force et les auréoles qui les coiffent autour d’une croix, de nouveau. La dénonciation est directe, explicite, mais si elle prend le chemin de l’héroïsation, c’est en mettant en scène non sans cruauté une hypercorporéité crue des personnages. Laissant de côté le théâtre guignolesque des personnalités politiques, et en particulier les portraits-charge des présidents américains (Reagan, Bush, Trump), c’est autour de cette représentation des corps que se lit le plus puissant message de l’art de Saul.
Car c’est au corps physique de l’Amérique que s’adresse l’artiste. Distordu, distendu, gonflé, déformé, sujets à élongations, gonflements, boursouflures, exagéré, empoisonné, emprisonné, blessé, amputé, bardé de cicatrices, maquillé, tatoué, percé, éviscéré, explosé, couvert de cicatrices, de stigmates, boulimique et nauséeux, camé, souffrant par tous les bouts, c’est un corps malade de sexe qui s’agite, se tortille et souffre, souffre, souffre.
Peter Saul l’énonce clairement, dans les quelques mots qu’il prononce à l’ouverture de l’exposition à Toulouse : sa peinture « est en rapport avec les problèmes sexuels des USA ». La phrase serait sibylline sauf à regarder en effet sa peinture. L’artiste y dresse un constat d’un monde où le plaisir ne prend corps que dans son déni et où le corps ne prend plaisir que dans son déni. Ce corps hypersexué et sans sexualité ni désir amoureux, narcissique comme on peut l’entendre en ayant lu le Christopher Lash de La culture du narcissisme, décourage l’érotisme, au-delà même de la pornographie, métabolisant régression et perversion, noyant la distinction des genres dans une même tératologie du corps individuel. Corps organique et corps social accomplissent sous le regard du spectateur une confusion hallucinée, nourrissant l’un des poisons produits par l’autre.
En inscrivant son œuvre dans la contradiction permanente, irrésolue et jubilatoire — mais d’une jubilation noire — entre thèmes de la culture de masse et médium historié, entre mauvais goût de la basse culture et support historique de la culture traditionnelle qu’est le tableau peint, Peter Saul se tient dans une position exceptionnelle, vitalement contradictoire, dérangeante, qui semble irréductible aux formes convenues de critiques idéologiques, sociologiques ou historiques. Se déjouant des apories de la critique des mass-médias que décrit Christopher Lash, il entretient ainsi une puissance critique radicale par l’usage des langages et de l’imagerie vernaculaires, dans une langue qui n’est pas la leur, mais qui ne leur pas étrangère ni opposée.
« Il est certes tentant pour les gens de gauche de croire qu’en transmettant des images de rébellion politique ou en diffusant des idées radicales, l’industrie de la communication pourrait être transformée en agence de contre-propagande. Mais loin de subvertir le statu quo, les médias de masse récupèrent les mouvements radicaux et les idées radicales à l’instant même où ils leur concèdent un temps de parole égal », note Lash dans Culture de masse ou culture populaire ? (1981, 2001 pour sa traduction française chez Climats, ici p. 61-62).
L’œuvre de Peter Saul, elle, paraît à bien des égards irrécupérable dans son refus d’appartenir et dans sa résistance à une inscription directe dans la culture de masse, glissant en permanence hors des compatibilités de celle-ci. Si elle reste une peinture du XXe siècle, elle touche à un devenir où les États-Unis d’Amérique ont encore une — terrible — longueur d’avance.
Peter Saul, Pop, Funk, Bad Painting and more, jusqu’au 26 janvier 2020 aux Abattoirs, Musée – Frac Occitanie Toulouse, musée d’art moderne et contemporain.