Hasard et modernité – à propos de l’exposition Par hasard à Marseille
Une grande tenture colorée accueille le visiteur à l’entrée de la chapelle de la Vieille Charité au cœur du Panier à Marseille. L’œuvre commandée par les Musées de la Ville à Adrien Vescovi est le fruit d’une pigmentation et d’une coloration soumise aux caprices météorologiques. Paysages aléatoires, telle est son nom, s’inscrit dans la droite ligne de Vent Paris-Nice (COS10) de l’artiste Yves Klein lequel soumet, dès 1960, ses toiles à la vitesse, au vent et à la pluie. Il les accroche, le temps d’un trajet entre les deux villes éponymes, sur le toit de sa voiture.
Cette filiation de l’imprévu nous propose un voyage entre histoire et hasard de l’art lesquelles nous invitent à penser les prémices d’une architecture des circonstances. C’est précisément ce que fait l’exposition Par hasard et les musées de la ville de Marseille dans un projet en deux volets. Le premier se tient au Centre de la Vieille Charité et l’autre à la Friche de le Belle de Mai. Le spectre chronologique nous conduit depuis les prémices des modernités artistiques au sein du bâtiment des Musées de la Ville de Marseille jusqu’aux visées contemporaines dans l’ancien bâtiment de la SEITA à proximité de la gare Saint Charles.
« Un coup de dés jamais n’abolira le hasard ». Le propos liminaire mallarméen est notre compagnon de route. Origine du procédé et bonne formule, le poète de la rue de Rome construit dans cette œuvre typographique (1897) une modernité littéraire et plastique qui irrigue le propos phocéen depuis les calques de Marcel Broodthaers (1969) jusqu’aux lithographies d’Ellsworth Kelly (1992). Ainsi, le projet s’élabore dès ses prémices dans une rhétorique littéraire se référant aux modernités artistiques radicales issues du symbolisme et du surréalisme, lesquelles ont vu collaborer étroitement critiques et auteurs avec les plasticiens de leur époque, avant de témoigner de la persistance du phénomène à l’époque contemporaine.
« Un coup de dés jamais n’abolira le hasard ». Cette formule didactique et cryptée est aussi le lieu de l’illustration, à l’image de la nuée de dés qui recouvre le sol de la chapelle de la Vieille Charité dessinée par Pierre Puget, au cœur de la nef. Un, one de Robert Filiou (1984) s’est donné le mal de contredire le lancer et de placer 13 200 dés sur la face un. « Jamais n’abolira le hasard ». De fait, intégrer le champ du hasard dans la création n’est pas le lieu de l’accident ou de l’inopiné.
Dans la rétine de l’exposition, cette fois, nous voyons parfois poindre cette incertitude. Le hasard est-il sujet ou objet ?
Si le texte introductif nous laisse découvrir, pantois, le coup d’éponge « magnifique » de Protogène dessinant de son écume la bave du chien qu’il ne parvenait à illustrer, il n’en demeure pas moins que, dans Par hasard, Fortuna se fait plus sujet que compagnon d’atelier.
Comment lier le volontarisme de la création, la puissance créatrice à l’œuvre, le geste spontané et réfléchi au fortuit et à l’inattendu ? Nous constatons vite que l’antithèse n’adviendra pas. Nous ne sommes pas ici face à l’œuvre à la fois construite et accidentelle. De fait, le hasard s’élabore pour les artistes et les critiques comme la donnée infernale, caractérisée par Georges Didi-Huberman comme un « inabordable de la pensée ».
Il est des erreurs et des usures construites, à l’image de l’érosion des monotypes de Degas, dont les teintes et les imprécisions soulignent l’importance des textures ou encore les taches d’encre de Victor Hugo, figurant les prémices du test de Rorschach. L’irruption du hasard accompagne la modernité créatrice et le regard de l’exposition semble nous dire qu’il a toujours été là. Entré sans sonner, on voudrait lui faire dire que l’artiste peut produire par-delà son libre arbitre.
Il est sensible que cette position de subalterne aux désirs d’un génie imprévisible accompagne un regard sur la création comme le fruit parfois trop mur d’un « petit rien », et dont l’auteur serait le « regardeur », selon la formule consacrée de Marcel Duchamp. Ô doute, quand tu nous tiens !
Dans la rétine de l’exposition, cette fois, nous voyons parfois poindre cette incertitude. Le hasard est-il sujet ou objet ? Et la démarche de s’éclaircir au seuil des avants gardes dans ce romantisme scientifique et lyrique. Le moment symboliste creuse le sillon d’une recherche déterminée sur le hasard et ses modes d’intervention. Ainsi, à la destinée de l’impromptu la position de l’artiste nous suggère (ou nous impose) de le faire participer, de l’intégrer à notre compréhension et à notre lecture des œuvres.
Une perspective plus approfondie nous amène à nous interroger sur la constitution de notre modernité depuis l’inattendu en la plaçant sous l’angle d’une spontanéité extérieure à l’atelier. Alors, le hasard fait-il écho à « l’absence totale d’idées préconçues » présentée par Dada dans le communiqué de presse de l’inauguration du Cabaret Voltaire à Zurich en 1916, ou dans le procédé d’écriture de Tristan Tzara prenant les traits d’un cut-up que Raoul Haussman met en image au sein de la publication Dadaco en 1920.
Ces quelques exemples trouvent des répercussions dans notre contemporanéité et sont les signes d’une révolution artistique non par une irréflexion mais par la nécessité de donner d’autres perspectives à la création notamment via un matériau soumis à l’inadvertance et de trouver, dans l’organisation des œuvres, non une prédominance du hasard mais le souhait de créer du dysfonctionnement.
C’est paradoxalement dans le mouvement romantique de la fin du XVIIème et au début du XVIIIème siècle, alors que s’élaborent les prémices de la modernité artistique, politique et scientifique que se développe conjointement le modèle de ce hasard fécond.
Se font alors face la rationalité des Lumières d’une part et la notion de Kunstchaos d’autre part, cette « organisation contradictoire du désordre vital, de l’équilibre vivant et non logiquement unifié des contraires » laquelle irrigue la sphère artistique depuis les taches d’encre, déjà citées, de Victor Hugo jusqu’aux dendrites de Georges Sand lesquelles représentent, par lignes accidentelles, des paysages étonnamment actuels. En effet, cette inventivité relativement « subversive » offre les soubassements de notre modernité critique et artistique. Fruit d’une contingence ?
Elle se fait bien plus une volonté de rompre avec les codes préexistants, dans une éternelle querelle opposant les Anciens et les Modernes. Et le hasard de se faire une chose bien trop sérieuse pour être traitée avec gravité. C’est dans l’alliance de la forme et de l’informe, de l’achevé et de l’inachevé et du désordre produit que naît une pratique moderne du regard artistique, tant des plasticiens que dans le discours sur l’art.
Si cette question d’une apparition du « hasard de la modernité » n’est pas abordée de manière frontale dans les deux volets signés par Xavier Rey et Guillaume Theulière, nous pouvons lire en filigrane l’apparition du spectre du moderne dans les habits de la fortune au grés de l’évolution chronologique. Néanmoins, cette progression laisse planer un scepticisme sur son bien-fondé comme sur ses apports en des termes esthétiques et socio-historiques. En effet, dans quelle mesure le hasard peut-il être intéressant ? C’est à cette vaste question que l’on devrait répondre par le biais de la mise en scène, en commençant par montrer sa face caché, le ratage.
L’histoire de l’art moderne nous conduit vers l’année 1894 et la toile Marine avec récif d’August Strindberg qui se fait charnière dans l’exposition. « À mes moments perdus je peins (…) Du bout de mon couteau je distribue les couleurs sur le carton et là je mêle afin d’obtenir un à-peu-près de dessin. » Alors, c’est bien dans cette affirmation du génie personnel, libéré de la commande et des pressions qu’elle exerce sur l’auteur (mais aussi de ses contraintes) que se construit le seuil moderne du projet.
C’est dans cette courte période de l’Histoire de l’art, celle qui a su intégrer l’idéologie de l’époque s’émancipant de l’ombre des systèmes et faisant face à l’inconnue individualiste. Alors, ce regard sur l’artiste héroïque, lui-même déjà en germe dans Les Vies de Vasari donne à penser une liberté obtenue de longue lutte par les ateliers et les peintres et que nous serions aujourd’hui tenté de relier à une émancipation de toute forme de déterminisme.
Une lacune de l’exposition se trouve probablement à ce seuil didactique dont l’œuvre d’August Strindberg est le signe avant-coureur. En effet, le hasard n’est pas en soi un médium mais un déclencheur que l’on peut, ou non, activer. En tant que représentant d’une liberté émancipatrice porté par la création, l’artiste se fait la tête de pont des logiques individualistes qui s’extraient de toute commande, de toute attentes et de toute idéologies. Néanmoins, notre regard contemporain nous force à une analyse plus poussée, et le vecteur du hasard, son principe, ne peut que difficilement s’affranchir de paramètres sinon nouveaux au moins renouvelés de l’élaboration des œuvres.
L’approche quasi-encyclopédique de l’exposition fait œuvre et date dans notre histoire récente des expositions.
Cet ensemble de questions nous accompagnent au moment de franchir les grilles de la Friche de la Belle de Mai pour le deuxième volet de l’exposition. Quel symbole pour la création artistique qu’une Friche ! Lieu d’une colonisation spontanée par la végétation ici remplacée par l’imagination, il s’agit de regarder comment la période contemporaine a perçue ou plutôt percé l’inopiné et la chance mais aussi quelles seraient, selon les termes de Jean-Marc Huitorel « Les règles du jeu » issues de la rencontre de l’artiste et de la contrainte.
Le cours des choses, titre de l’œuvre de Fischli & Weiss en 1987 nous montre l’organisation rigoureuse et calculée du réel selon le principe des dominos, c’est à dire une réaction en chaine, entre volonté des artistes et inertie de la force des objets. Un hasard qui serait ici érigé en lapsus du réel dans un mécanisme mental à l’œuvre qui se trouve à la frontière du systémique en prise avec l’inadvertance.
Comment saisir la rupture du code dans un « à peu près » de l’œuvre selon une typologie qui organise les espaces de l’exposition, depuis les Burnt paintings de Davide Balula (2012) jusqu’au divagation d’une goutte d’eau de Linda Sanchez (2014) ? La création par délégation au hasard semble nous indiquer avec force un autre paradoxe de l’artiste qui marche au côté de la contrainte, celui d’un retrait de la subjectivité par ce « lapsus du réel » et de confirmer cette modernité par la singularité du geste qui vient poser avec force la question de l’œuvre dans sa relation avec le créateur, ou de son inexistence. Ainsi, que penser de l’absence d’exposition générée par un lancer de pièce dans le cas de l’œuvre « Pile ou face » de Yann Serandour et Julie C. Fortier (2007).
La pièce demeure la seule relique, indiquant aux artistes, en l’état que l’exposition ne devait avoir lieu. Le hasard et l’abstraction font bon ménage depuis une cinquantaine d’années et le trou noir des causes mal connues s’est ouvert comme les études sur notre inconscient dans une affirmation de la singularité et de l’identité artistique prenant parfois le pas sur la diffusion le lieu de l’échange avec les publics.
Ainsi, l’un des écueils de l’exposition se trouve probablement dans la quasi-absence de l’aspect contemporain des recherches sur la performance dans une ville qui est parmi les plus active en la matière. Il est également notable la faible présence des démarches artistiques collectives, aujourd’hui en plein essor, et qui répondraient avec force aux travaux surréalistes marqués du sceau du cadavre exquis. Un autre manque dans le vaste projet des musées de la ville est la vision resserrée de la cartographie des recherches menées, principalement occidentales, et ce particulièrement dans une capitale méditerranéenne.
Il nous fallait retrouver la nécessité du hasard et c’est chose faite. L’approche ici renouvelée par les Musées de Marseille permet à la ville de retrouver le chemin des grandes expositions thématiques qui annonce avec panache l’exposition sur le Surréalisme dans l’art américain à venir en 2020.
Le travail d’historien et le projet éditorial du catalogue publié par la Réunion des Musée Nationaux rend compte de la concomitance, d’un regard moderne et scientifique avec un travail scénographique particulièrement réussi. L’approche quasi-encyclopédique de l’exposition fait œuvre et date dans notre histoire récente des expositions et rend hommage au hasard comme à sa contrainte dans une dialectique féconde.
Par hasard, Ville de Marseille et la Réunion des musées nationaux – Grand Palais, En partenariat avec la Friche la Belle de Mai, du 18 Octobre 2019 au 23 Février 2020. Volet 1 : La Vieille Charité Volet 2 : Friche de la Belle de Mai.