Lutter contre l’oubli – à propos de Faire son temps, une exposition de Christian Boltanski
Une petite église, perdue dans un paysage méditerranéen. On est en Italie, en Grèce ou en Espagne, le soleil frappe blanc sur les vieux murs. Une porte est entrouverte, comme une invitation ; on entre. Là, une odeur d’encens s’élève dans l’obscurité réconfortante, ici un petit groupe de femmes marmonnent des prières, quelques cierges peuplent le noir. On s’assoie, dix minutes, quinze peut-être, sur une chaise en paille. Elle craque. On profite du calme, de ce temps en suspens comme la poussière dans l’air. Il se passe quelque chose, mais quoi ? Enfin, il faut y aller, on est ébloui par le soleil comme un nouveau-né, bousculé par les bruits, les gens, les voitures. La vie a donc continué, et elle continue toujours. On pense à aller prendre un café, au prochain rendez-vous, on vaque.
Christian Boltanski décrit ainsi l’effet qu’il aimerait que ses expositions procurent : ce laps de temps où l’on est projeté dans un espace soumis à d’autres règles que le brouhaha extérieur, où tout fait l’objet d’un autre régime d’attention. Dans la rétrospective qui lui est dédié en ce moment au Centre Pompidou, intitulé « Faire son temps », son vœu est exaucé. Accueilli·e·s par le panneau luminescent « DÉPART », nous sommes embarqué·e·s jusqu’à la sortie couronnée par les lettres rouges « ARRIVÉE ». Quel voyage sommes-nous invité·e·s à réaliser, entre ces deux bornes au charme désuet de fête foraine ?
Entre temps, le temps, ce fugitif, aura passé, malgré l’impression de dilatation que procure l’exposition. Cette forme, souvent considérée comme un art de l’espace, rappelle ici qu’elle est aussi un art du temps. D’ailleurs, une œuvre visible par endroits nous le rappelle à sa manière intermittente : le défilement d’un paysage, à travers la vitre d’un train, est projeté en accéléré sur le mur du couloir de service. Le train du temps file, nous à son bord, et il va si vite… Ces images, tournées en Pologne, pourraient rappeler d’autres trains, mais Christian Boltanski s’est toujours gardé de réduire son œuvre au prisme de la Shoah : ce corridor de l’être-pour-la-mort a l’envergure d’un memento mori en mouvement de la vie en sursis.
Archéologue mais aussi ethnologue à sa façon, Christian Boltanski s’empare pour la restituer d’une réalité collective.
Que signifie alors « faire son temps » ? Bienheureux celui qui peut s’éteindre sur ces belles paroles, où dans l’infinitif pointe une forme de sérénité enviable face au définitif. Boltanski, arrivé à un âge qu’il considère comme un temps en « surplus », se voit proposer pour la seconde fois de sa carrière une rétrospective au Centre Pompidou, luttant déjà ainsi contre une forme d’oubli, cet oubli dont il sait la victoire inéluctable, le rapport de forces inégal. Mais, lucidement, Boltanski n’a cessé de le combattre, armé de son esthétique du « presque-rien » et du « malgré tout ».
Ce regard en arrière porte ainsi jusqu’aux prémices de cette longue carrière. Des débuts, on voit L’homme qui tousse, film qui tourne en boucle où, comme son titre l’indique, un individu recroquevillé crache ses poumons. Ce que le titre ne dit pas, par contre, c’est qu’il vomit de la peinture, et cette œuvre, mise en regard avec un des rares tableaux de C.B. conservés, évoque une sorte de rite purgatif : se débarrassant de la peinture, ayant détruit la plupart de ses toiles, Christian Boltanski s’aventurera ensuite vers d’autres territoires, où se déploiera toute sa singularité. On est guidé sur ces derniers par un chemin de lumière dessiné par des ampoules à filament, symbole de la vie qui ne tient à un fil. Plongé dans la pénombre, tout se couvre d’une étoffe sépulcrale : les voix se mettent à chuchoter, l’atmosphère se densifie, l’attention aussi. Les salles de cette scénographie admirable deviennent des stations, presque au sens religieux du terme, où l’on s’arrête, pensif, profitant d’un calme propice à la méditation.
La seconde salle, dédiée aux œuvres des années 70, s’attache à la période ironique et burlesque de Christian Boltanski, dont la pratique se rapproche d’une archéologie de l’ordinaire. Exemplaire de ce travail, L’Album de photographies de la Famille D. s’affiche comme un véritable recueil des rites sociaux qui rythment la vie « normale » d’une famille française de l’époque – ce que souligne leur nom, presque un « nom commun », Durand – où s’égrènent des clichés de vacances, de première communion, de mariages, de baptême, uniformisés dans leur cadre en fer blanc. On songe aux Vies minuscules de Pierre Michon, ou au livre Les Années d’Annie Ernaux, qui rendent eux aussi avec justesse justice à des existences banales. Mais Boltanski s’empare des matériaux ordinaires eux-mêmes, et élève la photographie amateur, cet « art moyen », – du titre du livre de son frère sociologue écrit avec Pierre Bourdieu, où les auteurs soulignent le caractère hautement conventionnel et réglé de cette pratique – au rang d’art, par le truchement d’un déplacement, d’un encadrement, d’un contexte.
Archéologue mais aussi ethnologue à sa façon, Christian Boltanski s’empare pour la restituer d’une réalité collective à travers ses rites domestique, l’anonymat, mais aussi la reconstitution et donc la fiction. Son Eurydice prend les traits de son enfance. Il explicita ainsi son projet Recherche et présentation de tout ce qui reste de mon enfance, 1944-50 : « j’ai décidé de m’atteler au projet qui me tient à cœur depuis longtemps : se conserver tout entier, garder une trace de tous les instants de notre vie, de tous les objets qui nous ont côtoyés, de tout ce que nous avons dit et de ce qui a été dit autour de nous, voilà mon but ».
Inspiré par ces visites au Musée de l’Homme, il place dans des vitrines non pas des boucles d’oreille sumériennes, ni une écuelle cycladique datant du cinquième millénaire avant J.C., mais ses touffes de cheveux, de menus objets, des photomatons, autant de traces d’une existence présentées comme des reliques dignes d’être conservées. Elles témoignent de ce que Barthes appelait le « il y a eu », non sans une certaine malice, et ce côté facétieux s’affiche aussi avec l’album agrandi des Membres du Club Mickey en 1955.
Cette hantise de l’enfance se poursuit dans le sas où se déploient les figures grimaçantes d’un théâtre d’ombres, où le merveilleux s’allie à un art de la bricole. L’ampoule se fait lanterne magique : les fils de fer et les brindilles se distordent en des danses macabres sur les murs, visions cauchemardesques évoquant la terreur de l’enfant dans son lit, quand les objets bien connus du jour laissent place aux projections terrifiantes de la nuit… Nous avons tous un enfant mort en nous, affirmait Tadeusz Kantor, metteur en scène et figure phare – en clair-obscur – dont on sent l’ombre portée dans l’œuvre de Christian Boltanski, et c’est à cet enfant que Christian Boltanski parlait jusque-là.
La déambulation se poursuit, le tempo commence à changer, les pas se mettent au rythme des diastoles et systoles de l’artiste : nous entrons dans le « cœur » de l’œuvre, en chœur avec celle-ci. Continuons alors à en prendre le pouls : l’ampoule vacille au rythme des pulsations, et la visite s’apparente à une catabase et une nekuia. On descend au pays des disparus, on invoque les morts à l’écoute de ces Leçons de ténèbres essentiellement visuelles.
L’esthétique du dérisoire, le désir de mémoire prend alors une tournure plus monumentale, et une atmosphère religieuse s’installe. Le moment de bascule correspond à la disparition des parents de l’artiste, au milieu des années 80, parents dont une photo, l’une des rares probablement à caractère véritablement personnel, est visible dans l’exposition. La hantise de la mort, concomitante, se fait alors plus présente, mais toujours avec pudeur, sans jamais ni obscénité ni voyeurisme. Avec Mes Morts, Boltanski se souvient des gens décédés autour de lui : chaque pièce se compose de deux dates, la naissance et la mort, et du tiret que les sépare. Comme le filament de l’ampoule, ce petit tiret représente notre instant de vie borné où l’on s’agite.
Même si toute idée de rédemption, d’eschatologie est absente de son travail, une figure christique se dessine avec quelques ampoules, encore, et un manteau, autre élément fétiche de l’artiste. La silhouette s’élève vers le ciel, tandis que les salles se couvrent de visages agrandis, floutés, anonymisés.
Convaincu que chacun est également remarquable, et si vite oublié, Christian Boltanski rend sa dignité à tous en élargissant l’individu au profit de l’universel.
Des boîtes grises avec un drap abritent des portraits, telles des icônes de saints, intitulées Les Véroniques ; mais toutes les photos s’apparentent à des images acheiropoïètes, et toutes tendent vers le même horizon : l’apparition de la disparition, le rappel de l’oubli. L’artiste devient un révélateur. La solitude du regardeur se peuple alors de regards, d’histoires enfouies, s’accompagne de ces fayoums qui produisent leur propre lumière, semblable à des veilleuses. Les images nous regardent, miroirs qui nous mirent, visages qui nous dévisagent, et l’on s’interroge : que reste-t-il d’une vie ?
Convaincu que chacun est également remarquable, et si vite oublié, Christian Boltanski rend sa dignité à tous en élargissant l’individu au profit de l’universel : ces visages deviennent ceux de « tout le monde » et de « personne ». À tous ces gens ordinaires, il s’agit de créer des Autels, des Reliquaires, en leur offrant de majestueuses sépultures de fortune. Boltanski se fait alors alchimiste, et change le plomb en or : des boîtes à biscuit, recelant le trésor du pauvre, se transforment en urnes funéraires à contempler.
Ainsi, au terme d’une traversée dans un dédale de voiles palimpsestes, où les Regards immenses jouent de leur transparence et de leur opacité mystérieuse, de leur persistance et de leur fragilité de fantômes, je m’arrête net. Le temps s’étend, l’ampoule s’éteint, mon cœur s’étreint (ou est-ce celui dont on perçoit encore l’écho, au loin ?). Moment de grâce, suspens : à l’arrière-plan, à travers les baies vitrées, les immeubles parisiens se détachent sur l’air rougeoyant ; devant, les tas de boîtes à biscuits, singularisées par des petites photos d’identité, s’élèvent comme les gratte-ciels des disparus. La cité des morts fait face à celle des vivants, et à ce point de rencontre l’art s’avoue comme rendez-vous, tandis que l’artiste s’efface au profit de son œuvre.
La façon dont une société traite ses morts en dit beaucoup sur cette dernière ; à notre époque qui porte plutôt le jeunisme que la jeunesse, où toute transcendance tend à être reléguée au magasin des objets introuvables, et où la mort elle-même devient une condition non seulement à occulter mais à dépasser, il incombe alors peut-être à l’artiste de nous y relier. Christian Boltanski propose une réponse : il sécularise le sacré, offre un espace et un temps dilaté pour nous y confronter.
Mais plus que prêtre ou prophète, l’artiste se rapproche du conteur. Il se tourne vers le lointain, il prend le large et le merveilleux pour mieux les retrouver à l’ombre du mythe. Que sont ces grincements, ces coups de vent chuintant ? Ils proviennent des grandes girouettes installées en Patagonie. On raconte qu’un homme est venu ici pour parler aux baleines, car il avait entendu dire qu’elles étaient détentrices des mystères du monde… C’est du moins ce que Christian Boltanski aimerait qu’on dise de lui. Même si les sons produits par son installation s’approchent du langage des vénérables géants marins, ces derniers restent pour le moment silencieux à ses appels. Mais c’est bien plutôt la croyance, la légende autour de son œuvre elle-même, les traces qu’elle laissera dans les esprits plus que le rêve d’une communication inter-espèces, qui intéresse l’artiste.
Car, après tout, reposons la question : que restera-t-il, cette fois, de « faire son temps », de cette exposition qui devient en elle-même une grande œuvre ? Le souvenir qu’elle laissera, un moment, dans nos mémoires, le récit qu’on pourra en faire, ces quelques phrases à son sujet… Dans la dernière salle, aux murs-trombinoscopes, une montagne de vêtements noirs trône au milieu – le terrible Terril, composé de centaines de manteaux évoquant tout autant les mineurs disparus que les déportés, les naufragés de tout temps.
Une lumière s’allume en moi, réminiscence adolescente : celle d’autres tas, cette fois-ci colorés, d’autres battements de cœur enregistrés, d’autres ampoules ajustées. Dans mon esprit, modeste parousie alors que réapparaissent les souvenirs de l’exposition Monumenta de 2010, où j’étais allée alors errer sous la nef du Grand Palais, suivant la pente de ce hasard si cher à l’artiste – et sensible dans cette exposition, avec cette grue représentant la « main de Dieu » –, bien ignorante de l’art en général et du contemporain en particulier, mais puissamment saisie par cette émotion qui est le but avoué de Boltanski, et probablement de tout artiste.
Mais nous approchons de la fin du voyage, de l’ « ARRIVÉE ». Nous avons « fait notre temps », ici. Les clochettes des Animitas, qui sonnent les âmes dans les déserts d’Atacama et du grand nord canadien, ont la grâce de la légèreté et la délicatesse de la mélancolie. Elles donnent une note d’envol à cet envoi. Tout n’est donc que passage et tant mieux, semblent-elles nous dire. Il y avait des gens avant nous, d’autres viendront après, et de tous ces corridors de visages, ceux où se figent les sourires d’un couple tournoyant en noir et blanc persistent sur ma rétine : la joie, malgré tout.