Littérature

L’ingénu et le panier de crabe – à propos de Vie de Gérard Fulmard de Jean Echenoz

Journaliste

Dans Vie de Gérard Fulmard, son quinzième roman, Jean Echenoz met en scène les intrigues au sein d’un petit parti politique, sur le mode décalé qu’on lui connaît. Cette tragédie burlesque est au service de sa langue, espiègle et puissamment sensorielle.

Il n’est pas toujours gratifiant d’être le « héros » d’un roman de Jean Echenoz. On n’est pas forcément avantagé par la nature ni même par ses parents. Ceux de Gérard Fulmard lui ont légué prénom et patronyme dont la rime n’est pas la plus élégante. Quant au physique : « Taille : 1,68 m. Poids : 89 kg. (…) Je ressemble à n’importe qui en moins bien ». Ça vous pose un homme. Ancien steward d’une compagnie aérienne remercié pour avoir trempé dans une histoire pas nette, sans ressources, Fulmard habite le petit appartement de sa mère décédée, rue Erlanger, à Paris.

publicité

On sait l’importance des décors, chez Jean Echenoz. Ou plus exactement, des paysages, souvent urbains. À l’inverse de ce que seraient des décors, ces paysages n’ont pas une fonction passive. Ils existent avec force, sont en interaction avec les personnages, sont eux-mêmes en soi des personnages. Par exemple, la rue Erlanger. Elle a beau être située dans le XVIème arrondissement de Paris, elle n’est pas aussi fastueuse que ses voisines.

Sans grande histoire, elle n’a connu que quelques faits divers – le suicide de Mike Brant, la mise au congélateur des morceaux du corps de Renée Hartevelt par un japonais anthropophage. Anecdotes rapportées dans Vie de Gérard Fulmard, en marge de l’intrigue principale. Mais l’histoire et le caractère de cette rue, avec sa boutique d’aquabiking individuel et son bar à ongles, sont en harmonie avec l’horizon peu flamboyant du protagoniste.

L’événement qui ouvre le roman aurait pu mettre en lumière cette artère, mais c’est à « trois rues de là » que cela se passe : un gros fragment de satellite hors d’usage, ayant décroché de son orbite, s’est écrasé sur un centre commercial. Pour ce qui concerne directement notre « héros », le plus important n’est pas cette chute mais un dommage collatéral : un gros boulon violemment projeté a fusé par la fenêtre d’un appartement et tué son occupant ; celui-ci était le propriétaire du logement de Fulmard, qui est donc tranquille pour un moment quant au versement de son loyer. Cet accident, conté dès la première page, apparaît là comme une sorte de « mode d’emploi » de l’intrigue. Il est en effet représentatif de la manière dont les choses avancent chez Echenoz : les balles y sont perdues et les actes manqués.

Dans le prolongement d’Envoyée spéciale[1], il y a quatre ans, Jean Echenoz confirme son retour à la fiction, qui était bridée dans 14 et dans la trilogie consacrée à Ravel, Zatopeck et Tesla[2]. On note au passage le clin d’œil : nulle mention sur la couverture ne précisait qu’il s’agissait de trois romans biographiques alors que le titre, Vie de Gérard Fulmard, le proclame à propos d’un personnage entièrement inventé…

Ce qui intéresse l’auteur dans la politique, ce sont ces passions grandioses dignes d’une tragédie classique qui se développent sur une toute petite scène.

Le fait nouveau, c’est que l’auteur s’attaque au milieu de la politique. Pas exactement la « grande » politique, celle que symbolisent les hauts lieux du pouvoir, l’Elysée, Matignon ou des personnalités de premier plan. Au cœur du roman, on trouve la Fédération populaire indépendante (FPI), une organisation de seconde zone, un petit parti sans la moindre intention d’accéder aux responsabilités mais focalisé sur son fonctionnement interne et ses luttes intestines – pas si loin d’une certaine réalité.

Quant à son positionnement, il est aléatoire. Certains de ses membres venant du néofascisme italien et un des mots d’ordre étant « le goût du travail et le sens des valeurs », sans doute penche-t-il davantage à droite. Il n’en reste pas moins que le niveau de sa doctrine culmine au degré zéro – proche d’une certaine réalité, là encore.

Au vrai, ce qui intéresse Jean Echenoz dans la FPI n’est pas là. Il s’amuse d’ailleurs à mettre son président, Franck Terrail, en situation dans un meeting, sur le point de prononcer un discours « qui allait marquer durablement les esprits, constituerait un tournant majeur dans les annales de la PFI, et plus généralement dans celles de la politique française ». Mais de ce discours, le lecteur n’en connaîtra pas un mot. En revanche, du désir secret que cet homme vieillissant nourrit pour sa superbe belle-fille à qui il destine la tête du parti en vue de gagner ses faveurs, tandis que son dauphin ourdit des complots pour en prendre le contrôle quel qu’en soit le prix, le roman est disert.

Autrement dit, ce qui intéresse l’auteur dans la politique, ce sont ces passions grandioses dignes d’une tragédie classique qui se développent sur une toute petite scène. Ce tragique dérisoire dessine une définition du burlesque, dont on sait qu’il imprime le regard romanesque de Jean Echenoz. Il trouve encore ici une expression magistrale.

Vie de Gérard Fulmard est une entreprise jubilatoire de dérèglement du réel. Tout pourrait y paraître vraisemblable, jusqu’à ce qu’un détail vienne en perturber le déroulement logique ou en souligner le ridicule. Exemple : surgit soudain, ouvrant le chapitre 17, une information temporelle : « dans la matinée du 16 », sans mention du mois, même si on perçoit que la saison est froide. Puis au début du chapitre 18 : « dans l’après-midi du 16 ». Encore, chapitre suivant : « dans la nuit du 16 au 17 ». Puis… c’est à peu près tout !

De la même façon, quand un personnage explique à Fulmard quelles sont les sources idéologiques de la FPI, un cocktail de théoriciens hétéroclites auquel il n’entend rien, celui-ci décline les marques qu’il aperçoit dans la zone industrielle où alors il se trouve – « les Carglass et Castorama, les Optical Center et Kiloutou, Leroy-Merlin, Office Dépôt… » –, cette énumération venant faire écho à celle des penseurs. Dans l’écriture même, les registres lexicaux s’entrechoquent, d’inopinées parenthèses s’ouvrent, le didactique côtoie le prosaïque, des incongruités surviennent. Comme ici : « Rassurante autant que majestueuse, non moins autoritaire que bienveillante, la moustache de Franck Terrail ne relève pas de l’assertorique mais de l’apodictique… »

Cette poétique burlesque de mise à distance du réel, aussi drôle qu’elle soit, n’exclut pas une vision critique de certaines formes de notre modernité ou de la domination sociale. Quand Gérard Fulmard préfère sa télévision pour suivre ce qui se passe à côté de chez lui plutôt que de se rendre sur place, ou quand y abondent les discours catastrophistes, affleure une défiance vis-à-vis d’une société du tout écran ou de la collapsologie aujourd’hui très tendance.

Et Gérard Fulmard, dans tout cela ? L’ingénu parfait, en mal de finances, projeté dans un monde sans foi ni loi.

Par ailleurs, l’action se déroulant en grande partie à l’ouest de Paris, il y est beaucoup question des quartiers huppés (hors rue Erlanger, donc). Déjà, on en trouvait une évocation dans Je m’en vais : « C’est qu’une des plus ingénieuses ruses des riches consiste à faire croire qu’ils s’ennuient dans leurs quartiers, au point qu’on en viendrait presque à s’apitoyer, les plaindre et compatir à leur fortune comme si c’était un handicap, comme si elle imposait un mode de vie déprimant. Tu parles. On a tout à fait tort. » Ici, les termes cernent encore davantage la conscience de classe : « Car on le sait bien, c’est un trait propre aux nantis d’être solidaires : leur but est la sécurité sociale, le capital incite à l’entre soi. »

Mais n’exagérons rien : Vie de Gérard Fulmard n’est pas un roman engagé ! Ou, s’il l’est, c’est avant tout dans la langue. Vivante, ductile, soyeuse, précise sinon savante, à focale ou à vitesse changeantes, parfois d’un paragraphe l’autre, en fonction de la conjugaison adoptée (voir les pages 64 et 65, où se succèdent le présent, le futur et le passé composé). Ou osant un emploi inusité, comme ici : « Soit dit incidemment, que Nicole Tourneur ait gardé son nom de jeune fille à moins que le patronyme d’un de ses précédents maris, on ne sait pas bien pourquoi et ça ne me regarde pas ».

Quand Jean Echenoz écrit, il est à la fois à son instrument de musique et derrière la caméra ; il pose des notes sur une partition en même temps qu’il met en scène, alterne zooms et travelings. La littérature est pour lui un art qui rassemble tous les autres. Les mots sont des couleurs et des sons, s’animent les uns avec les autres, et forment des phrases à grande puissance sensorielle, toujours espiègles. C’est pourquoi son écriture, abstraite par essence et si matérielle grâce à son talent, pénètre autant l’esprit que le corps. De la même façon, la fantaisie qui s’y déploie n’est jamais exempte d’une certaine mélancolie, voire d’un total désarroi.

Et Gérard Fulmard, dans tout cela ? Un « demandeur d’emploi » victime de son désœuvrement. Échouant dans sa tentative de reconversion avec le « Cabinet Fulmard Assistance », dénomination trouvée avant même que soient définis les objectifs de sa société, il ne peut résister aux offres de service de la Fédération populaire indépendante. Que va-t-il faire dans cette galère ? L’idiot utile. Celui que l’on charge des basses œuvres. L’ingénu parfait, en mal de finances, projeté dans un monde sans foi ni loi.

S’il avait su, ce Gérard Fulmard, que l’auteur qui l’a créé s’est inspiré d’une réelle tragédie classique, avec son content de dilemmes et de cruauté, peut-être, en tant que personnage, se serait-il rebellé, aurait-il hésité à se retrouver dans cette histoire, forcément brutale ? Que relève-t-on en effet au fil de l’intrigue ? L’amour quasi incestueux de la part du président de la FPI pour sa belle-fille ; la femme de celui-ci, secrétaire nationale de ce même parti, tenue pour morte sans que cela soit avéré ; une guerre de succession à la tête de l’organisation ; un monstre marin réglant à sa manière le sort de la belle-fille… Au jeu de la transposition, une pièce apparaît. Il semble que Jean Echenoz l’affectionne puisqu’elle figurait déjà dans Cherokee, son deuxième roman. Il s’agit de Phèdre.

Mais on n’est pas obligé de le savoir pour déguster à sa juste mesure Vie de Gérard Fulmard, dont l’intrigue, pour reprendre une expression de l’auteur, n’est qu’« un mal nécessaire ».

Jean Echenoz, Vie de Gérard Fulmard, Minuit, 236 pages

 


[1] Minuit, 2016. Réédité en collection « double ». Tous les romans de Jean Echenoz ont paru aux éditions de Minuit.

[2] Respectivement : Ravel (2006), Courir (2008), Des éclairs (2010).

Christophe Kantcheff

Journaliste, Critique

Rayonnages

LivresLittérature

Notes

[1] Minuit, 2016. Réédité en collection « double ». Tous les romans de Jean Echenoz ont paru aux éditions de Minuit.

[2] Respectivement : Ravel (2006), Courir (2008), Des éclairs (2010).