Cinéma

La double-vie d’un film – sur Plogoff, des pierres contre des fusils de Nicole Le Garrec

Journaliste

Revoir aujourd’hui le documentaire de Nicole Le Garrec, c’est à la fois réaliser la distance qui nous sépare de ces années 1980, et leur indéfectible actualité : à Plogoff, sur la pointe du Raz, la population locale, opposée à l’installation d’une centrale nucléaire, confronte ses pierres aux fusils des CRS. Rappelant à bien des égards nos Gilets jaunes, le film permet de réfléchir, sur le temps long, la nécessité – et la vertu – des luttes d’un instant T.

Les images sont saisissantes : un tranquille village noyé sous les fumées, zébré de scènes de guérilla urbaine opposant des escouades en uniformes et en armes à des gens ordinaires, papis et mamies, jeunes, ouvriers, pêcheurs, paysans… Un check-point à Gaza ou Ramallah ? Belfast dans les années de guerre civile ? Un rond-point de la France de 2018 ? Non, Plogoff, vers la pointe du Raz, bout du bout de la Bretagne, en 1980, sous Giscard.

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Le conflit était d’une simplicité biblique : les habitants de la région refusaient qu’on y installe une centrale nucléaire. Ce type de conflits locaux était fréquent dans les années soixante-dix : on se souvient des affrontements à Creys-Malville, pour les même raisons atomiques (« nucléaire, non merci ! » était le slogan de l’époque), ou du long combat du Larzac contre l’implantation d’un camp militaire sur le plateau. Éternelle tension girondino-jacobine entre des intérêts locaux et des décisions d’intérêt national (notion toujours à débattre) prises par le pouvoir central et centralisateur.

Nicole Le Garrec avait planté ses caméras à Plogoff durant les six semaines du conflit, et la première chose que l’on remarque en découvrant son film quarante ans après, c’est son intelligence et sa modernité de réalisatrice de documentaire : pas de commentaire, pas de voix off en surplomb, pas de synopsis écrit à l’avance, mais une confiance totale dans les images prises sur le vif et en immersion, dans le montage, et dans l’attention du spectateur. De ce point de vue, Plogoff, des pierres contre des fusils s’inscrit dans la meilleure veine de l’histoire du cinéma documentaire, celle de Frederick Wiseman ou de Johan Van der Keuken.

L’autre impression générale qui marque le spectateur quarante ans après la réalisation de ce film, c’est son effet « vintage » (l’auteur de cet effet est l’écart temporel plutôt que Le Garrec). Comme toute image de son époque, Plogoff… est un document précieux sur les années soixante-dix, sur ses enjeux politiques, mais aussi sur ses vêtements, ses coiffures, son style de déco intérieure, ses designs de voitures, sa sociologie (quasiment pas de mixité ethnique, une France provinciale encore très blanche et sans doute catholique), ses biens de consommation (téléviseurs épais, pas d’ordinateurs ni de téléphones portables, évidemment), ses habitus langagiers, son parler familier populaire qui a également pris une patine rétro… Il y aurait là largement de quoi dresser un inventaire à la Roland Barthes.

Ce passé encore proche (quarante ans, c’est une seconde à l’échelle de l’Histoire) dialogue avec notre présent, nous permettant de mesurer très concrètement l’évolution considérable de notre pays en quelques décennies, y compris sur la question principale qui est l’objet de ce film, l’énergie nucléaire. A l’époque, les opposants à l’atome étaient ultra motivés, féroces, prêts à se battre. Aujourd’hui, le nucléaire suscite toujours des débats (surtout au vu de l’enlisement et du coût des centrales nouvelle génération) mais a été peu ou prou accepté ou du moins toléré par la population, au nom de l’indépendance énergétique du pays et de la maîtrise des factures pour les ménages, auxquelles s’ajoute désormais, réchauffement climatique oblige, l’argument d’une empreinte carbone très faible.

Les habitants de Plogoff, en 1980, étaient les Gilets jaunes de l’époque.

En observant ce film et les révoltés de Plogoff à quarante années de distance, on mesure à quel point ils avaient raison à l’époque, et tort par rapport à l’urgence climatique à venir dont ils n’avaient pas encore la mesure. La prise de recul et la conscience du temps long rendent toujours modeste par rapport aux luttes éruptives d’un instant T. Et néanmoins, ces combats de temps court ont leurs raisons, leurs justifications et leur nécessité.

Mais si la vision temporellement décalée de ce film nous offre un bon regard rétrospectif sur un chemin parcouru, il éclaire aussi remarquablement notre présent. Pour le dire très simplement, les habitants de Plogoff en 1980 étaient les Gilets jaunes de l’époque. En effet, ils n’étaient menés par aucun parti politique ou formation syndicale. Leur révolte était locale, spontanée, motivée par un enjeu très précis, très concret, et non par des considérations idéologiques, générales, théoriques, abstraites sur l’avenir du pays ou du monde. De même que les Gilets jaunes refusaient au départ l’augmentation du prix de l’essence, les gens de Plogoff refusaient qu’une centrale nucléaire vienne défigurer leur paysage et polluer leur environnement.

La sociologie des Gilets jaunes et des Plogoffistes est assez comparable : familles ordinaires, classes moyennes basses, prolétariat, hommes et femmes mélangés, éventail générationnel large avec forte proportion de séniors. Ainsi, parmi les images du film qui saisissent, celle d’un pépé de bistrot roué de coups par les CRS, ou celles de mères de famille totalement impliquées dans la lutte. En 1980 comme en 2018, la bataille oppose des pierres et des fusils, ou des pavés et des LBD. Et comme le mouvement des Gilets jaunes à ses débuts, la révolte de Plogoff était ontologiquement populaire et non le fait d’une avant-garde éclairée estudiantine, politique ou intellectuelle.

On pourrait aussi comparer les Plogoffistes aux zadistes puisqu’ils défendaient la préservation naturelle d’un territoire et de son écosystème, à ceci près qu’ils n’étaient pas du tout idéologisés : leur combat était animé par une forme de pragmatisme local plutôt que par une conscience écologiste et anticapitaliste nationale ou internationale. Vu sous cet angle « grassroots » comme on dit aux États-Unis, le film de Nicole Le Garrec nous parle aussi d’aujourd’hui, ce qui n’est pas sa moindre vertu.

Rappelons à ceux qui ne le sauraient pas ou l’auraient oublié que si le nucléaire s’est imposé en France, il n’y a pas de centrale à Plogoff, le président Mitterrand fraîchement élu ayant définitivement annulé le projet. Les Plogoffistes ont perdu la guerre mais gagné leur bataille : ça valait donc le coup de lutter. Et de faire ce film.

 

Nicole Le Garrec, Plogoff, des pierres et des fusils, 1980, 1h52, en salle le 12 février.


Serge Kaganski

Journaliste, Critique de cinéma

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