Quand sonne le glas – sur Ordesa de Manuel Vilas
D’où vient que cela sonne juste ? Comment est-il possible qu’un livre sonne parfaitement juste, quand un autre, à côté, là, sonne faux du début à la fin ? Ça ne cessera jamais de m’étonner. Car au fond, les mots sont les mêmes, sans parler des histoires. Alors comment atteindre cette justesse de ton qui jamais ne faillit ? C’est la musique, bien sûr, qui nous montre le chemin. Je ne parle pas ici d’être bon, meilleur ou pire, il s’agit d’autre chose. Mozart, les Beatles ou Radiohead (pour donner les trois premiers exemples qui nous viennent) jamais ne sonnent faux ; qu’ils atteignent des sommets ou soient dans une petite forme dans ce concerto-ci, dans cette chanson-là, c’est autre chose, et à vrai dire ça ne compte pas. C’est donc une question de rythme, de tonalité, d’accords, une question de forme, de composition, de justesse d’exécution, c’est une question de voix. Ça ne semble rien, et c’est bien sûr la chose la plus difficile qui soit.
Ordesa, de Manuel Vilas (Editions du Sous-sol), sonne juste du début à la fin. Ce n’est peut-être pas un hasard si ses personnages finissent par être affublés des noms de Vivaldi, Brahms, Monteverdi ou Jean-Sébastien Bach. L’écrivain espagnol trouve son rythme et sa fréquence dans une ligne claire et épurée qu’il déroule de la première à la dernière phrase, et qui est celle de la confession, ou plutôt d’une voix crue, à vif, désespérée et drôle, relatant son existence, celle de ses parents, leurs morts et le vide qu’elles laissent en lui.
Un homme est assis à sa table dans une ville espagnole poussiéreuse et jaune (Zaragoza) dans un appartement sans meubles, sans personne. Il pleure la mort de ses parents (enfin, il ne pleure pas, il n’a plus rien dedans.) Ses enfants ne rentrent pas. Il est seul dans l’existence, dans sa chair, dans sa lignée biologique. Cet homme c’est Manuel Vilas, brillant écrivain espagnol que l’on lit depuis quelques années, et il va tout nous raconter.
Chaque court chapitre, ou fragment, rond et refermé sur lui-même, prend son élan depuis cette table. Sa voix est brutale, d’une sècheresse absolue, d’un désespoir et d’une lucidité si nettes qu’elles ne peuvent qu’en devenir bouleversantes – et souvent hilarantes.
C’est une vie espagnole comme une autre, ou peut-être plus pauvre et simple que les autres, que la poésie et l’œil affilé de l’écrivain ne subliment pas, décortiquent, observent, dépècent. « Je ne m’habituerai jamais à être pauvre. (…) La pauvreté est un état moral, un sens des choses, une forme d’honnêteté qui n’est pas nécessaire. Le renoncement à participer à la mise à sac du monde, telle est la pauvreté à mes yeux. Sans doute non par bonté, pour des raisons éthiques ou un quelconque idéal élevé, mais par incompétence pour le pillage. »
C’est ce qu’on attend de la littérature : qu’elle n’écoute ni les canons, ni la morale, ni l’éthique, ni l’esthétique, mais simplement son bon vouloir.
C’est une famille comme une autre, qui ne se dit rien, qui s’aime sans jamais se le dire, une famille dans laquelle on ne se touche pas. Le père, hiératique, sublime, inatteignable. La mère, obsessionnelle, trop aimante, rebelle fumeuse et hypersensible. Le récit tisse une grande toile pour essayer, vainement, d’attraper ces vies minuscules et enfuies. Pas de centre, ici, si ce n’est la triste figure qui fait office de moi ; pas de centre mais de multiples lignes de fuite, sans chronologie ou quelque ordre que ce soit, qui vont, viennent et traversent les corps et les strates de temps.
Et c’est une succession de scènes d’anthologie, comme lorsque Manuel Vilas se rend à la résidence des rois d’Espagne pour assister à la remise du prix Cervantes au vénérable (et un peu mal en point) Juan Goytisolo. Il y a là, dans cet « homme à la cravate tristement nouée », qui ne sait pas comment agir, comment se déplacer entre ces têtes couronnées et ces sommités, dans son délire verbal plein d’humour noir et de folie, il y a là toute la fureur des sans-nom, toute la révolte silencieuse et séditieuse du peuple et des poètes face aux gradés. « Le vieil auteur primé esquisse une grimace qui voudrait exprimer davantage de choses qu’elle ne le fait réellement, un nez courbé vers le précipice de la plus grande tristesse imaginable. Il offre un spectacle cruel, la main agrippée à celle de la reine d’Espagne. Une belle femme hiératique à l’arrogance silencieuse et non coupable. Les deux fantômes marchent selon l’ordre supposé de la démocratie espagnole, qui n’aide pas à mourir en paix. Une démocratie n’aide jamais à mourir en paix. Rien qui soit humain n’aide à mourir en paix ; seules le permettent les drogues, dont le monopole appartient à l’Etat. Et qui est l’Etat ? Une superposition jaunâtre de volontés fatiguées qui ne pensent plus, ont pensé il y a de nombreuses décennies, et que la paresse, mère de l’intelligence, perpétue. »
On découvre là, comme à chaque page qui suivra, une liberté absolue dans le geste qui impressionne et bouscule. Vilas ne se refuse rien, il ne contourne aucun obstacle, il ne tait rien, il va où on ne peut et ne doit pas aller, sa phrase se plante où elle veut. Quand on se trouve devant quelqu’un de libre, de vraiment libre, ça vous foudroie. On se dit, comme en lisant Henry Miller, qu’il a fallu passer par mille morts et mille renaissances pour en arriver là aujourd’hui. On se dit qu’il nous en manque tant pour y parvenir. Le punk Vilas va où il veut, il n’a de compte à rendre à personne, et on peut lire son livre comme un petit traité d’anarchie. De cette liberté infinie naît d’étonnants courts-circuits et revirements. Un texte libre ne cesse de surprendre, on passe d’un monde à l’autre en un instant, sans cesse des coudes, des mouvements neufs, des embardées.
Cela crée un texte acentré, d’un chaos ordonné, qui se cabre et repart, porté par un mouvement unique et de brusques ruptures de ton, et c’est ce qu’on attend de la littérature : qu’elle n’écoute ni les canons, ni la morale, ni l’éthique, ni l’esthétique, mais simplement son bon vouloir. Un œil, c’est cela qu’on attend d’un écrivain ; et là c’est à chaque page qu’un angle nouveau, qu’une saillie, qu’un virage nous surprend. L’œil de Vilas ne se pose jamais là où on l’attend, qui parvient à nous fait rire avec la vie la plus nue, quand il ne reste rien d’autre que la peau sur les os.
De ces bouleversantes scènes, le livre en est plein : il y a la voiture du père, qui avait été tout, pour lui, toujours lustrée, soignée. Jusqu’au jour où elle se recouvre de poussière et d’abandon. Son fils comprend qu’il ne s’agit pas de la voiture, que la fin approche. Il lui signale que sa voiture est sale. « C’était une bonne voiture, fais-en ce que tu voudras », a-t-il répondu. (…) Ce fut un des moments les plus tristes de ma vie. Mon père me signifiait ses adieux en interposant une machine entre nous. Au lieu de me dire : “Il faut qu’on parle, je vais bientôt partir”, il a déclaré : “C’était une bonne voiture”. Dios mío, cuanta hermosura. Mon Dieu que c’est beau. »
Un jour, des années plus tard, Vilas part avec ses enfants en direction d’Ordesa, le village tant chéri par son père, mort entretemps, pour le chercher, le humer, le retrouver. Il veut trouver l’endroit où il a crevé son pneu, ce jour-là. Il sent sa présence derrière lui. Il appelle un hôtel pour réserver une chambre pour la nuit. Il n’y en a plus. « Voilà pourquoi je sais que Dieu n’existe pas ; s’il existait, Il m’aurait procuré une chambre triple dans cet hôtel, où mes deux fils et moi aurions dormi, et j’aurais eu tout mon temps pour trouver le lieu d’une crevaison. » On songe tout à coup à Brautigan, à son sens de l’absurde et du tragique, et on retient nos larmes.
Déchirantes aussi les scènes où le père regarde la télé, avec son fils à ses côtés : « J’aimais regarder la télé avec lui. Nous avons passé plus de quarante ans à regarder la télé ensemble. C’est la meilleure chose qu’on puisse faire avec l’être aimé : regarder la télévision en sa compagnie. C’est comme voir l’univers. (…) Des centaines d’émissions ont défilé, des centaines de séries, de films, de journaux télévisés, de documentaires, de jeux-concours, de débats, de flashes d’information, et les années, les lustres, les décennies ont passé. Tout était là, sur le petit écran. C’était comme si nous avions surveillé le monde par l’intermédiaire du téléviseur. Nous étions deux gardiens. Mon père était le maître, moi le disciple. Nous surveillions la vie, la mer, les étoiles, les montagnes, les chutes d’eau, les baleines, les éléphants, les sierras, la neige, les vents. Ordesa. »
C’est un grand livre sur l’amour filial, ce fleuve qui ne cesse de s’interrompre et de couler dans les deux sens, vers les parents perdus, vers les enfants qui le sont presque déjà.
Tout le livre se déroule ainsi, dans un mélange inédit de délicatesse et de brutalité. Car Vilas est avant tout un poète et cela se voit à chaque instant, à chaque coude, à chaque angle neuf sur des choses tant vues : un ruban de fumée de cigarette, une main tendue, une photo oubliée, un appel dans la nuit. Et lorsqu’on atteint ce stade-là de crudité, de pureté du geste, l’écriture renverse tout – comme c’était le cas chez Henry Miller, donc, ou chez Louis Calaferte, lointains cousins avec l’ardeur en plus, qui, elle, a quitté le narrateur d’Ordesa, simple mortel attablé. C’est aussi loin que possible de la vérité, dont tout le monde se fout ; non, c’est la justesse, justement, qui souffle sur les choses et les met à nu. Alors bien sûr, il ne reste rien des ornementations. Alors bien sûr, c’est violent, à vif. Ce n’est pas noir, c’est ce qui est – et si on regarde de très près les choses, sans filtre, comment ne pas décemment être désespéré ? Heureusement, l’alcool est là : « Boire pour moi était plus important que vivre, c’était le paradis. Boire améliorait le monde et il en sera toujours ainsi. » Jusqu’au moment où il prend toute la place, et alors il faut abandonner aussi ce camarade-là.
L’espagnol de Vilas est d’une grande puissance, mélange de sécheresse roide et de brusque excentricité. Une langue sans ornements et très belle en même temps – et c’est une gageure d’y parvenir, tant l’espagnol peut aisément prêter le flanc au baroque, ou bien, parfois, à une certaine lourdeur (sans que l’on perde de vue ses innombrables vertus), rêvant sans l’atteindre de la sécheresse de l’anglais. Il faut, pour cela, un scalpel parfaitement affilé. Un couteau de boucher et de dentelle à la fois. Pour ainsi soulever les peaux, se faufiler dessous, partout, il faut un instrument d’une finesse rare. Ça ne se trouve pas partout. Vilas ne ménage rien, ni son corps ni celui des autres, son couteau tranche, certes avec douceur et amour, mais sans pitié. Et la traduction d’Isabelle Gugnon parvient admirablement à réinventer cette ligne droite et éclatée.
C’est un grand livre sur l’amour filial, ce fleuve qui ne cesse de s’interrompre et de couler dans les deux sens, vers les parents perdus, vers les enfants qui le sont presque déjà. On ne cesse de ne pas se comprendre, et de s’aimer malgré tout. Le narrateur attend ses enfants qui ne viennent pas, qui ne viennent plus, qui poussent la porte du bout du cœur et la referment au plus vite. Ne plus pouvoir, de l’autre côté du fleuve, parler à ses parents, ne plus les voir ni entendre leurs voix, jamais, plus jamais, ça le terrasse, le ravage, c’est parfaitement incompréhensible. La mort demeure une énigme totale pour lui, un scandale absolu. « Tout homme finit un jour ou l’autre par se confronter à l’apesanteur de son passage dans le monde. Certains peuvent le supporter, cela n’a jamais été mon cas. »
L’incinération, Vilas ne cesse d’y penser, pourquoi les ai-je incinérés, il n’y a rien, il n’y a plus rien, je n’étais pas obligé de le faire, et pourtant je l’ai fait. Plus de corps, plus rien auquel s’attacher, pourquoi, ne cesse-t-il de se demander, pourquoi ai-je fait ça. Vilas est un homme brisé au confluent de ces deux fleuves qui bientôt cesseront de couler. Et comment ne pas être bouleversé par cela, écrit-il à chaque page. On regarde un homme plein de son propre fleuve de larmes retenues, qui tient en équilibre au-dessus de lui son cœur brisé grâce à un verbe sûr et fou, au moyen d’une danse d’équilibriste. Ça devrait tomber à chaque instant dans le caniveau des sentiments, dans le pathos ou le déballage intime, et ça ne tombe jamais, oh non – miracle ou grâce, peu importe. La lecture en devient presque insoutenable parfois, mais jamais plus que le réel. Et comment s’en plaindre ? Il est si rare de trouver un livre aussi puissant, aussi beau et dur que l’existence.
On referme le livre. Même le silence sonne juste. On est seuls, abattus et joyeux. La littérature, quand elle est réussie à ce point-là, nous confronte sans détours à nous-mêmes, et comment ne pas l’en remercier, vite – avant de vouloir la maudire.
Manuel Vilas, Ordesa, Éditions du sous-sol, 2019, 400 pages.
Cet article a été publié pour la première fois le 27 septembre 2019 dans AOC.