Littérature

Mange tes morts ! – à propos de Voir de ses propres yeux d’Hélène Giannecchini

Écrivain

Voir de ses propres yeux, c’est le défi que se lance Hélène Giannecchini dans un second livre qui peut se lire comme une expérience, davantage encore que comme un roman, ou plutôt comme la tentative de confronter une aventure personnelle à la possibilité de son explicitation théorique, documentée. « Voir de ses propres yeux », c’est s’aider des textes que l’on lit, que l’on cite, que l’on scrute, pour y distinguer à la manière d’un palimpseste ce qui ne se peut regarder fixement, la mort même.

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L’une des plus célèbres maximes de La Rochefoucauld dit « Le soleil ni la mort ne se peuvent regarder fixement ». Regarder la mort, la Voir de ses propres yeux, c’est dès son titre le défi du deuxième livre d’Hélène Giannecchini, après un essai consacré à Alix Cléo Roubaud, cette photographe et diariste de génie, morte à 31 ans, dont la Bibliothèque nationale de France avait proposé en 2014 une très belle exposition (Une image peut être vraie, Seuil).

Cette fois, il s’agit bien d’un « roman » et il faut prendre au sérieux ce désir d’afficher presque crânement l’annonce d’une fiction, la possibilité en tout cas d’un récit à la première personne qui suivra le cours d’un deuil et d’une enquête, presque un polar sur soi-même et ses fantômes, leurs pistes puis leur incarnation possible, leur présence en nous.

La narratrice à laquelle Hélène Giannecchini prête sa voix est une jeune femme qui lui ressemble beaucoup : savante et soucieuse des questionnements relatifs au statut des images, elle ne cesse de s’interroger sur les représentations et rituels de la mort, à partir d’une sorte de révélation initiale : la découverte, au Musée de la Main de Lausanne (dont le nom seul peut suffire à faire rêver…), d’un anatomiste fameux du XVIe siècle, André Vestale.

Cette découverte évoquée dans le premier chapitre se trouve coïncider avec une expérience directement vécue de la mort, la perte soudaine d’un être cher, un deuil donc qui s’ouvre et inaugure le mouvement du livre comme un prélude musical, presque une « allemande » un peu noire… Le mort, la mort, les morts, seront dès lors les motifs privilégiés d’un texte séquencé en chapitres et surprises, surgissements du moins de moments et réflexions composant, au bout du compte, une manière de traité – théorique et romanesque – de notre rapport aux corps qui sont et ne sont plus, permanence et passage, âme et cendres.

Un étrange parcours va conduire la narratrice des obsèques de l’ami perdu aux souvenirs historiques de la morgue de Paris ; d’un appartement-mausolée où est exposé un mystérieux cœur de cire au village de Tollund au Danemark où a été retrouvée en 1950 une momie millénaire parfaitement conservée ; de considérations diverses sur la dissection ou la taxidermie à l’analyse des photographies d’Andres Serrano (The Morgue, 1992) dont Daniel Arasse avait proposé naguère un commentaire magistral, évoquant à leur propos « la mémoire de tous les morts, inconnus des vivants, qui toujours, et partout depuis toujours, les accompagnent, humble et silencieux peuple humain »…

On (ré)apprend beaucoup en lisant le rapport que fait Hélène Giannecchini de ses propres lectures sur l’histoire du corps et de ses représentations.

Le titre des chapitres donne une idée de ce drôle de parcours : « Tomber cadavre », « Photographier le mort », « Ecorcher », « Corps antécédents », « La cire et la mort », « Disséquer les femmes », « Manger Mausole », et il serait dommage de s’en effrayer. Le voyage est bien celui des morts, mais comme tempéré, presque adouci d’incertitude par l’implication d’un « je » qui se regarde autant qu’il considère le mystère des corps défunts.

Ainsi, à l’occasion d’un dîner où on lui demande « ce qu’elle fait », la narratrice provoque-t-elle une sorte de malaise cathartique, tous les convives se mettant à intervenir à tort et à travers en apprenant qu’elle « travaille sur le corps mort, l’anatomie, (et qu’elle) accumule les images, les études. ».

Comme le remarque assez ironiquement Hélène Giannecchini, tout le monde a en effet son mot à dire, dans une forme d’excitation particulière, perturbante, sur cette action si bizarre, au fond, que le livre tente obsessionnellement de définir : regarder la mort. Voir de ses propres yeux peut se lire, à ce titre, comme une expérience davantage encore que comme un roman, ou plutôt comme la tentative qu’on devine nouée de raisons intimes de confronter une aventure personnelle à la possibilité de son explicitation théorique, documentée…

Le texte ne cesse, partant de scènes vécues, de faire communiquer citations et références, dont la mention dans les marges (qui rappelle un peu, dans un autre registre, le dispositif des Fragments d’un discours amoureux de Roland Barthes, par exemple) désigne d’une certaine façon l’esprit d’ouverture, et presque d’arborescence possible vers d’autres textes, d’autres œuvres, d’autres temps.

La difficulté alors est de faire correspondre dans l’élan d’un récit – c’en est un – la trame du « je » en proie aux deuils, réels ou imaginaires, et la somme des recherches, le poids de la bibliographie, immense, qui risque d’écraser la voix toute personnelle d’une écrivaine sous l’avalanche des notes, fussent-elles passionnantes (pour le dire simplement : on (ré)apprend beaucoup en lisant le rapport que fait Hélène Giannecchini de ses propres lectures sur l’histoire du corps et de ses représentations).

Ce risque est sensible, qui donne au livre, au ton par ailleurs si assuré, une sorte de fragilité paradoxale, presque une maladresse savante, un boitement d’autant plus fécond qu’une voix ici cherche la possibilité « d’y voir », vraiment. « Voir de ses propres yeux », c’est s’aider des textes que l’on lit, que l’on cite, que l’on scrute, pour y distinguer à la manière d’un palimpseste ce qui ne se peut regarder fixement, la mort même.

Voir de ses propres yeux, et tenter ici de croiser le regard des morts, c’est – aussi – apprendre à lire sa vie dans les livres.

Le roman se donne alors tel une fable des corps plutôt qu’un traité des pratiques funéraires ou thanatologiques : une expérience physique de l’écriture, qui tente en tâtonnant parfois de franchir le mur de la bibliothèque, non pas obstacle mais passage ambigu vers un ailleurs à éprouver autant qu’à penser. « J’appartiens maintenant, écrit Hélène Giannecchini, à ceux qui côtoient la mort depuis plusieurs années, mes recherches ont l’allure d’une longue autopsie et il faut rendre à ce terme toute sa puissance étymologique : depuis des mois je vois de mes propres yeux. Ils sont plus ouverts, ou plutôt vous me les avez ouverts. Ma vue se précise et me révèle ce que j’ai longtemps oublié ou refusé de penser. La plupart du temps je tiens cette proximité secrète, j’autopsie quand je suis seule et j’édulcore ensuite mes récits. Il y a peu de place pour le voisinage des défunts et des vivants, il semble bizarre, c’est en tout cas ce que l’on me dit. La seule cohabitation avec la mort se passe dans la sphère privée, il n’y a pas d’autre choix que le drame et le déchirement ; l’expérience de la disparition du cadavre se vit sur un mode exclusivement personnel. »

Cette dimension proprement personnelle, qui, comme par opposition, aboutira dans les très belles pages de la fin à un rituel collectif et improvisé, extrêmement provocant, d’incorporation – littérale – de la mort, peut servir aussi à définir une manière d’idéal de la relation au savoir…

Il n’est pas anodin, ainsi, que ce livre qui cherche avec une si fière ambition à faire le lien entre la singularité du  « je » et le « tout » des livres soit publié dans « La Libraire du XXIe siècle », la collection de Maurice Olender, dont on vient de fêter le trentième anniversaire et qui affiche avec une permanence remarquable son souci de science sans académisme, de création nourrie de savoir. Voir de ses propres yeux, et tenter ici de croiser le regard des morts, c’est – aussi – apprendre à lire sa vie dans les livres.

Hélène Giannecchini, Voir des ses propres yeux, Seuil. 


Fabrice Gabriel

Écrivain, Critique littéraire

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