Un peu de silence – à propos de Harpo de Fabio Viscogliosi
On sait que la harpe tient dans les orchestres symphoniques une place un peu particulière, souvent presque muette le long d’une composition, indispensable pourtant lorsqu’elle intervient, ne serait-ce que quelques instants, pour quelques arpèges, comme par exemple dans les opéras de Wagner, Parsifal ou la « mer de flammes » qui clôt la Walkyrie… Il faut d’ailleurs au harpiste accorder son instrument avant tous les autres, sa délicatesse réclamant le plus parfait silence au cœur de la fosse : ce geste préparatoire dit quelque chose de la poésie spéciale de cet objet si particulier, à cordes et à pédales, dont la fragilité peut aussi être très douloureuse (on s’y blesse durement les doigts), comme le volume puissant.
Impossible de ne pas penser à cela, en tout cas, en lisant sur la couverture du nouveau livre de Fabio Viscogliosi le nom du plus insaisissable des Marx Brothers, l’exact envers du bavard Groucho, l’aérien mutique et malicieux Harpo. C’est un roman, non pas une biographie : comme un récit en forme de parenthèse, qui dérive à partir d’un épisode dont on aimerait qu’il soit réel, tant il semble juste – juste comme le serait une note, rare, dans une pièce musicale.
À la suite donc d’une tournée en solo en URSS, en 1933, aventure qui à elle seule fournirait la matière d’un roman (mais n’occupe que quelques pages au début du livre), Harpo fait halte en France : au lieu de s’embarquer au Havre pour retourner rejoindre ses frères aux États-Unis, comme le veut sa biographie officielle, il décide d’une escapade en voiture, achète à Paris une Citroën Torpédo et emprunte la Nationale 7 vers le sud… Sa route est d’abord joyeuse, et même vacancière, quand survient l’accident, au hasard d’une départementale, aux confins de l’Ardèche : Harpo est blessé, soigné, s’en sort… mais a perdu la mémoire. Et voici cet étrange Américain amnésique qui s’échappe dans la campagne française, non pas muet comme dans les films mais parlant un anglais mêlé de yiddish incompréhensible aux gens qu’il rencontre, redécouvrant en quelque sorte le monde sur la table rase de ses souvenirs effacés.
Est-ce une fable ? C’est en tout cas une merveille de récit affranchi des genres, et assurément des normes traditionnelles du roman biographique : une sorte de percée que s’autoriserait l’écrivain dans un espace en apesanteur, sans mémoire, à la redécouverte des mots, des gestes les plus simples.
La prose de Fabio Viscogliosi incarne au fil des pages cette redécouverte d’un temps sauvé du flux, des drames.
Une expérience de l’étrangeté qui a à voir avec le rêve d’un silence réparateur, dans l’insupportable brouhaha du monde (et parfois des livres, aujourd’hui). Choisir pour cela le personnage de Harpo, avec sa grâce maladroite, l’imaginaire de la musique incluse dans son nom d’artiste (son vrai prénom était Adolph… qu’il changea en 1911 pour celui d’Arthur), correspond très exactement à la personnalité de Fabio Viscogliosi, lui-même musicien et chanteur, dessinateur merveilleux, simplement poète, qui a fait du décalage un principe esthétique : il faut aller regarder de près ses images, pleines d’objets en déséquilibre, d’ânes qui fument ou de chiens cravatés, de plantes diverses, de nuages et de tasses de café, toutes choses qui pourraient très bien sortir des poches à trésor du grand manteau de Harpo, dans les films des Marx Brothers.
C’est que cette fausse biographie, par ailleurs parfaitement documentée – on y retrouve ainsi Groucho et Zeppo Marx à l’Algonquin de New York, la mention précise de leurs films, les circonstances du mariage de Harpo avec l’actrice Susan Fleming, etc. – renvoie aussi, presque inévitablement, et même si c’est de façon indirecte, à un événement tragique et crucial dans la vie d’homme et d’artiste de Fabio Viscogliosi : la mort de ses parents, dans l’incendie du tunnel du Mont Blanc en 1999, qu’il a évoquée dans un livre extraordinaire, Mont-Blanc (Stock, 2011).
Sans vouloir tout y rapporter, et psychologiser un récit qui échappe aux lourdeurs de l’interprétation, on pourrait dire que Harpo procède encore de cet épisode : la réalité funeste des faits, leur brutalité criante, absurde, trouve ici une forme de dépassement, d’échappée légère… Harpo, le muet musical, s’évade tel un ange bien terrestre (il boit, il mange, il lit) des murs de la mémoire. Son accident se retourne en chance, seuil brièvement ouvert à la poésie, écart soudain et libérateur qui passe par les villages et les livres, le silence et les éléments…
Il est remarquable que la prose de Fabio Viscogliosi, dans ce qu’elle a elle-même d’un peu fragile, de si peu péremptoire dans son présent perpétuel et gracile, incarne au fil des pages cette redécouverte d’un temps sauvé du flux, des drames (nous sommes, tout de même, en 1933). Rien n’est souligné, les personnages semblent sortir eux-mêmes de récits ou de films d’enfance, un érudit, un détective, dans le déroulement presque graphique d’une courte aventure, avant le retour obligé – peut-être – à la normale.
C’est une fable : sans doute, mais dont la morale ne serait pas explicite, ce qui en fait le prix comme en suspens. Et ce n’est pas un hasard, bien sûr, si Fabio Viscogliosi a choisi de mettre en exergue de son livre une citation du Lenz de Georg Büchner, manière d’inscrire sa propre rêverie dans un paysage qui est aussi littéraire, où l’on se cherche (et trouve) des frères, des alliés, des doubles, pour dire une certaine présence au monde. Lenz est de ceux-là :
« Vers le soir, il arriva au sommet, au champ de neige d’où l’on redescendait vers la plaine, à l’ouest.
Là-haut, il s’assit. »
Le livre se mue en manifeste, murmurant et magnifique, pour un peu de silence.
C’est aussi un moyen de rompre la solitude en se reconnaissant, comme nombre de personnages du livre, à travers les paroles des autres. Fabio Viscogliosi imagine par exemple que Groucho Marx, de plus en plus inquiet de ce qui a pu arriver à son frère en Europe, tombe chez un bouquiniste de Bleeker Street, à New York, sur un exemplaire « à la couverture jaune pâle » de « The Cynic’s Breviary : Maxims and Anecdotes from Nicolas de Chamfort. Il hésite à l’ouvrir, partagé entre la curiosité et la lassitude. “En France, on laisse en repos ceux qui mettent le feu, et on persécute ceux qui sonnent le tocsin”, écrit Chamfort. Groucho le range aussitôt dans son rayon. Au diable les ruminations du vieux misanthrope. Au diable, la France et ses tocsins. Au diable la littérature et ses formules en tire-bouchon. Il a besoin de réponses autrement plus solides. »
Au diable les mots inutiles, se dit-on, à la suite des ruminations imaginaires de Groucho, au sujet d’une maxime où ne peut manquer de brûler la violence d’un souvenir tragique, d’une culpabilité non éteinte… Et ce qui alors se confirme, c’est aussi la liberté possible d’une sorte de fuite hors des mots, désignée par le goût de plus en plus marqué du musicien Harpo pour les images, le dessin, la peinture… Fabio Viscogliosi se devine en miroir, à nouveau, dans cette ligne tracée vers le mutisme de la toile, dont son personnage et double à demi fictif aurait eu la révélation au moment de sa parenthèse française, en commençant par recopier, à partir d’une simple carte postale en noir et blanc, Les Chasseurs dans la neige de Bruegel.
Comment ne pas soupçonner alors quelque chose comme un « autoportrait en Harpo », sensible dans ce désir que dit le livre d’aller même jusqu’à l’abstraction, qui tentera le vieil acteur dans ses vieux jours californiens ? Les dernières pages du roman de Fabio Viscogliosi sont à cet égard d’une beauté assez poignante, qui dessinent une sorte de mouvement de la mémoire vers une sérénité suspendue, dans un espace où Charlie Brown croise l’histoire de la peinture et Bruegel les souvenirs d’enfance : quand Harpo s’endort, le livre se mue définitivement en manifeste, murmurant et magnifique, « pour un peu de silence ». En des temps littéraires souvent si absurdement tonitruants, un tel message n’est pas anodin, dont la délicatesse nous réconforte.
Fabio Viscogliosi, Harpo, Actes Sud, 2020