Littérature

La fiction à la trace – à propos de Aux confins du soleil de Bertrand Leclair

Journaliste

Aux confins du soleil, le nouveau livre de Bertrand Leclair, retrace le dernier périple de Jean-Baptiste Tavernier, explorateur protestant du XVIIe siècle et commerçant de diamants (par ailleurs fournisseur de Louis XIV), à travers le journal de son jeune secrétaire Melchior, redécouvert de nos jours par un écrivain qui connaît des fins de mois difficiles. À travers cet enchâssement des récits, l’écrivain nous livre, bien plus qu’un roman historique enrichi, une réflexion intense et originale sur la pratique de l’écriture comme acte de création littéraire.

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Le nouveau roman de Bertrand Leclair fait revivre la figure de Jean-Baptiste Tavernier, écrivain-voyageur du XVIIe siècle. Mais attention, ceci est un leurre.

Un narrateur, écrivain qui connaît des fins de mois difficiles, est contacté par son ami Édouard, spécialiste de livres anciens. Celui-ci vient d’acquérir une édition originale des Six voyages en Turquie, en Perse et aux Indes de Jean-Baptiste Tavernier, une curiosité du XVIIe siècle. Mais ce n’est pas tout. Dans le même lot d’ouvrages rares, Édouard a également mis la main sur ce qu’il n’est pas loin de considérer comme un trésor. Il s’agit d’une sorte de journal de bord, ou cahier d’apprentissage, tenu par un jeune garçon, Melchior Soubeyran.

Cet arrière-petit-neveu de Tavernier était devenu son secrétaire personnel, il l’a accompagné dans son dernier périple jusqu’à Moscou où le vieil homme s’est éteint à plus de quatre-vingts ans. Dans ce cahier manuscrit, Melchior note ce qu’il voit, ce qu’il entend, et peu à peu confie ses remarques face aux agissements de son maître, ses angoisses, ses interrogations philosophiques. Le narrateur plonge dans cet étonnant témoignage, et s’y noie.

Tout ceci est un résumé de ce que nous raconte Bertrand Leclair dans son dernier livre, Aux confins du soleil. Mais il n’est pas d’une grande utilité. Comme toujours chez l’auteur, il faut chercher ce qu’il y a derrière cette histoire, et se demander pourquoi il a choisi de nous la raconter.

Leclair, par le détour de l’histoire, s’engage dans le présent.

Voilà longtemps que Leclair, romancier, critique littéraire et essayiste, écrit. Il ne fait même à peu près que cela depuis des années. Et le moins que l’on puisse dire, c’est qu’il maîtrise l’art romanesque. Qu’il nous parle de la guerre d’Algérie (Une guerre sans fin, Maren Sell, 2008), de peinture (Le vertige danois de Paul Gauguin, Actes Sud, 2014), d’un vieux fait divers  (L’invraisemblable histoire de Georges Pessant, Flammarion, 2010), le lecteur est attrapé. Leclair est une phrase, un rythme, une machine. Il a d’ailleurs théorisé tout cela dans Débuter, comment c’est (entrer en littérature) (Pocket, 2019).

Certes, Jean-Baptiste Tavernier a réellement existé. Comme nous l’indique sa fiche Wikipédia, il est né à Paris en 1605 et mort à Moscou en 1689. Issu d’une famille de bourgeois protestants, c’est un grand voyageur qui fait fortune dans le commerce avec l’Orient et l’Inde – notamment celui des diamants, côtoie les puissants et en premier lieu Louis XIV. C’est pour partager son savoir de négociant qu’il rédige ses mémoires de voyage, ouvrages pensés comme des guides destinés à ses pairs. Le livre va donc nous conduire à sa suite, ou plutôt à la suite de son jeune secrétaire, dans cet Orient mystérieux que l’homme découvre. Cette trame va avant tout servir de base à Leclair pour construire un projet littéraire complexe et très singulier.

D’une part, contrairement à ce que l’on pourrait supposer, ce livre, même s’il nous plonge dans le XVIIe siècle, est loin d’être un simple récit historique. On note très vite que les évènements évoqués, les voyages de Tavernier bien sûr mais aussi la révocation de l’édit de Nantes et la persécution des protestants, le sont avant tout pour parler d’actualité. Les faits historiques trouvent des échos dans notre monde et le mettent ainsi en lumière.

Les migrants, la religion, le blasphème : Leclair, par le détour de l’histoire, s’engage dans le présent. Ainsi, quand le narrateur s’interroge sur la situation du jeune Melchior, qui a spontanément quitté Amsterdam pour Moscou : « Aujourd’hui, combien d’enfants syriens, soudanais, érythréens vivent la même chose, n’ayant pas eu d’autre choix pour fuir la guerre et la misère que d’accompagner un lointain parent qui se meurt aux portes de l’Europe ».

Mais ce qui intéresse cet auteur prolifique, primordialement, c’est la langue. On perçoit au fil des pages son allégresse à rédiger de nos jours un carnet de bord qui aurait été tenu par un homme du XVIIe siècle. Depuis ses débuts, Leclair teste, expérimente, et n’aime rien tant que de naviguer entre les genres romanesques, du polar à la biographie en passant par un étonnant texte érotique, La villa du jouir (Serge Safran, 2015). Ici il se fait caméléon, alternant avec gourmandise le français d’aujourd’hui, langue du narrateur écrivain parisien, et celle de Melchior Soubeyran.

Car Leclair met en scène un homme qui cherche. Constamment, il nous ramène au temps présent avec son narrateur qui ne cesse de se rendre sur Google pour trouver des informations. C’est cette quête de l’écrivain, déjà mise en scène dans des livres précédents, qui l’intéresse, et peut-être faut-il y voir l’illustration d’une quête existentielle. Il en fait le moteur même de son texte.

Ici, la recherche du narrateur se transforme en une mise en abyme vertigineuse, car le texte de Leclair est un savant montage de récits enchâssés. Le narrateur raconte le journal de Melchior qui raconte le livre de son maître. Melchior recopie des passages du livre de Tavernier dans son journal, qui sont à leur tour recopiés par le narrateur, et de fait par l’auteur. Un procédé qui crée un effet de miroir, ou de résonance, démultiplié à l’infini.

L’effet de miroir est également présent dans les personnalités mêmes de ces hommes qui, tous, écrivent. On cherche ici qui serait le double de l’auteur : le narrateur, écrivain désargenté et parisien ? Trop simple. Serait-ce plutôt Tavernier, le découvreur de diamants dont des pans entiers de la vie, et notamment ses relations avec le pouvoir, sont restés dans l’ombre ? Séduisant. Mais peut-être est-ce Melchior, cet homme en devenir qui se transforme par ou grâce à son écriture. Probablement que chacun des personnages constitue une réponse possible.

En outre Melchior, plongé dans les écrits de son maître, peut être également considéré comme le double du lecteur. Car pourquoi lit-on, sinon pour se transformer ? Et les relations entre les personnages eux-mêmes nous interpellent. Melchior, de secrétaire admiratif, commence peu à peu à gagner en indépendance et surtout à douter de son mentor, mettant en question sa loyauté.

Leclair, encore et toujours, nous parle uniquement de littérature et d’écriture.

Ici aussi, on peut avoir une interprétation toute littéraire de cette situation, mise en scène des sentiments que tout écrivain conçoit face à ses maîtres en littérature qu’il admire et qui l’obsèdent, mais dont il doit s’émanciper s’il veut exister de sa propre voix. Mais tout cela se complique, comme toujours chez Leclair, ou plus exactement s’intensifie, par une remise en question de la notion même d’auteur. De Tavernier à Melchior, qui écrit et qui copie ?

Ainsi, comme dans ses textes précédents, un écho permanent hante les phrases de Leclair. Et l’essentiel pourrait bien être là : Leclair, encore et toujours, nous parle uniquement de littérature et d’écriture. Et même de l’acte d’écrire dans sa dimension physique. On voit le narrateur scruter littéralement les écrits de Melchior, notant « quand la graphie s’ensauvage, au dernier tiers, alors que Melchior s’enfonce dans son cahier à la façon d’un animal effrayé dans une terre meuble, sans plus aucun respect des marges ni aucun scrupule à laisser les mots verser dangereusement. J’en suis venu à me demander s’il n’était pas gaucher, tant il donne l’impression de pousser les lettres plus qu’il ne les tire vers la droite, et les pousser dans un désordre qui ne fait que s’accentuer au long des dernières pages émaillées de taches et de traînées d’encre qui ne facilitent pas la lecture – gaucher moi-même, je sais ce qu’il en coûte en termes de maudits pâtés lorsqu’on écrit à la plume ».

Surtout, que le sujet apparent de son livre soit la paternité ou la guerre d’Algérie, que la forme apparente soit le récit historique ou le polar comme dans Perdre la tête (Mercure de France, 2017), l’auteur semble obsédé par les questions de relation entre fiction et de réalité. Même son texte autobiographique, Malentendus (Actes Sud, 2013) où il parlait de la surdité de sa fille, se doublait d’un texte de fiction.

Ici, dans une scène finale totalement inattendue et très judicieuse, que nous ne raconterons évidemment pas, la notion même de réalité est questionnée. Chez Leclair, la réalité n’existe pas par elle-même, tout est dans l’interprétation que l’on en fait. Le narrateur s’interroge tout le temps sur la signification à donner à tel ou tel passage du cahier de Melchior. Il observe les ratures, se demande ce qui a précédé à l’écriture de tel chapitre ou tel autre.

C’est cela sa quête. Non pas une quête historique, mais littéraire. En fait, chaque texte de Leclair est une réflexion, mais mise en roman dirait-on, sur ce qui fait et sur ce qu’est l’écriture romanesque. Leclair brouille les pistes pour nous montrer, par l’exemple, l’infinie étendue des possibilités du genre. Exactement comme ce jeune Melchior Soubeyran, embarqué malgré lui dans un grand voyage, et qui transforme un carnet de bord en journal intime. C’est cela qui préoccupe Leclair dans chacun de ses livres : où, comment et pourquoi commence l’acte de création littéraire ?

Bertrand Leclair, Aux confins du soleil, Mercure de France, 2020, 200 pages


Sylvie Tanette

Journaliste, Critique littéraire