Rediffusion

Physique des corps et lutte ouvrière – à propos de Querelle de Kevin Lambert

critique

La lutte des classes est une tragédie. Avec son deuxième roman, Querelle, le jeune romancier québécois Kevin Lambert nous livre une chronique sociale brutale, crue et engagée, dessinant un parallèle ingénieux entre l’homosexualité de son personnage et la force subversive des revendications ouvrières qui embrasent la scierie de Roberval. Rediffusion du 7 novembre 2019.

Une fois n’est pas coutume, commençons par des préventions. Le titre : Querelle. La référence au Querelle de Brest de Jean Genet était si aveuglante que nous faisions la moue car nous tenons celui-ci pour un des plus grands prosateurs du XXe siècle. La rumeur : pour qui a l’esprit de contradiction et un peu de métier, quand elle est unanime, le réflexe est de soulever un sourcil dubitatif. Les tenailles conceptuelles utilisées par les uns et les autres pour approcher le roman : elles ont été tant entendues et rebattues que nous étions découragée.

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Et pourtant. La curiosité fut plus forte que tout et nous nous sommes plongée dans le premier roman publié en France de Kevin Lambert, un très jeune écrivain canadien francophone. C’est un fait : le livre frappe, tranche et ose. Il conjugue plusieurs traits qui en font un objet venu d’ailleurs, plusieurs éléments qui, en général, s’accordent mal : une littérature ouvrière qu’il perpétue tout en la bousculant ; une théâtralité criante ; une prose, ou plus exactement une voix qui produit un son nouveau.

Querelle est d’abord un roman, un vrai, fondé sur une intrigue et un dénouement : c’est l’histoire d’une grève d’ouvriers d’une scierie de Roberval, une ville québécoise située au sud du lac Saint-Jean, grève dont les meneurs et les casseurs sont les personnages principaux. Le titre du livre distingue d’emblée le personnage homosexuel nommé Querelle. Voyez les premières lignes du roman : elles sont crues, bandées au cordeau, et pénètrent au cœur de la vie sexuelle de ce corps tendu et innocent (au sens de Tony Duvert), qui finira sacrifié.

Ce début est pourtant un trompe-l’œil. Le livre n’est pas le journal d’un innocent. Le roman est sous-titré « Fiction syndicale » et le récit du combat des ouvriers de la scierie est quantitativement bien plus important que celui des ébats de Querelle. Il n’empêche, placer cette chronique ouvriériste sous le signe d’une sexualité qui fait fi de la norme est une provocation flagrante, une entrée en matière qui tient de la dynamite, aujourd’hui encore.

Le livre sera conflictuel, qu’on se le dise, et les lecteurs adeptes de tiédeur n’ont qu’à dégager. Le message est clair : notre jeune écrivain souligne à l’encre fluo le lien entre la force subversive des ouvriers luttant contre un patronat prêt à vendre au plus offrant et la force subversive de la sexualité non conforme de Querelle. L’idée n’est pas entièrement nouvelle, mais ils sont peu à la jeter à la face des lecteurs avec une telle vigueur et à l’exploiter aussi rigoureusement, suivant un tel jusqu’au-boutisme.

La portée dénonciatrice du roman s’appuie sur une théâtralité inattendue, outrée et convaincante, qui ne s’interdit aucune violence et n’hésite pas à emprunter à la grande tragédie.

D’abord, l’écrivain ne parle pas de nulle part, et il faut souligner sa connaissance réelle, intime, du travail des ouvriers de la scierie, la précision de ses descriptions et celle de son vocabulaire. Le roman recèle de nombreuses peintures détaillées, impressionnantes, de la tâche de chacun dans la scierie, où l’on manie écorceuse, équarrisseuse, canter, débardeuse, déligneuse, bastaing… Le corps des bûcherons, hommes et femmes, ces titans, domine le roman, de même que les outils, le froid, la solidité du bois, la dureté de la matière. Querelle ne met pas en scène le ciel des idées ni des sentiments, il montre une terre résistante, une nature hostile, un corps à corps permanent entre la machine et la main de l’homme.

Derrière cette physique des corps, se lit non seulement l’économie propre au Canada, mais l’économie de ce début de XXIe siècle, les métamorphoses du capitalisme tel que l’incarnent les propriétaires de la scierie. Donatien Ferland, le père, dont l’expérience est « sculptée par l’essai et par l’échec », a commencé au XXe siècle en achetant des fourrures aux trappeurs. Le fils, Brian, est diplômé, américanisé, soumis à la mondialisation : son « plus grand rêve… est d’être racheté », écrit Lambert. « À quel prix ? » le lecteur a-t-il envie d’ajouter. Les ouvriers de Querelle sont en grève contre ce capitalisme-là, financiarisé, invincible, si puissant que les jeunes patrons ont compris que la grève pouvait être l’occasion de faire du profit.

Face aux tyrans de la finance, Kevin Lambert met en scène ses ouvriers-titans humiliés et divisés. Il a suffisamment d’empathie pour donner voix à tous, suspendre son jugement et passer le micro à ceux que l’on entend peu et ne tiennent pas toujours les propos que la conscience propre sur elle voudrait entendre. Ainsi Kathleen qui « a pas le temps ni les moyens d’être pour la grève » ; ou Jacques Fauteux qui se suicide en laissant une lettre demandant « pas grand-chose, un salaire décent, une assurance collective, un fonds de pension pour notre retraite » et qui plus loin, s’insurge contre « la haute finance, l’immigration et les environnementalistes » et, plus loin encore, contre la féminisation de la société et les infirmes.

La force du roman de Lambert vient aussi de là, de cet hyper-réalisme social et du refus de censure absolu. C’est remarquable, dérangeant, et c’est une bonne nouvelle. L’écrivain met à nu les contradictions, les impasses et les faiblesses de tous. La cruauté du système économique qu’il dépiaute n’émane pas exclusivement des patrons, elle s’étend à tous, elle contamine chacun, ouvriers et victimes comprises.

Kevin Lambert ne trahit aucun misérabilisme. Querelle n’est pas un récit bien intentionné ni doux. La portée dénonciatrice du roman s’appuie sur une théâtralité inattendue, outrée et convaincante, qui ne s’interdit aucune violence et n’hésite pas à emprunter à la grande tragédie. Voyez les titres des six parties qui structurent le roman : parodos, stasimon, exodos… Ils sont directement issus des conventions du théâtre antique et forment un contraste saisissant avec les titres des chapitres qui, eux, appartiennent clairement au registre de la lutte ouvrière : assemblée générale, antisyndicalisme, communiqué de presse…

Et encore, la dimension théâtrale ne se limite pas au vernis des titres. Le roman déploie une action, un drame qui culmine avec une bataille épique et meurtrière qui oppose les grévistes et les forestiers. Querelle est laissé pour mort, puis achevé par Jézabel, son amie et sa sœur de cœur. La scène est d’une infinie cruauté et elle évoque les dénouements les plus sanglants de la tragédie, la catharsis qui cristallise notre pulsion de mort. Il y est question de pieu, de batte de base-ball et d’empalement, un cauchemar que l’écrivain aurait pu emprunter à une tragédie élisabéthaine, Edouard II, signée Christopher Marlowe. La pièce met en scène le roi Edward II, marié à une femme, mais amoureux d’un Français dont la couronne anglaise a peur qu’il ravisse le trône d’Angleterre. Châtié, le roi finit puni et tué par où il a péché, empalé par un tison à l’extrémité rougeoyante, puis plongé dans une fosse et noyé sous les excréments.

Enfin, dernier élément de ce théâtre de la cruauté : la présence étrange de trois petits délinquants défoncés, gay, paumés et incendiaires, qui se repaissent de destruction et de mort. Ils traversent le roman comme les trois sorcières de Macbeth, trois oiseaux de mauvais augure, trois zigotos sans nom, appelés « le premier », « le deuxième » et « le troisième ». On ne sait si ce sont des cas sociaux, des innocents qui paieront pour le crime de Jézabel, de diaboliques auteurs de snuff-movie ou des incubes nés de la folle imagination de Kevin Lambert. Ce trio est une trouvaille géniale, à la fois réaliste et délirante, qui cristallise la densité de ce roman qui frôle le kitsch et une esthétique pompière parfaitement assumée.

La prose de Kevin Lambert est libre, non conventionnelle, tantôt pornographique, tantôt sublime, ici prosaïque, là plus mystique, souvent grammaticalement incorrecte.

De ce point de vue-là, Kevin Lambert est très loin d’Edouard Louis à qui la paresse voudrait qu’on le compare. La présence de deux thèmes, homosexualité et lutte prolétaire, ne suffit pas à faire de deux écrivains de la même génération (tous deux sont nés en 1992) deux jumeaux. Le premier est un écrivain plus rude, plus audacieux, qui prend de vrais risques formels et esthétiques et ne craint pas de heurter ni de marier des veines antithétiques (sociale, théâtrale, grandiloquente) pour créer du fracas. Il force l’admiration mais ne plaira pas à tous.

Il y a peu de démagogie chez lui. Il mêle le réalisme social et l’esthétique camp qui joue avec le second degré et l’ironie (si l’on suit Susan Sontag qui l’a définie). Mais la sensibilité camp manie l’arme de la comédie, plus que celle de la tragédie, une proposition que Lambert renverse avec force. De cette sensibilité, il conserve l’art de l’excès et de l’outrance, et l’art de pulvériser la distinction entre bon goût et mauvais goût. Chez lui, toutes les échelles de valeur esthétique et stylistique sautent ; culture populaire et culture classique s’entrechoquent.

Un exemple ? La superbe présentation de Jézabel, l’autre héros/ïne du roman, grandiose personnage de femme déshéritée mais forte, vaillante, solidaire et bravache : « Jézabel, elle a le nom d’une reine antique et le déhanchement d’une chanson de Gerry Boulet. Elle était Jé pour son père […] Elle est Zaza pour ses nièces, la progéniture de Judith […] Elle était Belle pour son premier amour, Bastien… » Lambert a suffisamment de souffle, de style, pour ne pas sombrer dans le ridicule en associant le nom d’une princesse biblique à celui d’un chanteur pop et celui d’un conte pour enfants.

Le cœur de son talent est dans ce type de phrases imprudentes, effrontées, qui emportent l’adhésion du lecteur parce qu’elles n’ont rien, absolument rien de factice. La prose de Kevin Lambert est libre, non conventionnelle, tantôt pornographique, tantôt sublime, ici prosaïque, là plus mystique, souvent grammaticalement incorrecte – une incorrection qui, pour une fois, sonne juste et produit une musique puissamment originale. Au fil des pages, elle dégage une immense énergie et une immense force de conviction. Non pas que la victoire soit du côté des opprimés et des damnés. Ils sont condamnés à la mort ou au cachot.

La figure de Querelle a beau être celle de l’homme sacrifié, crucifié à terre dans le sang, il ne rachète rien ni personne. La sœur tue son frère. Les ouvriers bouffent leur patron au sens propre. Tous, hommes et femmes, riches et pauvres, pères et fils, se dévorent les uns les autres. Querelle est un roman noir, sans espoir ni voie de sortie, si ce n’est l’écriture, c’est-à-dire peu, soyons honnête. Ou beaucoup ? Au lecteur d’en juger.

Kevin Lambert, Querelle, éditions du Nouvel Attila, 236 pages.

Cet article a été publié pour la première fois le 7 novembre 2019 dans AOC.

 


Cécile Dutheil de la Rochère

critique, éditrice et traductrice