Art

Stayin’ Alive, la liberté d’un art en vie 

Historienne de l'art contemporain

Comment comprendre la déclaration du Combahee River Collective, «We Cannot Live Without Our Lives» ? L’actualité artistique, doublée de la commémoration des émeutes de Stonewall, qui explosèrent le 28 juin 1969, nous permet d’apprécier au mieux ce que c’est qu’être vivant : intimement corrélée à la survie, selon l’expression de Walter Benjamin, la formule engage une temporalité qui ne se résume pas à la saisie d’événements ponctuels, mais invoque, d’emblée, la conscience de qui a été. Un article publié à l’occasion de la Nuit des idées 2020 dont le thème est «Être vivant».

Pour William Burke[1]

 

On a le sentiment qu’être vivant·e dure plus longtemps qu’être en vie. Comme si le son du mot vi-vant une fois prononcé accordait du temps supplémentaire. Quand on y réfléchit bien, le plus souvent, on n’a pas juste envie d’être vivant·e mais de le rester. Une fois qu’on choisit de se pencher sur ce qui est ou qui reste vivant au sein des arts, on s’engage dans une observation accrue des contextes culturels, sociaux, politiques au sein desquels les artistes ont œuvré pour réfléchir à la vie. Si on décide d’orienter son investigation vers une actualité artistique doublée de la commémoration d’un événement majeur de l’histoire contemporaine, on saisit à quel point la conscience d’être vivant·e affecte notre perception de ce qui l’a été.

En 2019, se sont succédé des manifestations (expositions, publications, émissions, actions) en hommage, cinquante après, aux émeutes de Stonewall qui ont explosé le 28 juin 1969 dans la chaleur d’un été new-yorkais. Moment de bascule historique, la révolte de la communauté gay, lesbienne et trans est devenue effective en une nuit. La descente de police au Stonewall Inn, un bar situé dans le West Village à la station de métro Christopher Street, a, ce soir-là, produit un point de non-retour pour une population sur le qui-vive, épuisée par les répressions et violences sexuelles, raciales et sociales.

Simple routine hebdomadaire, avec la complicité de la mafia et moyennant pots de vin et cadeaux habituels, les policiers arrivent au Stonewall Inn comptant réitérer les contrôles humiliants et procéder aux arrestations sommaires.  Comme à chaque fois, trois groupes sont constitués de force : les gays, lesbiennes et trans séparé·e·s sont fouillé·e·s. Les lesbiennes masculines, Drag Kings, ont intérêt à porter au moins trois pièces de vêtement féminin pour éviter le poste. Comme le rappelle en 2000, Sylvia Rivera dans un témoignage poignant, il y a eu ce soir-là, l’impératif d’une insurrection ; il fallait faire cesser ces vexations constantes, dénoncer l’intrusion abusive dans l’intimité de celles et de ceux qui faisaient de leur corps un lieu de résistance quotidienne.

L’embrasement est total. En quelques minutes, les personnes agressées retournent l’agression et organisent une rébellion contre la présence policière. De bouche à oreille, tous les bars des alentours se joignent à la révolte ; de 200 on passe à plus de 1000 citoyen·ne·s qui mettent le feu au quartier pour maintenir vive la flamme de leur dignité. Ils et elles revendiquent leur statut d’êtres vivants.

Comment raconter une histoire vivante ?

Sylvia Rivera est l’une des principales protagonistes de cette nuit effervescente, elle est accompagnée de Marsha « Pay It No Mind » Johnson et d’autres personnes trans et de couleur qui sont celles qui ont déclenché le mouvement. Elles contribuent ensuite à la création de STAR (Street Transvestite Action Revolutionaries) avec Bubbles Rose Marie, Bambi L’Amour et Andorra Martin et, à la naissance un an après, de la première marche des fiertés, portée en 1970 par leur majestueuse présence de reines de la rue. Marsha P. Johnson est l’effigie de l’ouvrage Trap Door, Trans Cultural Production and the Politics of Visibility, publié en 2018 aux presses du MIT. Sur la couverture, elle apparaît sous les traits d’une actrice qui l’incarne dans la vidéo Happy Birthday Marsha réalisée par Reina Gossett et Sasha Wortzel.

L’œuvre est projetée au Brooklyn Museum un an plus tard lors de l’exposition commémorant Stonewall avec les travaux d’artistes né·e·s après 1969. Intitulée Nobody Promised You Tomorrow, Art 50 years after Stonewall, la manifestation, qui s’est terminée en décembre dernier, rappelle le processus de temporalité signalant la vie qui passe. Ce titre, « Personne ne t’a promis (de len)demain », souligne la gravité d’une existence suspendue à sa condition éphémère. L’art depuis Stonewall convoque de nombreuses mémoires, aussi parce que la période qui lie 1969 à aujourd’hui est marquée par l’apparition du VIH/SIDA, brutale pandémie qui dès le début des années 1980 détruit d’innombrables destins.

Comment raconter une histoire vivante ? Documentation visuelle, recherches de terrain, entretien avec des témoins, visite d’expositions, tout appelle à une remémoration d’événements en vue de traduire un récit souvent oblitéré. Archives textuelles et visuelles ponctuent ce qui surgit de la vie et ce qui survit.

Dans « La tâche du narrateur » écrit en 1923, Walter Benjamin résume merveilleusement bien cette articulation de la mémoire à la survie, le processus de traduction est celui qui se substituerait à la réminiscence. Il écrit : « De même que les manifestations de la vie, sans rien signifier pour le vivant, sont avec lui dans la plus intime corrélation, ainsi la traduction procède de l’original. Certes moins de sa vie que de sa “survie”. Car la traduction vient après l’original et, pour les œuvres importantes, qui ne trouvent jamais leur traducteur prédestiné au temps de leur naissance, elle caractérise le stade de leur survie. Or c’est dans leur simple réalité, sans aucune métaphore, qu’il faut concevoir pour les œuvres d’art les idées de vie et de survie. » Géniale intuition que de considérer les manifestations de la vie en corrélation avec le vivant tout en ne signifiant rien pour lui. Parfaite démonstration que d’émettre une pensée matérialiste de la réalité se mariant aux idées de vie et de survie de l’art.

À l’été 2019, au carrefour du métro Christopher Street à New York, exactement à l’emplacement qu’elle occupait en 1989 sur un monumental panneau publicitaire, une affiche de Felix González-Torres trône, lettres blanches se détachant sur un large fond noir. Untitled (1989) a été commanditée par le Public Art Fund de New York à l’occasion des vingt ans de Stonewall.

Avec ses portraits composés de résurgences du passé, Felix González-Torres proposait surtout de rester éveillé·e·s au monde, de rester vivant·e·s.

Deux ans auparavant, l’artiste, né à Cuba en 1957, commence à produire ce qu’il appelle des « portraits » qui consistent à associer avec leur nom et leur date les événements les plus importants vécus par une personne ou par une institution. Ces combinaisons biographiques sont présentées sous la forme d’un bandeau parcourant en frise le haut des murs d’une pièce ou courant sur le fond noir des affiches. Les étapes chronologiques d’une vie sont volontairement disjointes par la superposition d’événements personnels et politiques aux dates multiples. Pour Felix González-Torres, ces moments appartiennent indifféremment à l’espace intime et aux lieux urbains où le collectif social domine.

L’affiche de 1989, l’artiste la considère comme son propre portrait. Les premiers mots qui s’y détachent sont « People with AIDS coalition 1985 », les derniers « Stonewall Rebellion 1969 ». Ils racontent son histoire personnelle et son engagement politique. Felix González-Torres meurt du SIDA en 1996 mais il a toujours été attentif à ne pas faire correspondre son travail avec la mort. Ce qui le mouvait était la nécessité d’une vie vécue, et pourtant il savait que la spécificité de l’œuvre d’art était dans son pouvoir de transmettre un héritage au-delà du décès. Avec ses portraits composés de résurgences du passé, il proposait surtout de rester éveillé·e·s au monde, de rester vivant·e·s.

En 1991, Felix González-Torres perd Ross, son grand amour. Il réalise à la même date une installation Untitled (Portrait of Ross in L.A.) qui est composée d’un tapis de bonbons acidulés aux emballages colorés et scintillants, dont la masse correspond au poids de son amant (79,4 kilos). Lorsque l’installation est exposée, le public est invité à prendre un bonbon. En le gardant ou en le suçant, il maintient vivante la mémoire de Ross tout en agissant en solidarité avec le corps malade d’un homme. Le sucre coulant sur la langue fait de la vie un instant qu’on goûte à l’envi. À chaque exposition, à chaque gramme consommé de la surface aux mille reflets, de nouveaux bonbons sont ajoutés de façon à garder à jamais le poids initial, c’est l’une des conditions de l’œuvre imposée par l’artiste.

José Esteban Muñoz, dans son important ouvrage Disidentifications, Queers of Color and the Performance of Politics (1989), évoque la réception de ce travail : « l’artiste a souvent travaillé avec des images obliques qui étaient stratégiquement invisibles aux yeux d’un public hostile mais visibles à ceux des contre-publics ». Felix González-Torres questionnait dans son processus créatif le statut viral comme un vecteur artistique engagé dans la critique de l’institution. Joshua Chambers-Letson, universitaire travaillant aux États-Unis sur les problématiques queer, interprète l’œuvre de l’artiste en la définissant telle une « entité vivante, mutable et adaptable aux conditions au sein desquelles elle existe ».

L’un des exemples à convoquer serait son Go-Go Dancer (1991) où, dans les salles neutres de la galerie ou du musée, sur un piédestal blanc dont le contour est souligné par des ampoules à la manière des miroirs dans les loges de théâtre, vêtu d’un slip lamé et de baskets, torse nu et musclé, écouteurs sur les oreilles et walkman coincé à la taille de son mini boxer, un homme danse en direct sans que le public n’entende la musique qui le fait bouger. Seuls ses pas et ses semelles qui glissent ou frappent l’estrade émettent une sonorité. Ces mouvements sensuels et dansés sont vivants dans un espace qui ne l’est pas.

José Esteban Muñoz indique que cette performance semblait incongrue dans une galerie d’art contemporain dans le Downtown de Manhattan (celle d’Andrea Rosen), qu’elle ressemblait plus à celles qu’on pouvait voir dans les clubs érotiques de Times Square, et qu’elle lui faisait penser à la façon dont Andy Warhol lui-même organisait des événements pop et queer en y faisant intervenir de jeunes travailleurs du sexe, voire en les filmant, comme il avait pu le faire avec Joe Dalessandro dans les années 1960. Pour Muñoz toujours, à travers cette représentation sexy, Felix Gonzalez-Torres « dés-organise » et « dé-place » l’identité queer.

Le Go-Go Dancer de l’artiste semble plus se mouvoir sur une musique techno que sur une musique disco mais c’est bien cette dernière qui porte la décennie qui suit Stonewall et accompagne la lutte ouverte pour les droits LGBT. Ceux-ci sont marqués par des disparités sociales et raciales qui reproduisent celle du monde straight et comme le hurle Sylvia Rivera, lors de son discours à la Gay Pride de New York en 1973, en s’adressant à la foule, il est impératif de considérer et de respecter le rôle des trans dans l’activisme naissant. La voix éraillée par la colère et l’amertume, elle rappelle que les trans, agressées, incarcérées, violées, battues, ont initié le combat, qu’il faut penser à celles qui militent derrière les barreaux, corps meurtris et harcelés, mais avec un ton vivant, apportant caution et espoir à toute ambition de liberté. Après ce discours puissant, elle est chassée de la tribune et, désespérée, rentre chez elle dans l’intention de se suicider. C’est Marsha P. Johnson qui l’empêche d’attenter à ses jours.

Cette période des années 1970 est le lieu des errances affectives qui ne peuvent être dissociées de leur impact politique et collectif, le slogan féministe « le personnel est politique » résonne comme rarement aussi opérant. Les expositions monographiques récentes qui se terminent ces jours-ci, organisées par des institutions artistiques et muséales de référence le prouvent : le New York des deux décennies qui suivent Stonewall s’illustre par des destinées tragiques à l’esthétique poétique unique ; Peter Hujar au Jeu de Paume à Paris, David Wojnarowicz au Mudam à Luxembourg et Alvin Baltrop au Bronx Museum à New York invitent chacun à leur manière à contempler les vastes sensibilités, les sexualités émancipées et les horizons tourmentés.

Le refus de l’amnésie fait chanter pour la survie en convoquant des moyens de contrer les oppressions raciales, sexuelles et sociales, ancestrales et actuelles.

Toutes ces œuvres confirment que l’existence de ces personnes, artistes, activistes, parfois longtemps invisibilisées dans une société formatée, se fait par l’acceptation sans condition de leur statut d’êtres vivants. Le portrait de Marsha P. Johson par le photographe africain-américain Alvin Baltrop est à lui seul le résumé de cette réalité que Benjamin évoque en l’associant à la vie et à la survie. Sur la photographie en noir et blanc, le visage en gros plan exprime douceur, douleur et profondeur, le maquillage et les bijoux en strass complètent la luminosité des traits éthérés.

L’une des déclarations du Combahee River Collective, groupe créé par des lesbiennes radicales africaines-américaines et actif entre 1974 et 1980 affirme « We Cannot Live Without Our Lives ». Ce « nous ne pouvons pas vivre sans nos vies », énoncé dans le contexte de combats politiques et genrés pour la liberté, coïncide de façon surprenante avec la production d’une culture populaire qui croise les priorités des performances, faisant du corps un objet autant artistique que militant.

La musique disco précédemment évoquée glisse des clubs désargentés où dansent communautés de couleur et LGBT vers les podiums illuminés du 2001 : Odyssey cette discothèque de Brooklyn qui devient le décor du film Saturday Night Fever (1977) phénoménal succès porté par un John Travolta virevoltant. Le titre phare Stayin’ Alive des Bee Gees appelle à rester vivant·e, c’est-à-dire aussi à survivre. L’un des tubes disco chanté par Gloria Gaynor en 1978 ne s’intitule-t-il pas « I Will Survive » ? Comme l’un des célèbres albums de Bob Marley Survival en 1979 ? Il semblerait que beaucoup se joue dans cette histoire transgénérationnelle qui, pour la culture africaine-américaine et jamaïcaine, remonte à l’esclavage. Le refus de l’amnésie fait chanter pour la survie en convoquant, entre les interstices des paroles et des notes, des corps ondulants et des espérances, des moyens de contrer les oppressions raciales, sexuelles et sociales, ancestrales et actuelles.

Le cinéaste africain-américain Marlon Riggs, mort du SIDA en 1994 à l’âge de 37 ans, conciliait dans ses films ces histoires contrariées en les racontant par la danse, le voguing en particulier, et la poésie orale ou encore le snap, ce mime porté par le claquement des doigts. L’un des ouvrages d’art publiés à l’occasion du 50e anniversaire de Stonewall, s’intitule Seeing and Surviving, Art after Stonewall.

Cette volonté de voir et de vivre pour survivre est aussi celle qui surgit dans un beau passage proposé par Élisabeth Lebovici au début du deuxième chapitre de Ce que le sida m’a fait (2017). Elle y évoque l’œuvre de Felix González-Torres : « Je pense à Untitled (Perfect Lovers) de 1991, ses deux horloges homosexuelles. Elles sont présentées accolées et synchronisées jusqu’à ce que forcément, les aiguillent commencent à ne plus marquer la même heure. Ces horloges constituent l’expression la plus comprimée d’un temps mesuré autant qu’inexorable, du bonheur absolu d’un présent partagé et de la douleur absolue de son dérèglement, avec le deuil qu’elle induit. […] Dans la désynchronisation des montres, se marque en effet, tout autant que la perte, ce qui aurait pu être mais n’a jamais été. »

Tout se joue dans cet espace infime qui sépare le dernier souffle de la disparition et de l’éternité. Ces périodes, qui marquent l’émancipation des corps queer et leur bouleversement par la maladie, sont similaires à la résistance pendant les guerres, les déportations, les luttes anticoloniales, les mouvements pour les droits civiques, les migrations. La conscience d’être vivant·e s’y exprime par la volonté de garder active la mémoire de l’existence.

 

Ce texte, commandé par AOC, est publié en prélude à La Nuit des idées, manifestation dédiée le 30 janvier 2020 au partage international des idées, initiée et coordonnée par l’INSTITUT FRANÇAIS. Toute la programmation en France et dans le monde sur lanuitdesidees.com.

Elvan Zabunyan

Historienne de l'art contemporain, Professeure à l’Université Paris 1 Panthéon Sorbonne et critique d’art

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