De sang neuf rue saints morts – à propos de 209 rue Saint-Maur de Ruth Zylberman
Que penser d’Yvonne Massacré ? Sous l’Occupation, cette femme au nom tragi-comique fut la gardienne de l’immeuble situé 209 rue Saint-Maur, dans le Xe arrondissement de Paris. Est-ce par bonté et vaillance qu’elle avertissait les juifs en agitant son balai, depuis la cour, de l’approche de la police, ou bien était-ce pour elle « une question de rapport », c’est-à-dire un service rendu contre de l’argent ?
Les anciens résidents du « 209 » ont des avis partagés sur la question. Tous ne racontent pas la même histoire à la cinéaste et écrivaine Ruth Zylberman, née en 1971. Pendant plusieurs années, elle a enquêté pour connaître l’immeuble, ses locataires et ses rares propriétaires depuis l’érection du bâtiment en 1850 jusqu’à aujourd’hui. Le résultat est un entrelacs d’histoires, construites de découvertes dues au hasard, de contradictions, de répétitions, de trous de mémoire comblés ici et là, si bien que petit à petit, au fil de la lecture et de la collecte d’informations, 209 rue Saint-Maur. Autobiographie d’un immeuble devient un roman.
Il se densifie à la manière d’une barbe à papa en tournant sur lui-même, puisque Ruth Zylberman revient sur ses pas et dans l’immeuble, retrouve la trace de ceux dont elle a lu le nom sur une liste établie lors d’un recensement, complète, grâce à une rencontre inespérée, un portrait à peine esquissé par un premier interlocuteur. Ruth Zylberman a d’abord filmé cet immeuble. Le résultat fut un documentaire remarquable diffusé sur Arte en 2018.
Cet immeuble, la parisienne Ruth Zylberman l’a choisi par hasard, en flânant, mais un peu aussi pour les drames dont il fut le théâtre.
Contrairement au livre qui essaie de retrouver tous les résidents, le documentaire se concentrait sur les enfants juifs déportés de l’immeuble. Il y en eut neuf ; d’autres furent cachés et survécurent. C’est une carte des enfants déportés de Paris entre 1942 et 1944, établie par Serge Klarsfeld et le géographe Jean-Luc Pinol, qui a révélé à Ruth Zylberman cette forte proportion d’enfants déportés dans un seul et même immeuble. Le lieu a donc un passé lourd et triste.
Le « 209 » était un immeuble « de rapport», pour reprendre le mot qui qualifie la conduite de madame Massacré, un immeuble « de petites gens » qui vivaient à huit dans 20 mètres carrés ou à trois dans 12 mètres carrés. Ils étaient était artisans ou ouvriers. Les juifs étrangers représentent un tiers des 300 habitants du 209 rue Saint-Maur avant la guerre. Beaucoup étaient fourreurs. Adultes et enfants confondus, 52 personnes furent déportés. Une des habitantes du « 209 » à l’esprit d’escalier fait remarquer à la documentariste que l’adresse peut aussi s’orthographier et s’entendre de la façon suivante : « de sang neuf rue saints morts ».
Cet immeuble, la parisienne Ruth Zylberman l’a choisi par hasard, en flânant, mais un peu aussi pour les drames dont il fut le théâtre : « Je rêvais d’une maison à explorer comme une terra incognita. Un immeuble avec lequel je n’aurais aucun lien, et dont, pourtant, je saurais tout. » Si le « 209 » lui est à la fois étrange et familier, c’est que Ruth Zylberman est la fille d’une femme née en 1939 et déportée à 5 ans à Ravensbrück, avec sa mère et sa sœur. Toutes trois furent libérées de Bergen-Belsen en avril 1945.
Dans les années 1920 et 1930, la rue Saint-Maur constitue avec Belleville, le Marais et le XVIIIe arrondissement, le Yiddishland parisien. Bien que Ruth Zylberman explore l’histoire de la rue, du quartier et des habitants du « 209 » depuis ses origines jusqu’à aujourd’hui, bien qu’elle s’arrête sur d’autres temps forts – la Commune, l’Affaire Dreyfus, la Première Guerre mondiale, l’immigration maghrébine et portugaise des années 1970 et le présent (le temps des lofts et de la gentrification très minime de l’immeuble) –, l’Occupation et les rafles sont le cœur de son livre.
Mais son travail minutieux permet à Ruth Zylberman de faire revivre une foule de personnages qui compose un tableau du Paris populaire des XIXe et XXe siècles – elle s’attarde moins sur la population actuelle, qu’elle croise mais à laquelle elle demande surtout des nouvelles du passé. La désuétude des professions et des prénoms donne à cette reconstitution d’un paysage urbain beaucoup de charme, et fait de 209 rue Saint-Maur un livre d’histoire original.
Lors du recensement de 1926, le « 209 » dont l’unique propriétaire était la famille Laueffer, abritait un ferblantier, une parquetteuse, une mouleuse, beaucoup de tailleurs, des presseurs, une posticheuse, une plumassière. Ruth Zylberman s’arrête sur quelques figures : une chanteuse lyrique, Germaine Decausse ; une femme morte dans son appartement après avoir mangé des champignons vénéneux ; un ancien soldat à la « gueule cassée » qui assassine l’amant de sa femme ; un agent double maurrassien qui a néanmoins tenté en vain d’avertir sa hiérarchie de l’innocence du capitaine Dreyfus et, le meilleur pour la fin, « un crieur à la lanterne magique. »
La lanterne magique nous amène à Proust, présent bien sûr dans cette entreprise archéologique au même titre que Modiano, auquel on pense en lisant que l’un des résidents fut valet de chambre « à l’hôtel Rochester ». Mais c’est surtout Perec que l’on a en tête. Ruth Zylberman n’est pas dans l’imitation de ce modèle mais elle se place d’emblée sous son autorité en citant Espaces d’espaces en exergue de son livre.
On est surpris par la qualité de la mémoire des descendants et des nouveaux venus, dont les deux ou trois pièces agrandissent désormais la pièce unique d’autrefois.
Son recours aux inventaires, l’attention qu’elle porte au quotidien, aux origines, au papier peint et à ce qu’il recouvre ou cache ; son plaisir de l’écriture sous contrainte – un seul immeuble comme échantillon d’une capitale –, le prix enfin qu’elle accorde à la transmission la rapprochent de l’auteur de L’Infra-ordinaire, dans lequel Perec décrit entre autres la rue Vilin, où il vivait avant la guerre. La Vie mode d’emploi est évidemment aussi en toile de fond de 209 rue Saint-Maur. Autobiographie d’un immeuble.
Contrairement à Perec, Ruth Zylberman n’invente aucun nom de famille cocasse. Elle a ce qu’il faut sous la main : Désiré Gardeblé, le soldat de la Grande Guerre à la gueule cassée, ou Amédée Boulange, le frappeur d’or, donnent au texte sa dose de poésie onomastique. Les autres résidents s’appellent Blumenthal, Baum, Gogolinski (Abraham), Knoplock, Goldsztajn, Zylbersteijn, Buraczyk, autant de patronymes qui font du « 209 » un cauchemar et un moteur d’excitation pour antisémites.
Pour connaître tout cela, Ruth Zylberman suit les conseils de deux de ses amis historiens, Claire Zalc et Alexandre Doulut, des spécialistes de la déportation des juifs de France. Elle se rend aux Archives nationales, téléphone aux descendants des anciens habitants ou interroge les locataires actuels sur leurs prédécesseurs. On est surpris par la qualité de la mémoire des descendants et des nouveaux venus, dont les deux ou trois pièces agrandissent désormais la pièce unique d’autrefois. Tous ou presque détiennent quantité d’informations et prennent plaisir à les partager, souvent en ouvrant leur porte. C’est une preuve de curiosité et d’attachement à un bâtiment dont ils devinent sans doute la densité du passé.
Reflet de la diversité des comportements et des êtres, au « 209 » habitaient sous l’Occupation la famille Dinanceau dont le patriarche, Désiré, a caché des juifs dans un minuscule espace tandis que son fils, Robert, s’était engagé dans la Légion des Volontaires français contre le bolchévisme, la LVF. Le père avait menacé son fils en le plaquant au mur, un couteau sur le ventre, de le tuer de ses propres mains s’il dénonçait le moindre juif caché ici. Après cette scène, il ne lui a plus jamais adressé la parole. Robert Dinanceau est revenu sans vergogne habiter l’immeuble après la guerre et arrivait toujours un moment où, malgré la grande taille du « 209 », qui compte quatre bâtiments (quatre escaliers), il croisait ses ennemis dans la cour.
Ruth Zylberman tient ces détails de Jeanine Dinanceau, la fille de Désiré. Par un hasard extraordinaire, Ruth Zylberman retrouve Jeanine grâce à une femme qui travaille dans sa maison de production. Jeanine parle de la honte que lui inspirait son frère, membre de la LVF, et de Thérèse, « la petite Anne Franck» du 209 qui, « emmurée» pendant deux ans, a raconté son calvaire. Elle avait 14 ans le jour de la rafle du Vel’ d’Hiv’, en juillet 1942. Le journaliste Guy Birenbaum est son fils.
Autobiographie d’un immeuble autant que portrait de la France, ce texte transporte tranquillement l’émotion dont il est riche, sans la souligner.
Ruth Zylberman se déplace aussi à Tel-Aviv et dans l’État de New York pour retrouver deux anciens enfants cachés, Odette et Henri. Odette était la benjamine d’une famille de six enfants. Elle a cette jolie formule : « Le 209, j’y suis souvent la nuit. » Qui d’entre nous ne rêve pas d’appartement et de pièces jusqu’alors inconnues ? On est toujours surpris et heureux d’apprendre que chez soi (dans tous les sens du terme), c’est plus grand qu’on ne l’imaginait.
Quant à Henri, depuis son exil américain il est devenu « Henry ». Les pages qui lui sont consacrées constituent le passage le plus poignant du livre. Henri a été abandonné soudainement dans l’immeuble par ses parents alors qu’il avait 5 ans. Il ne se souvient plus d’eux, ni de rien. Une famille américaine l’a adopté après la guerre, son adolescence fut chaotique et remplie de conduites délinquantes. Pour se protéger de lui-même, Henri s’est engagé dans l’armée. Après son entrevue avec Ruth Zylberman, Henry vient à Paris et l’accompagne au « 209 ». Il effleure les murs puis une poignée : « Est-il possible alors que mes parents aient touché cette poignée ? »
Autobiographie d’un immeuble autant que portrait de la France, ce texte ne joue jamais avec le pathos. Il transporte tranquillement l’émotion dont il est riche, sans la souligner. Un personnage encadre et guide discrètement les investigations de Ruth Zylberman : il s’agit de Mohammed, le gardien de l’immeuble. Mince, fumeur, souvent adossé à la porte cochère, il observe la rue, les entrées et les sorties.
Il a pris ses fonctions en 1998. Cela faisait quatre ans seulement qu’il était arrivé en France depuis le Maroc, laissant dans son pays natal sa femme et ses enfants le temps « de se faire une place au soleil», écrit Ruth Zylberman. Il lui dit un jour : « Je connais chaque coin, chaque escalier, chaque cave. J’ai vu des gens mourir ici et puis des enfants naître. Tous ces enfants qui ont grandi ici, ils m’appellent “Tonton Mohammed”, ils me demandent de jouer dans la cour, je n’ai jamais refusé. Il faut bien qu’ils s’amusent. C’est pour ça : la retraite, pas question. »
Ruth Zylberman, 209 rue Saint-Maur, Paris Xe. Autobiographie d’un immeuble, Le Seuil, 2020